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Mal lui en pris, les maîtres de Bordeaux et du Languedoc poussèrent de cris d’orfraie, jetèrent sur lui l’opprobre, comment pouvait-il écrire de telle horreurs qui saperaient notre beau modèle vigneron que le monde entier nous enviait ?
À Bordeaux on le prit de haut, dans le South of France les vieux clivages politico-syndicaux laissèrent un temps la place au débat.
Tout ça est loin, 20 ans déjà, mais comme le cite la journaliste du Monde, Bordeaux vit le choc qu’a subit le Languedoc dans les années 80, « La surproduction en fait paniquer beaucoup : sur les 9 millions d’hectolitres produits chaque année, 1 million ne trouve plus de clients
Pour certains, le sujet n’est pas qu’il y a trop de vin mais qu’il n’y a pas assez de marques attractives dans la région. »
Quelques extraits de l’hurluberlu…
Sous les grandes ombrelles que sont nos appellations d’origine contrôlée, surtout sous celles qui jouissent de la plus grande notoriété, s’abritent des vins moyens voire indignes de l’appellation.
Succès aidant ou pression d’une demande momentanée une grande part de nos vins de pays, petits nouveaux dans la cour, se sont laissés aller, comme certains de leurs grands frères A.O.C, à confondre rendement administré, moyenne arithmétique, et qualité du produit. On optimisait la déclaration de récolte.
Nous étions sur notre petit nuage, grisés, insoucieux telle la cigale de la fable, alors qu’il eût fallu capitaliser les dividendes de cette embellie en investissements commerciaux, en un pilotage fin de chacun de nos vignobles quel que soit son statut juridique, sa notoriété, - par les metteurs en marché. Nous en sommes restés, pour la part volumique de certaines appellations génériques et de beaucoup de nos vins de pays, à une conduite approximative du vignoble ; le viticulteur, la cave coopérative produisent du vin et attendent le courtier pour que les assembleurs que sont nos négociants généralistes, nos embouteilleurs-distributeurs, nos embouteilleurs pourvoyeurs des premiers prix pour la grande distribution et les hard discounteurs, l’écoulent.
On ne peut espérer être fort sur les marchés extérieurs avec ces vins d’entrée de gamme si on les traite ainsi sur son marché domestique.
Sous le prétexte, justifié, que les Français étaient peu sensibles aux marques dans le domaine des vins d’A.O.C, sans doute « traumatisés » qu’ils étaient par le souvenir des grandes marques de vin de table qui, en leur temps - bien avant les produits laitiers et les autres boissons- furent des précurseurs et des modèles de marketing adaptés à leurs consommateurs, beaucoup d’entreprises françaises ont répugné à marqueter leurs vins.
Aujourd’hui tout le monde salue le génie de Philippe de Rothschild pour son Mouton Cadet mais il fut un temps pas si lointain où sur la place de Bordeaux certains se gaussaient de cette initiative : comment un grand cru classé pouvait-il se laisser aller à jouer dans la cour des Bordeaux génériques. Ayant moi-même travaillé dans la seule société française détentrice d’un vrai portefeuille de marques (Vieux Papes, la Villageoise, le Carré de Vigne) : la SVF j’ai pu mesurer le fossé qui sépare la France vigneronne de l’univers des produits de marques.
Les grands ensembles viticoles méconnus
Dans notre imaginaire collectif, celui des non spécialistes, du consommateur ordinaire qui pousse son caddie dans les rayons des grandes surfaces, l’évolution de notre vignoble depuis 25 ans pourrait se résumer à la décrue inexorable des vignes à gros rouge du Midi à haut rendement et à la montée tranquille de vignobles d’appellation d’origine contrôlée maîtrisant leurs rendements au nom de la qualité.
La France viticole serait devenue l’eldorado du vigneron cultivant sa vigne comme un bon artisan, élaborant son vin comme un artiste pour le vendre dans sa bouteille au nom de son domaine, de son clos, et même de son château. Argument de vente fort puisque le réseau Leclerc proclame sur sa marque de distributeur « nos vignerons ont du talent ». Cette vision est confortée par les cavistes, les guides, les revues spécialisées et les numéros spéciaux des grands news magazines : le Point en particulier. Elle correspond bien sûr à une réalité, celle des multiples joyaux nichés dans de plus vastes vignobles.
