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4 juin 2022 6 04 /06 /juin /2022 06:00

Passation de pouvoirs à l'hôtel Matignon entre Laurent Fabius et Jacques Chirac, le 20 mars 1986 à Paris. (GAMMA RAPHO)

Défendue par Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, la représentation proportionnelle est la règle dans la plupart des pays européens. Malgré la ferveur des mouvements en sa faveur aux XIXe et XXe siècles, la France, depuis 1870, ne l’a pourtant appliquée que lors de brèves parenthèses. Comment expliquer cette réticence ?

 

La représentation proportionnelle – ou « RP » – a son histoire, ses héros et ses néologismes. Au début de la IIIe République, alors que le combat pour la RP bat son plein, les disciples de ce mode de scrutin sont baptisés les « erpéistes ». Et lorsque le politiste Bernard Owen raconte les batailles du XIXe siècle, il évoque la pensée « proportionnaliste ». Ces termes surannés ont aujourd’hui disparu mais l’idée, elle, demeure bien vivante : de Jean-Luc Mélenchon à Marine Le Pen en passant par Emmanuel Macron, nombre de responsables politiques veulent aujourd’hui abandonner le scrutin uninominal majoritaire à deux tours pour les élections législatives.

 

La suite plus bas ICI 

 

Roger Holleindre, Jean-Marie Le Pen et Jean-Pierre Stirbois après les élections législatives qui ont permis à 35 membres du FN d'accéder à l'Assemblée nationale, le 16 mars 1986. (Keystone/Gamma-Rapho)

 

Proportionnelle en 1986 : «C’était un coup politique de Mitterrand» ICI 

 

Le 16 mars 1986, 35 députés FN sont élus à l’Assemblée nationale. Une première, résultat de l’instauration de la proportionnelle voulue par François Mitterrand. Alors que le débat sur ce mode de scrutin revient, des députés de l’époque racontent cette élection particulière.

 

«J’étais à la buvette de l’Assemblée nationale quand j’ai appris la nouvelle. Je me suis dit : ”Je suis mort.”» Membre du PS de 1974 à 2017 jusqu’à son passage chez Emmanuel Macron, élu député avec la vague rose en 1981, François Patriat raconte l’anecdote de cette journée où il a cru perdre son siège de député. Avril 1985 : le gouvernement Fabius, qui vient d’essuyer une déroute aux cantonales, annonce l’instauration de la proportionnelle aux prochaines élections législatives. « [Pierre] Joxe [alors ministre de l’Intérieur, ndlr] me dit : “Chez toi, on peut faire un siège. Peut-être deux, et ce sera toi”», raconte Patriat, aujourd’hui patron des sénateurs En marche. Il raconte la campagne : «La proportionnelle, ce sont des campagnes pépères pour les têtes de listes. Pour les autres, c’est l’enfer.» Le conseiller général de la Côte-d’Or parcourra en quelques semaines les centaines de communes de sa circonscription, «par moins 15 degrés, en février». Et décrochera de nouveau un strapontin au Palais Bourbon.

 

Le Président socialiste sait que la défaite est annoncée pour les législatives à venir. «La défaite prévisible de la gauche […] Mitterrand ne la vivra pas comme un vieux politicien assiégé […] Il la prépare posément et minutieusement, note le journaliste Franz-Olivier Giesbert, dans sa biographie du chef de l’Etat. Il l’attend même comme une rédemption.»

Un Mitterrand adepte de Machiavel ?

 «C’était l’homme des coups», dit simplement le centriste Pierre Méhaignerie, ancien maire de Vitré (Ille-et-Vilaine), qui sera nommé ministre en 1986. Reste que l’annonce provoque des remous. «On considérait que la proportionnelle n’était pas la tradition de la Ve République, relate Dominique Bussereau, ancien député UDF, le parti fondé par Valéry Giscard d’Estaing. Aucune formation politique n’en voulait, hormis les socialistes.» A gauche, la mesure divise. Rocard appelle Mitterrand dans la nuit de l’annonce, et claque la porte du gouvernement. «Une démission spectacle», se souvient le journaliste Alain Duhamel.

