Cette métaphore c’est Sarkozy qui l’a vulgarisée, à propos de la tentation du vote FN.
« La tentation de renverser la table, je peux la comprendre mais il y aura plus de souffrance »
« Je ne donnerai pas de leçon de morale à une femme ou un homme qui a peur et qui pense que la seule méthode est de renverser la table. »
Elle est revenue en force, au cours des semaines des élections qui ont porté Macron à sa première présidence de la République française.
Et voilà, qu’elle revient au galop dans le nouvel épisode mélenchonien : « Moi Premier Ministre », avec une nuance pour ne pas effrayer ses « vassaux » du PS, Verts et PCF, il la renversera avec doigté sans casser la vaisselle, appuyé en cela par une flopée d’économistes (en période d’élection ils refleurissent comme le chiendent sous la pluie, prenant la place des sociologues dans la séquence Gilets jaunes et les infectiologues lors de la pandémie).
Renverser la table, dans son acception française, ce serait donc proposer un changement brutal et révolutionnaire, rompre avec les idées politiques tenues aujourd'hui comme allant de soi. »
Mais, au fait, que veut dire exactement cette métaphore ?
Pour un sachant ICI
elle n’appartient pas au patrimoine littéraire français
Il faut dit-il, pour débusquer l’animal, s’aventurer dans les marécages du "franglais" – vous savez ces mots et expressions qui ont un air et un son français, mais qui, infiltrés clandestinement et sauvagement dans notre langue, désagrègent le parler d’origine avant de se substituer à lui de la pire manière
En fait l’expression existe bel et bien et elle est correcte, mais en anglais et au pluriel. Il s’agit de« to turn the tables »
Elle peut signifier, selon les contextes : « Remettre les pendules à l’heure », « réagir », «inverser la vapeur », « prendre l’avantage », et surtout« renverser la situation à son avantage (ou à l’avantage de quelqu’un ».
On la rencontre dans des textes et des contextes qui n’ont rien de sauvage, voire qui sont plus qu’honorables.
Pour nous limiter à un seul exemple, on peut lire dans l’article 1105, § 3 des débats du Comité permanent des Affaires étrangères et du Commerce international (17 février 2000) cet extrait de l’intervention d’un parlementaire du nom de Clegg (ELDR) :
–
[…] We accept entirely that the tactical priority must now be to turn the tables on the Americans in particular, and to see if they will put their money where their mouthis as far as agricultural reform is concerned. (Nous sommes entièrement d'accord sur le fait que la priorité tactique doit être de retourner la situation aux dépens des États-Unis
…
Mais, dans un monde normal, l’illustration suivante devrait clore le débat et ridiculiser définitivement les traductions françaises erronées et/ou fantaisistes, auxquelles a donné lieu cette expression, dont le sens métaphorique est parfaitement clair pour un lecteur anglo-saxon moyennement cultivé.
Dans un article intitulé « Turning the Tables », publié le 8 mars 2017dans Israel Today, le journaliste Charles Gardner écrivait ces lignes, fort éclairantes pour notre propos :
As Iran’s supreme leader calls for a ‘holy intifada’ to eradicate Israel, Jews everywhere can be encouraged that the tables were turned on a man from the same part of the world when he made a similar threat.
Ma traduction :
Alors que le dirigeant suprême de l’Iran appelle à une ‘Sainte Intifada’ pour éradiquer Israël, les Juifs du monde entier peuvent tirer réconfort du retournement de situation [qui se produisit jadis] aux dépens de l’homme qui, dans la même partie du monde, avait proféré une menace similaire. »
On aura reconnu l’allusion à Haman (ou Aman), vizir de l'Empire perse sous le règne d'Assuérus (Xerxès Ier), qui, alors qu’il avait intrigué pour éliminer son rival (juif)Mardochée et vouer à l’extermination tous les Juifs de l’empire, périt lui-même sur la potence qu’il avait fait dresser pour Mardochée, tandis que l’empereur publiait un rescrit inversant radicalement la situation, puisqu’il prescrivait aux Juifs de tuer leurs assaillants
Moralité de cette affaire de tables retournées, mal comprise et qui pourtant prospère : comme pour les vins, se méfier des appellations non contrôlées. Il convient d’avoir en mémoire que Nicolas Sarkozy, ses épigones et ses successeurs, ne sont ni linguistes ni rompus à la pratique de la langue anglaise. Mon hypothèse est donc que, s’étant heurtés, à plusieurs reprises, à l’expression qui nous occupe, ils l’auront mal comprise, ou auront été mal informés sur son sens par leur entourage. N’ayant retenu de la métaphore que l’image d’une violence ou d’un coup d’audace qu’elle semble connoter (en français !), il n’est pas étonnant qu’ils commettent ce contresens, qui sera d’autant plus difficile à bannir de la prose journalistique, dans laquelle il s’est infiltré de manière sauvage, avant de se répandre dans le langage courant avec une force qui semble inendiguable, par la vertu des médias, en général, et d’Internet, en particulier.