La batterie de chiffres que j’ai jeté en vrac dans le point précédent montrent que le ventre de notre production est bien dodu, qu’il ne répugne pas à la productivité : les hauts rendements ne sont pas là où l’on s’attendrait à ce qu’ils soient. En le soulignant je ne porte aucun jugement de valeur. Mon objectif est simplement de mettre en exergue ces grands ensembles vinicoles, ceux qui dégagent des volumes, ceux qui devraient permettre à nos metteurs en marché de trouver la ressource vin longue pour alimenter l’assemblage de produits de marque.
Le vignoble bordelais contraint à l’arrachage
La situation est inédite : trop de vin produit, des consommateurs qui boudent, des domaines invendables, une réputation d’élitisme… Excepté quelques noms de prestige qui ne connaissent pas la crise, le vignoble le plus célèbre au monde doit se réinventer.
Par Claire Mayer(Bordeaux, correspondante)
Frédéric Arino observe avec fatalité ses 19 hectares de vignes plantées sur deux communes proches, Pujols et Doulezon (Gironde), situées à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Bordeaux. Produisant dans l’appellation entre-deux-mers, il vend ses raisins à une coopérative. A 64 ans, fier du travail accompli, il aspire à la retraite, mais pour toucher les 600 euros mensuels de la sécurité sociale agricole, il doit trouver un repreneur. C’est obligatoire pour tout propriétaire de plus de 3,4 hectares. Or il n’y arrive pas. Il a bien reçu des acheteurs potentiels. « Mais ils ne pouvaient pas m’offrir le prix que je demande. »
Pourtant, Frédéric Arino n’espère même pas rentrer dans son argent. Les vignes, qu’il a commencé à acheter en 1998, lui ont coûté l’équivalent de 27 000 à 30 000 euros l’hectare. Aujourd’hui, le viticulteur ne peut guère en attendre plus de 12 000 euros. Et les parcelles les moins demandées de toute sa région atteignent péniblement les 6 000 euros l’hectare.
« La croix et la bannière »
Dans le Bordelais, sa situation est loin d’être isolée. Le recensement agricole réalisé en 2020 par la chambre d’agriculture montre que les propriétaires sont toujours plus nombreux à ne pas trouver de repreneurs. Et ce sera pire dans les années qui viennent. Plus de la moitié des viticulteurs du Bordelais ont dépassé les 55 ans et un gros tiers les 60 ans, révèle Geoffrey Desmartin, ancien conseiller à la chambre d’agriculture de la Gironde. Et puis le vignoble est touché par une surproduction qui en fait paniquer beaucoup : sur les 9 millions d’hectolitres produits chaque année, 1 million ne trouve plus de clients…
Le phénomène ne touche pas tout le monde. Quelque 300 propriétés et châteaux de grande ou très grande notoriété se portent bien, voire mieux que ça, car ils sont situés dans des terroirs et appellations prestigieux. « Mais ces bouteilles chères représentent moins de 3 % de ce que Bordeaux produit », note Allan Sichel, président du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB). Dans l’ombre de ces châteaux de renom, on compte environ 5 000 viticulteurs bordelais, dont une bonne partie apporte ses raisins à une coopérative, ou produit des bouteilles de bordeaux ou de bordeaux supérieur vendues autour de 4 euros dans les hyper et supermarchés. Ceux que l’on retrouve souvent dans l’entre-deux-mers, les côtes-de-bordeaux ou les graves liquoreux ont du mal à vendre.