 

Le 16 mars 1986, la majorité RPR-UDF remporte les élections. Chirac entre à Matignon, et inaugure la cohabitation, une première sous la Ve. La gauche, elle, sauve la face. Le Front national envoie, lui, 35 députés à l’Assemblée. Du jamais vu. Le groupe prend le nom de «Rassemblement national». Dans ses rangs, on retrouve les grognards du parti, la vieille garde de l’extrême droite française. L’ancien para Roger Holeindre, l’un des fondateurs du Front national en 1972. Le résistant Pierre Sergent, engagé en Indochine puis dans la sinistre OAS. Ou encore Dominique Chaboche, compagnon de route de toujours de Jean-Marie Le Pen.

 

L’expérience aura duré deux ans, le temps de la cohabitation. Devenu Premier ministre, Chirac s’empressera de faire repasser le scrutin majoritaire, aidé de l’article 49.3 de la Constitution, qui permet au gouvernement de faire passer un texte sans vote. Réélu en 1988, Mitterrand dissout l’Assemblée nationale dans la foulée de son élection. Et jamais la proportionnelle ne sera réinstaurée.

Lachapelle, Georges - La Représentation proportionnelle des partis poli ...

La proportionnelle ou le rêve d’un Parlement « miroir de la nation »

Par Anne Chemin

Cette réforme marquerait une rupture dans l’histoire politique de l’Hexagone. Depuis l’instauration du suffrage universel masculin, en 1848, le « bon vieux » scrutin majoritaire, selon le mot de l’historien Gilles Le Béguec (1943-2022), s’est imposé comme le régime électoral habituel de l’Assemblée nationale. Si l’on met de côté les rares – et courtes – parenthèses proportionnelles qui ont rythmé la IIIe, la IVe et la Ve République (1870-1875, 1885-1889, 1919-1927, 1946-1951 et 1986-1988), les députés sont désignés depuis plus d’un siècle au scrutin uninominal majoritaire : le mandat est attribué au candidat qui arrive en tête.

 

Mille et une versions

 

La représentation proportionnelle instaure une tout autre logique. Au lieu de désigner un vainqueur – et un seul –, elle partage les sièges entre les candidats : les mandats de la circonscription sont répartis entre les partis en fonction du nombre de suffrages. Il existe mille et une versions de la proportionnelle – avec ou sans prime majoritaire, au plus fort reste ou à la plus forte moyenne, avec ou sans panachage –, mais toutes ont en commun d’instituer, selon le mot du juriste J.M.A. Paroutaud (1912-1978), une relation « plus ou moins élastique » entre les voix recueillies et les sièges remportés.

 

L’idée est ancienne, aussi ancienne, sans doute, que les controverses sur le suffrage. « Le plus ancien des “modernes” à réfléchir mathématiquement aux questions électorales est Jean-Charles de Borda, un mathématicien géographe qui présente un mémoire devant l’Académie royale des sciences en 1770 », souligne en 1985 Bernard Owen dans la revue Pouvoirs. Reprise, au milieu du XIXe siècle, par le juriste anglais Thomas Hare (1806-1891), cette première formulation de la proportionnelle recueille un retentissement considérable, au point qu’elle est défendue devant la Chambre des communes par le philosophe John Stuart Mill (1806-1873).

 

Dans un XIXe siècle marqué par le positivisme, les scientifiques apportent leur pierre à cette réflexion sur le mode de scrutin. « Le mot “proportionnelle” est emprunté au vocabulaire arithmétique, observe Olivier Ihl, professeur à Sciences Po Grenoble. Au lendemain de l’adoption du suffrage universel masculin, de nombreux mathématiciens tentent de soumettre à la rationalité scientifique les principes politiques et moraux de la République. Parmi eux, Augustin Louis Cauchy, puis Henri Poincaré, imaginent ainsi des systèmes complexes de transposition des voix en sièges : ils veulent introduire la rigueur mathématique dans les techniques de sommation des suffrages. »

 

Immenses disparités de représentation

 

Pour illustrer cette aspiration à cette justice arithmétique, les « proportionnalistes » du XIXe siècle recourent volontiers à la métaphore du miroir, de la photo ou de la carte. L’idéal du gouvernement représentatif doit se situer dans un Parlement « miroir de la nation », affirme l’essayiste Lucien-Anatole Prévost-Paradol en 1868 : il faut, renchérit l’historien Paul Lacombe, que la Chambre reproduise avec fidélité le pays politique, « de même que l’image exacte d’une personne sort d’un bon appareil photographique ». L’assemblée législative, conclut le linguiste Raoul de La Grasserie en 1896, doit être « le calque du pays » à « une échelle réduite ».

