Je ne sais pourquoi ce grand tableau d’une cafetière émaillée, beaucoup de roses sur fond bleu et pourvu de deux ailes d’ange m’avait fortement intrigué.
Martha avait ri :
Je l’ai toujours vu accroché là, plus qu’accroché d’ailleurs, puisque le cadre est vissé au mur.
Je te le laisse bien volontiers, il te donnera à réfléchir !
C’était vrai.
Il devait éveiller en moi le désir de savoir pourquoi Melchior avait ainsi peint un objet domestique affublé de deux ails, dominant de sa masse un violon, une guitare et une partition posée sur le sol.
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Martha me proposa un co-voiturage pour rejoindre l’école où nous enseignions tous deux.
Nos classes étant voisines, la chose paraissait parfaitement raisonnable.
Ce que nous fîmes.
Au bout de trois mois, nous étions devenus les meilleurs amis du monde.
Chacun ayant essuyé quelques déceptions aux cours des années passées, nous étions deux quadras sans grandes illusions.
Mais cela, c’est ce que nous laissions paraître. Je crois qu’au fond, nous désirions, sans oser nous l’avouer, tenter une expérience commune un peu plus intime qu’un simple voisinage amical.
Je voulais résister au sentiment qui commençait à me tarauder le cœur et au désir à me troubler l’esprit.
Je comprenais malgré tout, que de son côté, Martha résistât à la même tentation.
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Un jour, seul, inspectant de plus près le fameux tableau à la cafetière, je me rendis compte qu’en fait la toile était recouverte d’un papier calque soigneusement marouflé, ce qui donnait au fond, aux ailes et aux objets, un flou qui passait pour artistique mais qui pour se partie principale masquait grâce à la fameuse cafetière, un mystérieux personnage.
L’envie de retirer cette couche qui dissimulait la toile commença à e poursuivre.
De jour en jour, quand mes soirées s’étiraient solitaires, en l’absence de Martha, la question lancinante.
Qu’y avait-il derrière la cafetière bleue ?
Enfin, un jour, n’y tenant plus je me suis mis au travail.
Il ne s’agissait, pour ainsi dire, que d’ôter du papier peint d’une cloison et ça, je savais le faire, aussi bien que d’en coller.
Avec délicatesse, étalant une serviette éponge bien humide sur la surface de la toile, je m’appliquais à décoller cet épais repeint qui la recouvrait.
L’affaire n’était pas simple et je dus me décider à décrocher le tableau pour travailler à l’horizontale.
Il était bien fixé.
Vis après vis, je finis par le retirer du mur.
A ma demi-surprise, je découvris qu’il dissimulait un placard mural dont les deux étagères supportaient quatre cahiers d’écoliers.
Sur la couverture de chacun était écrit : « Pour Martha »
À côté trônait la fameuse et énigmatique cafetière et une boîte à biscuits LU où étaient tassées vingt enveloppes fermées, toutes portant une adresse en Allemagne.
Au bas du placard gisait une quantité de tubes de couleurs et de brosses, de pinceaux et de fusains.
Tout était si bien rangé, qu’il y avait dans cet étalage comme une décision d’un renoncement.
Et j’ai la conviction que cet étrange trésor était le dernier acte de la vie d’un homme qui avait épuisé toutes ses possibilités d’envisager un avenir.
Les contenaient le journal de Melchior. Était-ce de ma part indiscrétion ou désir intuitif de la protéger, que de souhaiter lire ce journal avant de le transmettre à Martha ?
Je restais cependant intrigué, par cette cafetière. J’ai mis toute ma dextérité et ma patience à retirer le calque humide sans pour autant en abîmer la peinture.
Et lentement m’est apparu dans toute sa nudité un jeune ado à la beauté un peu trop classique des académies d’hommes de Beaux-Arts.
Il était coiffé d’une casquette à visière de l’armée allemande et sa jambe gauche repliée reposait sur un drapeau nazi.
Après avoir contemplé cette œuvre étrange, je décidai de la recouvrir à nouveau de son cache avant de dévoiler à Martha, le contenu de ma trouvaille.
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Ceci est mon journal…
« Io servico come un povero diavolo e non come un uomo di lettere. »
C’est ainsi que commençait le journal de Melchior Seguin et je n’éprouvais aucune gêne à en déchiffrer la fine écriture et à en pénétrer les secrets.
J’avais acquis la maison et j’étais dans l’esprit l’héritier de Melchior.
J’étais celui par qui ses murs allaient revivre.
J’étais le Bernard-l'hermite des lieux et je voulais de toute mon âme, emplir cette coquille abandonnée.
Non, pas vraiment abandonnée, laissée selon une volonté bien déterminée, telle qu’un autre puisse s’y introduire et s’y fondre.
Ce journal sans date, sans véritable chronologie, ce long assemblage de mots jetés en vrac sur les pages poreuses d’un ancien cahier d’écolier était-il la première étape d’un jeu de piste ?
Le vieux Melchior avait-il eu la prémonition d’un héritier ?
Mais d’un héritier étranger à toute cette histoire sans liens affectifs avec sa vie, certainement.
Tournant les pages avec méfiance, je sentais naître en moi une réelle complicité.
Je devinais dans cette confidence silencieuse, une connivence telle que bientôt, Melchior prit visage et forme pour moi.
« Io servico come un povero diavolo...»
Dans cette citation de Montale, je devinais une fausse modestie au fur et à mesure de ma lecture.
Je découvrais l’aveu d’un désir avorté : « Non come un uomo di lettere. »
Melchior avait certainement nourri le désir de réussir dans une voie que les circonstances, la vie, ne lui avaient pas laissé prendre.