La surproduction en fait paniquer beaucoup : sur les 9 millions d’hectolitres produits chaque année, 1 million ne trouve plus de clients
« La plupart ne font que du vin, secteur en difficulté, et ils ne peuvent compter sur l’élevage ou le maraîchage pour se retourner », explique Geoffrey Desmartin. Pendant des années, la tendance voulait que les domaines s’étendent pour subsister, ils ont donc acheté des hectares ici et là (une exploitation sur quatre a été absorbée en quelques décennies), jusqu’à devenir les grosses propriétés qu’un grand nombre de viticulteurs ont aujourd’hui un mal fou à vendre, selon l’expert, d’autant que leurs enfants auraient d’autres désirs que de poursuivre une activité peu rentable, où les investisseurs ne se bousculent pas pour aider les courageux.
Frédéric Arino parle vite et ne tient pas en place. Lui s’en sort grâce à un parcours atypique, cumulant deux métiers : ce fils de viticulteurs a travaillé pendant vingt-cinq ans dans la fonction publique, notamment à La Poste. Il peut compter sur 770 euros de retraite de fonctionnaire. Mais, pour son activité de vigneron, il sait que « toucher sa retraite, c’est la croix et la bannière ».
Un vignoble fragilisé
Allan Sichel fait le lien entre la surproduction dans le Bordelais et la baisse continue de la consommation de vin en France depuis cinquante ans : « Elle est grosso modo tombée de 100 litres à 40 litres par an et par personne, tous vins confondus. » Et le mouvement continue, les Français préférant la qualité à la quantité. De plus, le marché des vins sous les 10 euros est devenu ultra-compétitif et tendu. Dans cette bataille, le Bordelais est pénalisé car il est presque intégralement labellisé AOC, et donc soumis à des normes contraignantes que le Languedoc-Roussillon, son grand rival sur ce secteur, connaît moins. C’est ainsi qu’on ne parle pas de surproduction dans le Languedoc, 246 000 hectares et 16 millions d’hectolitres par an, et beaucoup dans le Bordelais, avec 120 000 hectares et 9 millions d’hectolitres… La pandémie et le retrait du marché chinois ont un peu plus fragilisé le bordeaux courant.
Ce vignoble pourrait donc vite connaître un tournant historique, d’autant que des milliers de propriétés n’ont les moyens de stocker les invendus que pendant « deux ans et demi, pas plus », précise Allan Sichel. Pour lui, et d’autres, une seule solution : le Bordelais doit rétrécir. « Produire moins de vin. » Et pas qu’un peu. « Aujourd’hui, le potentiel de production de Bordeaux est au-delà des volumes commercialisés, avec un écart de l’ordre de 20 % », pense le président du CIVB. Le chiffre avancé est faramineux.
Sur le terrain, dans la cave coopérative Les Veyriers, à Sainte-Radegonde, où Frédéric Arino dépose son raisin, le constat est le même. Arnaud Bernard, responsable du chai de cette cave, affirme qu’en deux ou trois ans à peine, il a dû récupérer 80 hectares de raisins que des vignerons n’arrivaient plus à vinifier et à vendre sous leur propre marque. « Ça montre que ça va très mal », dit-il.
Un autre signe du marasme est le nombre croissant de vignes à l’abandon. Frédéric Arino en montre des centaines d’hectares autour de sa propriété. « Ici, elles appartiennent à des Chinois qui ne les travaillent plus. » Ce n’est jamais bon, explique-t-il, car cela favorise les maladies sur la plante, au risque même de contaminer ses propres vignes. L’actuel vice-président du CIVB, le vigneron Bernard Farges, confirme : nombre de vignes du Bordelais sont abandonnées, « ce qui pose un gros problème sanitaire ».
Le risque de maladies est la raison pour laquelle la France interdit d’abandonner une terre viticole et impose une règle : arracher les ceps non exploités. Puisque Frédéric Arino ne trouve pas de repreneur, la sécurité sociale agricole l’incite elle aussi à arracher. Il s’y refuse. « Si je l’avais fait, mon terrain ne vaudrait plus rien », fulmine le vigneron.
« Trouver le bon système »
Arracher n’est pourtant plus tabou. Ce sera même fortement d’actualité dans les années qui viennent. « Des surfaces vont disparaître dans le Bordelais », affirme Bernard Farges. Combien ? « Arracher 20 000 hectares absorberait l’écart avec les ventes, mais cela ne pourra se faire que sur plusieurs années », répond Allan Sichel.