 

Si le scrutin uninominal majoritaire est critiqué en cette fin de XIXe siècle, c’est parce qu’il est loin de respecter ces préceptes, comme le démontre implacablement la statistique électorale au début de la IIIe République. Cette discipline qui est en train de naître mesure avec précision, et pour la première fois, les immenses disparités de représentation engendrées par le scrutin majoritaire. Dans Comment vote la France, un opuscule nourri de graphiques, de tableaux et de cartes, Henri Avenel affirme ainsi en 1894 que près des trois cinquièmes du corps électoral sont privés de représentants à la Chambre des députés.

 

« Le scrutin [majoritaire] fait, selon les proportionnalistes, comme si l’électeur ne s’était pas déplacé pour voter » - Olivier Ihl, politiste

 

Cette multitude de « voix perdues » nourrit, dès le début de la IIIe République, le procès en illégitimité du scrutin majoritaire. Ce système de vote est accusé, expliquent les politistes Yves Déloye et Olivier Ihl dans L’Acte de vote (Presses de Sciences Po, 2008), de faire des minorités « l’équivalent des sujets d’Ancien Régime » – ce qui, dans une jeune République, n’est évidemment pas un compliment. « En faisant disparaître de la comptabilité électorale les voix qui se sont portées sur le candidat vaincu, ce scrutin fait, selon les proportionnalistes, comme si l’électeur ne s’était pas déplacé pour voter, analyse Olivier Ihl. La proportionnelle, au contraire, consolide le principe moral de l’égalité des voix. »

 

Portée par cette aspiration égalitaire, la RP, dans la seconde moitié du XIXe siècle, compte bientôt des disciples dans toute l’Europe. Des centaines d’ouvrages sont publiés et des mouvements apparaissent à Genève, Londres ou Rome. Ce « véritable élan proportionnaliste » – selon le mot de l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon dans son ouvrage Le Peuple introuvable (Gallimard, 1998) – conquiert peu à peu le continent : le premier pays à adopter ce nouveau mode de scrutin – le Danemark, en 1855 – est suivi en 1891 par la Suisse, patrie de la figure intellectuelle du proportionnalisme européen Ernest Naville, puis en 1899 par la Belgique, qui adopte le système du quotient électoral du mathématicien et juriste Victor D’Hondt. La Suède leur emboîte le pas en 1906.

 

Une puissante mobilisation

 

La France n’est pas épargnée par cette fièvre « erpéiste ». Après un premier débat sous le Second Empire – Louis Blanc publie en 1864 un court pamphlet sur l’égalité de représentation –, une puissante mobilisation voit le jour dans les années 1880. Dirigée par deux professeurs de l’Ecole libre des sciences politiques, Emile Boutmy et Anatole Leroy-Beaulieu, la Société pour l’étude de la représentation proportionnelle est fondée en 1883 par l’historien Georges Picot. « Les défenseurs de la RP constituent dès lors une force organisée, analyse Pierre Rosanvallon dans Le Peuple introuvable. Ils ont leurs comités, leurs congrès, leurs publications pour orchestrer un effort systématique de propagande. »

 

Ce combat « erpéiste » se déploie, à la fin du XIXe siècle, dans une République fragilisée. « La France, qui est en pleine industrialisation, traverse une grave crise économique et sociale, souligne le politiste Frédéric Sawicki. La montée en puissance de la contestation sociale conduit les hommes politiques à se demander comment ajuster les institutions représentatives, majoritairement dominées par les élites anciennes – notables et grands propriétaires fonciers – et la nouvelle classe moyenne “capacitaire” – notaires, avocats et médecins – à une société en pleine évolution. Malgré le suffrage universel, certaines classes sociales – les ouvriers, les artisans, la paysannerie, mais aussi les industriels – ne sont pas représentées à la Chambre. »

 

Représenter les intérêts collectifs

 

Pour les proportionnalistes, la réforme du mode de scrutin permettrait de surmonter ce déficit de représentativité. « Une Chambre élue à la proportionnelle pourrait, à leurs yeux, porter, non plus seulement la parole des électeurs individuels ou même des territoires, comme le fait le scrutin majoritaire uninominal, mais aussi la parole des classes sociales et, plus largement, des intérêts économiques et sociaux, poursuit le professeur de science politique à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Si ces intérêts collectifs étaient représentés à la Chambre, ils pourraient, selon eux, s’affronter et dialoguer de manière pacifique. »