Conscient que réparer du faux l’irréparable outrage (culturel) s’apparente à une tâche sisyphéenne, je m’y efforce cependant avec ténacité –quoique sans trop d’illusions - à chaque fois que l’occasion m’en est fournie, dans l’espoir (fragile) que le temps fera son œuvre et que ce type de fausse monnaie littéraire finira par tomber dans l’oubli qu’il mérite.
Voili, voilà, je suis de ceux qui pensent, que notre Mélenchon, homme d’appareil, affiche qu’il va renverser la table au sens des rosbifs, il joue le développement de sa boutique, l’œuvre de sa vie, un machin qui renvoie le PC et le PS dans le cimetière des éléphants. Il veut retourner sa défaite aux présidentielles à son avantage, peut-être va-t-il y réussir en privant la coalition Macron d’une majorité absolue gage d’une Assemblée aux ordres du Président.
Bref, pour terminer sur une note humoristique, je trouve que dans la famille Miller, Gérard et Jacques-Alain, c’est la France assemblée : l’un est fou de Mélenchon, l’autre décrypte dans le Point « torchon » dixit Jean-Luc, Jean-Luc Mélenchon sur le divan
« Désir de domination, contradictions permanentes, colères noires… Le leader de la Nupes étudié par le psychanalyste Jacques-Alain Miller »
Bon dimanche de votation.
Le Neveu de Lacan de Jacques-Alain Miller
« Donc, je citais l'évangile selon saint Luc. Je citais la fin de la parabole du semeur: "Entende qui a des oreilles pour entendre." Ensuite, ses disciples demandent à Jésus pourquoi il parle en paraboles. Et Jésus répond ceci, qui est repris dans le petit prince: "A vous il est donné de connaître les mystères du royaume de Dieu. Les autres n'ont que des paraboles afin qu'ils voient sans voir et entendent sans comprendre. »
|
Législatives 2022 : quand la gauche lutte pour l’émancipation en France mais cautionne l’oppression ailleurs ICI
Analyse. En 1936, un écrivain signe une lettre magnifique, qui tient une place d’honneur dans les archives de la lucidité. Le militant libertaire Victor Serge (1890-1947) s’adresse à André Gide, compagnon de route du Parti communiste français. Quand il interpelle le célèbre auteur français, Victor Serge sort à peine des geôles soviétiques. Né à Bruxelles dans une famille modeste, il aura été de tous les combats. En 1919, il se bat aux côtés des bolcheviques. Exclu du Parti en 1928, puis arrêté, il a connu les procès truqués, les camps, le climat de délation généralisée, qu’il décrira dans ses romans, à commencer par S’il est minuit dans le siècle (1939), son chef-d’œuvre.
Il est libéré en 1936 grâce à une campagne internationale menée par André Malraux, Romain Rolland et André Gide. La lettre qu’il envoie plus tard à ce dernier conjugue gratitude et franchise. Il y exhorte l’auteur des Nourritures terrestres à rompre avec l’aveuglement et à reconnaître les immenses crimes commis au nom de l’idéal communiste : « Si je vous comprends vraiment, cher André Gide, votre courage a toujours été de vivre les yeux ouverts, note-t-il. Vous ne pouvez pas les fermer aujourd’hui sur cette réalité. » Ainsi, demande Victor Serge, peut-on prétendre combattre le fascisme en Europe quand on cautionne l’épuration de masse en Russie ? Il prévient : « Nous faisons front contre le fascisme. Comment lui barrer la route avec tant de camps de concentration derrière nous ? »
Un paradoxe douloureux
Avec ce courrier, Victor Serge transmettait le flambeau d’une tradition certes minoritaire mais longtemps prestigieuse parmi les progressistes : celle d’une gauche antitotalitaire et internationaliste qui voulait maintenir vivante l’espérance socialiste malgré le cauchemar soviétique. Cet internationalisme antistalinien, qui héritait lui-même du cosmopolitisme des Lumières, affirmait un principe simple : on ne peut prétendre lutter pour l’émancipation ici quand on cautionne l’oppression ailleurs. Ce principe a largement structuré ce qu’on appelle « la gauche », bien au-delà de ses seules franges révolutionnaires. Au fil du temps et à travers les épreuves (guerre d’Espagne, conflits coloniaux…), il aura été maintes fois malmené. Notre époque nous permet de vérifier qu’il est maintenant mort et enterré.
