En amont du pont Régemortes, vue depuis la rive gauche / © Jean-Marc Teissonnier- ville de Moulins
Charles Péguy recommandait de « Regarder la France comme si on n’en était pas ». J’ai tenté de le faire. Avec la conviction que la France s’épuise à se battre contre elle-même. Et à se refuser telle qu’elle est. Georges Bernanos affirmait, dans La Liberté pour quoi faire ? : « Ce n’est pas servir la France que de répéter à tort et à travers qu’elle se porte bien, qu’elle ne s’est jamais mieux portée... Ah, des millions et des millions d’hommes se fichent absolument d’apprendre que nous ne désespérons pas de nous-mêmes : ce qu’ils souhaitent, c’est de savoir qu’ils peuvent espérer de nous. » Regard extérieur et foi dans la lucidité de la France : quelles meilleures armes pour comprendre ce que la démarcation de 1940 dit, peut-être, des fractures d’aujourd’hui ? et vice versa.
« La France contre elle-même » : critiques et éloge d’un pays divisé ICI
Richard Werly, journaliste franco-suisse au « Temps », a sillonné les territoires de l’ancienne ligne de démarcation entre la France libre et la zone d’occupation nazie. Dans son ouvrage, il décrit comment l’ancienne fracture « raconte à sa manière la France d’hier et d’aujourd’hui ».
Par Alain Beuve-Méry
Publié le 24 mars 2022 à 05h00
Livre. Lorsqu’on est suisse, la France reste un sujet d’étonnement constant. Correspondant du quotidien francophone Le Temps, Richard Werly rappelle que tout oppose la Confédération helvétique à son grand voisin : un multilinguisme imposé, une démocratie directe et une décentralisation poussée dans ses recoins les plus cachés, sans parler d’un goût cultivé pour le compromis et le consensus ! Bref, tout ce qui déplaît aux Français qui se vivent « imbibés de culture révolutionnaire », explique ce fin analyste de la vie politique française.
Installé à Paris depuis 2014, Richard Werly était aux premières loges pour assister aux soubresauts d’une France qui se déchire, avec la fronde des « gilets jaunes », événement qui a marqué le quinquennat d’Emmanuel Macron. Il a eu l’idée de chausser les bottes du journaliste zurichois Herbert Lüthy (1918-2002), auteur d’un essai remarqué sur la France d’après-guerre, publié en 1955, A l’heure de son clocher, dont le titre fut choisi par Raymond Aron, alors directeur de la collection « Liberté de l’esprit » aux éditions Calmann-Lévy. Comme son prédécesseur, M. Werly entend porter un regard « sévère mais amical » sur la France d’aujourd’hui où, note-t-il, « des forces qui combattent pour elle, la plus forte demeure le passé ».
Le constat riche est à la hauteur des reportages faits dans treize départements français, mais pas n’importe lesquels : du Jura à Orthez, en passant par la campagne berrichonne et les coteaux de Touraine, il s’agit de ceux qui ont été balafrés par la ligne de démarcation séparant la France en deux, du 25 juin 1940 au 11 novembre 1942, selon les exigences de l’envahisseur nazi. Deux raisons expliquent ce choix. La première est privée : enfant, il a passé de longs séjours avec sa mère dans un hameau de la Nièvre, situé non loin du pont Régemortes à Moulins-sur-Allier, un des principaux points de passage de la ligne.
Joli tour de force
La seconde repose sur une intuition journalistique : les très fortes analogies que cette période historique clé comporte avec la situation contemporaine. « Comment ne pas constater une certaine résonance, entre le débat actuel sur la mondialisation et la prétendue mainmise de l’Union européenne sur la France… et l’idéologie de la révolution nationale pétainiste fondée sur le triptyque souverainiste “Travail, Famille, Patrie” », écrit-il.
Richard Werly est ainsi parti à la rencontre de cette « France du vide » et dessine un « archipel français » bien différent de celui décrit par le directeur du département opinion de l’IFOP, Jérôme Fourquet, dans le livre éponyme publié en 2019, au Seuil. Le sien est plus en adéquation avec L’Identité de la France, décrite par Fernand Braudel : les permanences plutôt que les réalités fluctuantes. « La ligne raconte à sa manière la France d’hier et d’aujourd’hui : bureaucratique, courageuse, inventive, apeurée », écrit-il.
Par ces reportages sur l’ancienne ligne de démarcation, Richard Werly réussit un joli tour de force. Il parvient à « réveiller les mémoires des gens ordinaires pour démontrer que ce qui lie les Français entre eux est plus important que ce qui les sépare ».
« La France contre elle-même », de Richard Werly, Grasset, 252 pages, 20,90 €.