 

Malgré la mobilisation des « erpéistes », la proportionnelle peine, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à s’installer dans l’Hexagone. « Une première expérience a lieu en 1870, mais la Chambre des députés vote le retour au scrutin majoritaire dès 1875, explique Thomas Ehrhard, maître de conférences en science politique à l’université Paris-II-Panthéon-Assas. Le débat ne porte d’ailleurs pas sur la représentativité des élus : ce qui est en jeu, à l’époque, c’est la consolidation de la jeune IIIe République. Le scrutin uninominal est perçu comme un rempart contre la restauration de la monarchie : il constitue, selon un ministre, un “élément de conservation” du régime républicain. »

 

En 1889, la proportionnelle s’invite une nouvelle fois à l’agenda parlementaire. « Introduite en 1885, la deuxième expérience de scrutin de liste proportionnel est, elle aussi, interrompue au bout de quelques années, poursuit le politiste. Comme en 1875, le débat parlementaire porte essentiellement sur l’avenir des institutions. En janvier, le général Boulanger a été élu triomphalement dans le département de la Seine, et les Républicains souhaitent faire barrage à ce courant de pensée qui constitue, à leurs yeux, un grave danger pour la République. Le scrutin uninominal est rétabli pour l’empêcher d’accéder au pouvoir. »

 

A la faveur de ces deux crises, le scrutin majoritaire s’impose, malgré son affiliation symbolique au Second Empire, comme le mode de scrutin républicain par excellence – celui qui a permis d’installer, puis de consolider le régime. Les « erpéistes » ne se découragent pas pour autant : dans les années 1906-1913, ils se mobilisent lors d’une « formidable empoignade », selon le mot de Gilles Le Béguec. Cette « querelle mère », estime l’historien, constitue « une sorte de drame où se mêlent le genre noble – le choc des doctrines sur la nature même du régime représentatif – et le genre plus familier – les manœuvres des partis et les querelles de procédure parlementaire ».

 

Querelle « à la française »

 

En 1906, l’affaire des « 15 000 francs » – une augmentation de l’indemnité parlementaire – donne le coup d’envoi de cette grande querelle « à la française », selon Gilles Le Béguec, une « vaste mêlée, à la fois idéologique et politique, avec mobilisation de la presse et de l’opinion, intervention des hautes figures de l’intelligence nationale, ébranlement des partis, gonflement des polémiques et glissement des enjeux ». D’Anatole France à Ernest Lavisse en passant par Henri Bergson, nombre d’intellectuels défendent alors les idées de la Ligue pour la représentation proportionnelle, fondée en 1901 par l’ancien ministre radical Yves Guyot.

 

Si la RP suscite, avant la première guerre mondiale, un tel engouement, c’est parce que le climat politique a changé. « Le début du XXe siècle voit se mettre en place une banalisation des rendez-vous électoraux, qui deviennent un temps démocratique ordinaire – au moins pour les citoyens de sexe masculin, observe Olivier Ihl. C’est l’époque du débat sur la “RP”, mais aussi sur le vote des femmes et sur la révocabilité des mandats. La proportionnelle est intégrée dans le cadre plus large d’une vie politique qui atteint l’âge de sa majorité morale. Elle cesse d’être une question technique réservée aux mathématiciens et aux philosophes : elle devient l’aspiration de nombreux citoyens. »

 

Dans Les Beaux Quartiers (1936), Louis Aragon raconte ce moment d’enthousiasme autour de la RP. « Peu à peu, écrit-il, même ceux d’abord qui avaient toutes sortes de raisons contre, tout le monde à force de discuter, s’étaient mis à avoir un espoir vague, mais fort, dans ce remède social, la Proportionnelle, qui semblait devoir en finir avec les abus, la malhonnêteté humaine, les mares stagnantes, la concurrence déloyale, toutes les vilenies à quoi on était tout de même mal accoutumé. » La ferveur « erpéiste » est telle qu’elle finit par engendrer une réforme électorale : en 1919, le Parlement adopte – prudemment – un scrutin de liste à dominante majoritaire.