Paradoxe douloureux : en France, l’homme qui aura joué le rôle de fossoyeur est aussi celui dont on aurait pu attendre qu’il sauve cette morale internationaliste. Car enfin, Jean-Luc Mélenchon, désormais chef tout-puissant des gauches françaises, n’a-t-il pas été formé à l’école du trotskisme ? N’a-t-il pas lu les textes des dissidents antistaliniens, et notamment ceux de Victor Serge, qu’aimaient citer ses anciens camarades lambertistes ? N’a-t-il pas été imprégné par le souci du monde qui fait depuis toujours l’identité de cette maigre troupe révolutionnaire ? En théorie, si. Dans un entretien publié par la Revue internationale et stratégique (n° 100, 2015), il déclarait d’ailleurs : « J’ai toujours considéré que la géopolitique commandait la politique. » Mais, justement, si l’on prend M. Mélenchon au mot, et si l’on admet que sa géopolitique « commande » sa politique, alors il apparaît que celle-ci vise autre chose qu’un avenir d’émancipation. L’histoire de ses prises de position, même récentes, l’atteste.
De rares réserves à l’égard du Kremlin
Les plus notables concernent encore la Russie. Non plus celle de Staline, mais celle de Poutine. Si l’on s’en tient aux tragédies syrienne et ukrainienne, on constatera à quel point M. Mélenchon a épousé le récit du pouvoir russe. Jusqu’à l’invasion de l’Ukraine, en février, on ne trouve chez le dirigeant « insoumis » que de très rares réserves à l’égard des agissements du Kremlin. Au contraire, ses déclarations sont empreintes d’enthousiasme. En 2014, alors que la Russie vient d’envahir la Crimée, il se félicite sur son blog : « Bien sûr que la Crimée est “perdue” pour l’OTAN ! Bonne nouvelle ! Il faut espérer que du coup, la bande de provocateurs et d’agités qui dirigent la manœuvre va se calmer pour un temps. »
La même année, quand le président François Hollande renonce à livrer les navires de guerre Mistral à la Russie, l’ancien sénateur de l’Essonne dénonce « une trahison insupportable ». En 2015, lorsque l’opposant russe Boris Nemtsov est tué à Moscou, il déplore que Vladimir Poutine soit « la première victime de cet assassinat ». En 2016, lui qui s’est opposé à toute intervention française en Syrie déclare que le président russe va « régler le problème » avec ses bombardiers. Deux ans plus tard, en visite à Moscou, il se déclare « en campagne contre la diabolisation de Poutine » et rencontre des propagandistes engagés aux côtés des séparatistes pro-Russes en Ukraine.
Retournement tardif
On connaît la suite, la guerre d’agression livrée par Poutine. Une offensive dont le leader de La France insoumise aura martelé jusqu’au bout qu’elle n’était qu’un épouvantail agité par les Américains. « Ce sont les Etats-Unis qui sont dans la position agressive, et non la Russie », assure-t-il encore à la fin du mois de janvier 2022, alors que Moscou a déjà massé 150 000 soldats à la frontière ukrainienne. Bien sûr, on objectera que Mélenchon a, depuis, pris ses distances avec Poutine, allant jusqu’à le condamner fermement, une fois la guerre déclenchée. Mais ce retournement tardif ne saurait effacer l’accumulation intraitable des complaisances.
