Point de vue
H | éroïquement seul(e) en scène. Sans frontières, et donc partout chez soi. Sauvant les enfants et les peuples. Faisant fi des mesquineries légales - vernaculaires ou onusiennes - parce que dépositaires de l'universel et oeuvrant au salut de l'humanité. Ce rêve d'adolescent, vieux comme Narcisse, nos sociétés sénescentes s'en étaient fait un idéal. C'est le songe immémorial du chevalier blanc. La geste humanitaire - la face dorée de la médaille - lui a redonné ardeur et fierté. Elle a pour envers l'intervention militaire, Afghanistan, Irak, Afrique ou ailleurs. Ce que Zoé commence - mal, en l'occurrence -, Zorro bientôt le termine, encore plus mal. C'est ce qui arrive au Bien toutes les fois qu'il se regarde un peu trop dans la glace. Excellent remède à la mélancolie, le narcissisme ne caractérise pas qu'un stade normalement immature de l'évolution psychique. Nous avons élevé ce travers souvent pittoresque, qui mue nos politiques en rock stars, à la hauteur d'un évangile plus confusionnel qu'oecuménique. Cette inclination à faire le bonheur des enfants sans se préoccuper de leur état civil et celui des hommes sans se soucier de leur histoire, cette cécité anthropologique rappellent ce qu'Hubert Védrine nomme "occidentalisme". L'islam aussi a son égoïsme planétarisé, l'islamisme. La conviction de détenir la solution de l'énigme enfin trouvée, qui avec la démocratie, qui avec la charia, provoque des démangeaisons d'impérieuse charité. Si l'estime de soi est une condition du bonheur et de l'action juste, sa caricature, la surestimation outrancière de ses propres valeurs et sentiments débouchant sur l'illusion de toute-puissance, est grosse de déconvenues. De morts inutiles et de crises évitables. L'Arche de Zoé. Calembour ? Non, lapsus de néophyte, au sens propre. Pourquoi se scandaliser devant des nouveaux convertis qui ont mis leurs actes en accord avec nos arrière-pensées ? Le vaisseau qui permet à Noé d'échapper à la punition divine, en recueillant pêle-mêle les enfants du bon Dieu, c'est aussi l'arche sainte où reposent les Tables de la Loi. Save Darfour... N'y a-t-il pas du sauveur dans le sauveteur, du rédempteur dans le secouriste ? L'action humanitaire ne serait pas devenue le point d'honneur et de mire de nos sociétés pourtant peu portées sur l'épopée si elle n'avait ranimé un vieux fond évangélisateur. Pour le meilleur : une charité sans rivages. Et pour le pire : l'insouciance de ce qui fait que l'autre est un autre, et non pas le faire-valoir de notre suréminence. "L'investissement libidinal de soi,note le psy à propos du narcissisme secondaire, se solde par un appauvrissement de l'investissement d'objet." En clair : le secouru, on le préfère silencieux, et muet de reconnaissance. Un enfant, grand ou petit. Un être quelconque, sans religion, sans langue, sans nationalité. Sans enveloppe ni milieu. Pathétiquement interchangeable. Il y a parfois de la morgue dans la compassion. Disons de la suffisance, séquelle de ce qui fut jadis la maladie du christianisme. Le Dieu unique n'a jamais accepté de bon gré qu'il y en ait d'autres. La vérité est une et l'erreur multiple, c'est bien connu. Il n'est pas étonnant que les sans-coeur professent le pluralisme. On peut vanter à la tribune l'exception culturelle et simultanément marquer un mépris à peine poli pour la justice, les coutumes et l'opinion publique des Tchadiens. Nous ressentons comme une anomalie le fait que nos ministres et présidents ne puissent aller et venir à leur convenance dans des pays d'où nos reporters peuvent par ailleurs nous rapporter à domicile des images bouleversantes. C'est qu'il n'y a pas de frontières pour le petit écran ni sur le Net. Le virtuel ignore l'histoire et la géographie. Les retrouver dans le monde réel choque nos bons sentiments et nos meilleurs esprits. Problème technique. Hermès a fait à Narcisse un cadeau piégé : la sensation d'ubiquité et le droit à l'immédiateté. De quoi alimenter le principe de plaisir du téléspectateur compassionnel. On s'imagine pouvoir agir comme on sent, en un instant, et mettre fin au