 

Si la proportionnelle, en ce début de XXe siècle, suscite l’adhésion, c’est parce qu’elle rencontre une mutation majeure des démocraties européennes : la naissance des partis. Avec la loi de 1901 sur les associations, les formations politiques des débuts de la IIIe République se dotent de structures solides – le Parti radical apparaît en 1901, la SFIO en 1905. Le débat public est désormais structuré par ces « enfants de la démocratie et du suffrage universel », selon le mot du sociologue allemand Max Weber (1864-1920) : ils façonnent les imaginaires, élaborent des offres cohérentes, représentent des intérêts sociaux, préparent les rendez-vous électoraux, hiérarchisent les enjeux politiques.

 

Cette transformation du paysage démocratique donne un nouvel élan à la revendication proportionnelle. « Parce que le scrutin uninominal majoritaire propose aux électeurs de se prononcer sur des candidatures individuelles, il peut se passer de partis : ce qui compte, c’est avant tout l’attachement à un homme ou à un terroir, analyse Frédéric Sawicki. Parce qu’elle soumet au citoyen des listes de candidats regroupés par étiquette partisane, la proportionnelle change la donne. Les partis ne peuvent plus se résumer à une collection hétéroclite d’élus locaux : ils doivent définir des orientations politiques nationales et faire respecter une discipline de groupe. »

 

Confortée par le pluralisme partisan qui émerge au début du XXe siècle, la proportionnelle apparaît comme une manière de privilégier les idées à la réputation, les programmes à la notabilité, les projets aux terroirs. Elle encourage les élus, affirme ainsi en 1921 Félix Combe, dans une thèse sur la loi de 1919, à voir « plus haut et plus loin que les clochers de leur département ». Dans un scrutin proportionnel de liste, résument Yves Déloye et Olivier Ihl dans leur ouvrage, l’acte de vote exprime des « convictions idéologiques fondées en conscience » plutôt « qu’un attachement affectif ou matériel à la personne du mandataire ».

 

Si la proportionnelle – partielle – est finalement instaurée en 1919, elle est cependant abandonnée au bout de quelques années. « Dès 1927, la Chambre rétablit le scrutin majoritaire uninominal, souligne le politiste Thomas Ehrhard. Les députés affirment une nouvelle fois vouloir protéger la République de ses ennemis : après les monarchistes en 1875 et les boulangistes en 1889, ce sont les communistes que l’on souhaite éloigner du pouvoir. Cette crainte est explicite lors des débats parlementaires – y compris chez les socialistes, qui sont doctrinalement favorables à la “RP”, mais qui ont beaucoup d’élus locaux et qui ont signé des accords électoraux avec le parti radical. »

 

Ce nouvel échec fait passer les débats sur la proportionnelle au second plan pendant des décennies. « Dans l’entre-deux-guerres, cette question perd de sa saillance, constate le politiste Olivier Ihl. Le climat est extrêmement difficile : on est au lendemain de la boucherie de 1914-1918 et l’époque est marquée par les difficultés de ravitaillement, la reconstruction du pays et la baisse de la natalité. Le pragmatisme s’impose : les tensions internationales engendrent une aspiration de plus en plus forte à l’ordre et à la verticalité. Le débat sur le scrutin de liste semble renvoyer à une époque révolue – celle du progrès démocratique. »

 

1945 et le système tripartite

 

Il faut attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que cette éclipse prenne fin. En août 1945, une ordonnance du gouvernement provisoire présidé par Charles de Gaulle instaure la proportionnelle dans le cadre départemental. Ce choix est le fruit de considérations tactiques – le général craint que le scrutin majoritaire, qui offre une prime aux candidats arrivés en tête, ne permette au Parti communiste (PCF), fraîchement auréolé de son rôle dans la Résistance, d’obtenir une large majorité à l’Assemblée nationale –, mais il renvoie aussi, comme au début du XXe siècle, aux grands équilibres de la démocratie partisane française.

 

La Libération marque en effet l’avènement du système tripartite qui s’apprête à dominer la vie politique d’après-guerre. « La SFIO, le PCF et le MRP [Mouvement républicain populaire] sont des partis puissants dont les membres ont participé au Conseil national de la Résistance, explique Frédéric Sawicki. Ils se sont débarrassés des vieilles élites qui se sont parfois compromises avec Vichy, ils sont de farouches défenseurs de la proportionnelle et ils affichent une tonalité idéologique très forte. Emerge donc, à la Libération, l’idée que la politique doit devenir l’affaire de grands partis, et non plus celle de notables qui gèrent la France à la petite semaine. »

 