Chez Mélenchon, une telle indulgence envers l’autocratie russe n’a eu d’égale que l’hostilité pavlovienne à l’égard de la démocratie américaine. Pour lui, il ne s’agit nullement d’en critiquer les failles sociales, les fractures raciales ou les pulsions impérialistes. A ses yeux, l’Amérique en tant que telle est une entité malfaisante, au point de constituer « le premier problème du monde ». En 2012, il précisait : « Les Yankees représentent tout ce que je déteste. »
La conception du monde qui est celle de l’« insoumis » en chef l’a amené à soutenir des chefs écrasant la moindre insoumission
On pourrait aussi se pencher sur d’autres aspects de la géopolitique de M. Mélenchon, qu’il qualifie souvent de « non-alignée », parfois d’« écosocialiste ». Rappeler son refus de condamner la chasse aux Ouïgours menée par la Chine. Evoquer la situation du Venezuela et la répression de ces opposants que le leader de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) s’empresse d’assimiler à une horde de fascistes. Citer encore bien d’autres exemples illustrant ceci : la conception du monde qui est celle de l’« insoumis » en chef l’a amené à soutenir des chefs écrasant la moindre insoumission.
Quand ces faits sont mentionnés, nombreux sont les partisans de Mélenchon qui crient à la diversion : à les entendre, quiconque en parle « roule pour Macron » et/ou « fait le jeu de Le Pen ». Pourtant, ils ne pourront évacuer éternellement la question-clé, celle qui travaille beaucoup des potentiels électeurs de la Nupes : pourquoi ? Pourquoi diable faut-il que le seul leader capable de rassembler la gauche en France soit celui qui cautionne tant d’infamies ailleurs ? Moi qui tiens aux droits des minorités, n’ai-je d’autre choix que d’épauler celui dont les diatribes contre la cause tibétaine sont reprises par la propagande chinoise ? Moi qui rêve de justice sociale, suis-je condamné à acclamer celui qui a longtemps misé sur le « sang-froid de Vladimir Poutine » pour maintenir la paix en Ukraine ? Moi qui suis partisan d’une vraie révolution écologique, me faut-il soutenir celui qui a trouvé nécessaire, en 2017, de mettre en doute l’usage d’armes chimiques par le dirigeant syrien Bachar Al-Assad ? Comment ne pas y songer quand on a en tête le documentaire de Waad Al-Kateab et Edward Watts, Pour Sama (2019), qui montre la vie quotidienne d’un couple et de son bébé, à Alep, sous les bombes russes ? Ou quand on entend le récit des rescapés de Boutcha, en Ukraine, racontant les exécutions, les viols, les corps suppliciés ? Pour défendre les services publics en France, faut-il vraiment oublier les bébés d’Alep, les femmes de Boutcha, s’en remettre à quelqu’un qui a si longtemps collé aux discours de leurs bourreaux ?
Le prix à payer
Il y a là une contradiction périlleuse. Parmi les soutiens de M. Mélenchon, certains en ont évidemment conscience. En privé, ils n’hésitent pas à confier que les positions « internationales » de leur héraut sont accablantes. Cela ne les empêche pas de continuer à le soutenir, en vertu d’un calcul qui fonde la « realpolitik » moderne, et qui a fait couler tant de sang au XXe siècle : on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. D’accord, « Jean-Luc » déraille un peu sur la Syrie… mais c’est le prix à payer pour que la gauche ait une chance de revenir au pouvoir. Certes, on se passerait bien des complaisances de « Jean-Luc » envers les pouvoirs russe, chinois, vénézuélien ou cubain… mais il est le seul à pouvoir fonder ici une VIe République. Qu’ils soient d’accord ou non avec leur chef, les militants de La France insoumise font donc bloc derrière lui, comme ceux des partis désormais ralliés, socialistes, communistes ou écologistes.
Ce faisant, ils font un pari risqué : non seulement ils renoncent à l’idée que la géopolitique « commande » la politique, selon le mot de Mélenchon lui-même, mais ils misent sur le fait que la géopolitique compte pour rien. C’est ce qu’a suggéré l’une des figures de La France insoumise, Manuel Bompard, peu avant le premier tour de l’élection présidentielle. Balayant les critiques qui visent les options internationales de son patron, il tranchait dans Le Journal du dimanche, le 6 mars : « Ça ne nuira pas à notre dynamique. »
Si les prochaines élections législatives lui donnaient raison, deux conclusions s’imposeraient : en termes pragmatiques, c’est-à-dire pour ce qui concerne la conquête du pouvoir et des postes associés, la realpolitik mélenchonienne aura payé ; en termes historiques, néanmoins, la gauche aura prouvé qu’elle peut désormais se moquer du monde, c’est-à-dire renoncer à cette éthique internationaliste sans laquelle Victor Serge disait qu’on ne saurait « maintenir le socialisme au-dessus des boues ».
Jean Birnbaum