malheur sans médiations ni détours. Le Narcisse d'antan avait le bon goût de rester chez soi, en tête à tête avec son écran-miroir. Celui d'aujourd'hui croit pouvoir, avec ses prothèses et ses antennes, se faire prosélyte et interventionniste. Nos missionnaires en soutane, au Vietnam, en Afrique, aux derniers siècles, étaient souvent de bons anthropologues : lexicographes, géographes, traducteurs, ethnographes. C'étaient des savants. Nos coloniaux du XIXe avaient parfois et de leur côté une vraie connaissance du terrain. L'altruiste impérial du moment, ou l'expansionniste autocentré, ne prend pas ces gants, et le néo-bon n'a rien à envier, sur ce chapitre, au néo-con, humanitaire botté et casqué mais peu doué pour les langues étrangères. A l'heure où la France célèbre ses retrouvailles avec l'apôtre américain du nouvel évangile monolingue, qui ignore le dissemblable et peut s'imaginer seul au monde parce qu'il a les moyens matériels de son illusion, il n'est pas inutile de redonner à l'exportateur transatlantique du Bien son véritable profil. Le néo-con est tout le contraire d'un cynique : un idéaliste, et même un platonicien. Il va de l'idée au fait. Il juge l'existant, lamentable, à l'aune de la cité idéale, ouverte et concurrentielle, où les consciences, les Eglises et les capitaux ont toute liberté d'agir et d'interagir. Ne supportant pas la distance entre ce qui devrait être et ce qui est, ce généreux comminatoire, mi-prophète, mi-urgentiste, entend la combler au plus vite et rendre le monde réel conforme à l'idée. Epris de solutions miracle et d'avis tranchés, ne s'embarrassant pas plus de cartes ni de chronologie que de lentes approches, le néo-con est brouillé avec l'histoire et la géographie, ces écoles de relativisme et d'indifférence. C'est un idéologue né pour l'éditorial, le sermon, l'indignation et la mise en demeure. Le néo-con est un internationaliste, qui veut refaire la carte du monde. Son idée pure, la démocratie, l'équivalent libéral de ce qu'était jadis la révolution, est globale ou n'est pas. Et les dérisoires réalités nationales, micro-archaïsmes suspects, ne sont pas à la hauteur de ses vues panoramiques. Il fait dans le grandiose et le continental : "le grand Moyen-Orient" ou le nouvel ordre international. C'est très souvent, à ce titre, un ancien trotskiste (ou, à défaut, en France, un maoïste), auquel répugnent depuis toujours les chauvinismes petits-bourgeois. Le néo-con est un gauchiste venu à maturité, à qui l'inversion du vent d'est en vent d'ouest a fait cette faveur enviable : pouvoir retourner sa veste sans avoir à en changer. Mêmes insultes et même tranchant. Le néo-con est un dualiste de la première heure, comme l'étaient les théologiens avant l'invention du purgatoire, compromis bâclé et pas très glorieux avec le péché ambiant. Il faut choisir son camp et il n'y a pas à ses yeux de troisième terme entre le Bien et le Mal. On est avec la démocratie ou avec la tyrannie. Avec les droits de l'homme ou avec l'islamo-fascisme. Ce qui peut se qualifier de tiers monde, Etat ou parti signale à ses yeux soit la coupable indulgence soit l'idiot utile. Les velléités d'indépendance européenne et la désespérante pluralité des mondes forcent nos sentinelles ultra à un tour de guet sans repos - chacun à son créneau médiatique - pour repérer de loin la hyène dactylographe. A rayer pour l'heure du carnet d'adresses, et un jour de la carte. Telle la barque de l'amour sur la vie quotidienne, le vaisseau amiral d'Occident s'est brisé par mégarde sur les récifs du Tigre et de l'Euphrate. Il arrive en effet que le réel résiste au conte de fées. Puisque nous recueillons sur nos côtes les naufragés de cette nostalgie pour de nouvelles aventures conjointes, en Perse ou ailleurs, le principe de précaution exige qu'on puisse le reconnaître de loin : un Juste peu judicieux, qui préfère la morale au droit international, l'émotion aux atlas, le 20 heures aux livres d'histoire, et l'image de soi à la réalité des autres. Régis Debray est écrivain et philosophe. |
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