L’arrachage est pour l’instant freiné par deux questions épineuses. D’abord celle de la contrepartie ou prime qu’attendent les vignerons concernés : « Financer l’arrachage par des fonds publics était possible avant 2008 mais l’Europe nous l’interdit depuis », rappelle Bernard Farges, qui précise que plusieurs pistes de solutions sont à l’étude, comme la reconversion dans une autre activité agricole ou le boisement. « Il n’y a pas de solution miracle, mais la complémentarité de plusieurs options », ajoute Allan Sichel.
Pour certains, le sujet n’est pas qu’il y a trop de vin mais qu’il n’y a pas assez de marques attractives dans la région
Et, surtout, comme le rappelle ce dernier, il ne faut pas arracher des vignes n’importe où. « Nous devons éviter qu’un super-terroir que cultive une personne qui souhaite arracher soit perdu à jamais. » Le président du CIVB cite la région de Cognac, où un grand nombre d’hectares ont été arrachés contre une prime dans les années 1990, alors qu’aujourd’hui, pour répondre à la demande mondiale, les exploitants demandent que 2 000 à 3 000 hectares soient replantés chaque année. « Notre souci est de trouver le bon système qui nous permettra de bien identifier et de valoriser les territoires qui méritent d’être conservés et ceux qui peuvent être abandonnés », explique Allan Sichel.
Mais voilà que d’autres voix bordelaises, et non des moindres, s’indignent de voir le débat réduit à la surproduction et à l’arrachage. Pour elles, le sujet n’est pas qu’il y a trop de vin mais qu’il n’y a pas assez de marques attractives dans la région. Et de poser des questions qui fâchent. Pourquoi les consommateurs boivent moins de bordeaux, surtout à prix bas ? Pourquoi la région est-elle quasiment absente des cartes des vins de la riche bistronomie urbaine ? Pourquoi la région a-t-elle du mal à se défaire d’une mauvaise réputation – on a un temps parlé de « bordeaux bashing » ?
Une image d’« opulence »
Jacques Lurton, dont la voix compte dans la région, s’interroge également. Outre qu’il appartient à une grande famille du vin et qu’il préside les Vignobles André Lurton (son père), il est depuis peu à la tête du syndicat de l’appellation pessac-léognan. Et il préfère renverser l’équation : faire en sorte que le consommateur s’intéresse à nouveau au Bordelais pour ne plus parler de surproduction. Sa réponse est sans appel : « Les acteurs du vin bordelais sont en grande partie responsables du marasme de la viticulture bordelaise. » Jacques Lurton épingle notamment les agents du négoce, qui fixent les prix et auraient construit pour la région une image d’« opulence » qu’on ne retrouve dans aucun autre vignoble, y compris en Bourgogne.
Or cette image serait complètement fausse, portée par quelques grands vins au détriment de la multitude des petits. Avec cette conséquence : « Le consommateur croit que le bordeaux est inabordable, alors que les prix fous ne concernent qu’une soixantaine de marques à peine, naviguant dans une sphère qui n’a rien à voir avec celle du quotidien des vignerons et des Français. » Jacques Lurton enfonce le clou en s’inquiétant des « disparités de richesses ahurissantes entre vignerons », spécifiques à cette région et de moins en moins acceptées par les populations. A l’image, selon lui, de ce que l’on voit ailleurs dans une société mondialisée.
Jacques Lurton, comme d’autres, est persuadé qu’il faut reconstruire la « marque bordeaux ». « Les acteurs, gros et petits, doivent y travailler ensemble afin de séduire à nouveau les consommateurs. » Il ajoute qu’il sera difficile de faire bouger les choses, pointant le conservatisme et l’inertie de la région. « On passe des années à mettre en place des politiques d’arrachage, de changement de cépages, de couleurs de raisin, mais qui arrivent toujours trop tard, en décalage avec la réalité. C’est comme ça que ça fonctionne ici », se désole-t-il.
Claire Mayer(Bordeaux, correspondante)