« Le scrutin proportionnel dépersonnalise le débat politique. (…) [il] modifierait en profondeur une démocratie aussi personnalisée que la nôtre » -Etienne Ollion, politiste

 

La proportionnelle de 1946 se résume pourtant – une nouvelle fois – à une courte parenthèse. Dès 1951, une loi destinée à marginaliser les partis « antisystème » que sont le PCF et le RPF – le Rassemblement du peuple français, fondé en 1947 par De Gaulle – introduit un puissant correctif majoritaire au scrutin de liste. Sept ans plus tard, la Ve République va plus loin en revenant au scrutin majoritaire uninominal à deux tours. Si l’on met de côté la courte expérience proportionnelle menée lors des législatives de 1986 par le président François Mitterrand, la France de la fin du XXe et du début du XXIe siècle fait cavalier seul – l’immense majorité des pays européens élisent en effet leur Parlement à la proportionnelle.

 

Le retour en grâce de la « RP »

 

Depuis une quinzaine d’années, la RP semble pourtant redevenir une tentation française. Présente, même à faible dose, dans les programmes de Nicolas Sarkozy en 2007, de François Hollande en 2012 et d’Emmanuel Macron en 2017, prônée en 2015 par le groupe de travail sur l’avenir des institutions présidé par le socialiste Claude Bartolone et l’historien Michel Winock, la proportionnelle a été inscrite dans plusieurs projets de loi – avortés – du gouvernement d’Edouard Philippe. Elle est en outre défendue, pour les législatives, par les trois candidats arrivés en tête à l’élection présidentielle – Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon.

 

Comment expliquer ce retour en grâce de la RP ? Pourquoi cette idée, avec laquelle la France n’a cessé de jouer depuis la naissance de la IIIe République, ressurgit-elle aujourd’hui ? Certains y voient le signe d’une crise de l’hyperindividualisation de la vie politique liée à l’élection du président au suffrage universel direct. « Le scrutin proportionnel dépersonnalise le débat politique, observe Etienne Ollion, auteur de Les Candidats, novices et professionnels en politique (PUF, 2021). L’électeur connaît uniquement le ou les premiers noms de la liste mais ils s’effacent vite derrière le programme. La proportionnelle modifierait en profondeur une démocratie aussi personnalisée que la nôtre. »

 

Les impasses du vote utile, voire tactique, semblent nourrir, elles aussi, une demande de proportionnelle. Avec ce mode de scrutin, comme l’ont en effet démontré dans une étude réalisée en 2006-2008 (Revue internationale de politique comparée, 2010/1, vol. 17), Bernard Dolez, professeur de droit ­public à l’université Paris-XIII, et Annie Laurent directrice de recherche au CNRS, les électeurs votent au plus près de leurs convictions : parce qu’ils savent que tous les votes, même minoritaires, seront pris en compte, 83 % des électeurs se prononcent pour le candidat le plus proche de leurs valeurs, contre 63 % avec le scrutin uninominal majoritaire à deux tours. « L’intensité du vote stratégique est minimale avec la représentation proportionnelle », concluent les chercheurs.

 

Combattre la « mal représentation »

 

L’engouement pour la proportionnelle est en outre lié, comme au XIXe siècle, à sa promesse de combattre les redoutables inégalités de représentation politique engendrées, à l’Assemblée nationale, par la « prime » majoritaire du scrutin uninominal. Les grands partis, qu’ils s’agissent du PS en 2012, ou de La République en marche en 2017, obtiennent, proportionnellement, beaucoup plus de députés que les formations minoritaires comme le Rassemblement national, La France insoumise ou les écologistes. « A la fin du XIXe siècle, la “mal représentation” concernait les classes sociales, constate Frédéric Sawicki. Aujourd’hui, elle touche plutôt les forces politiques. »

 

Si beaucoup jugent ces disparités de représentation inquiétantes, c’est parce qu’ils redoutent des violences sociales. « En mettant hors-jeu des formations qui disposent d’une assise électorale, le scrutin majoritaire encourage la radicalité et le conflit, poursuit le politiste. En accordant une juste place aux minorités, la proportionnelle favorise en revanche le compromis. Les pays qui l’ont adoptée au XIXe et au XXe siècles – la Belgique, les Pays-Bas ou l’Allemagne – étaient d’ailleurs très divisés : la proportionnelle visait à éviter que le pouvoir tombe entièrement aux mains de la majorité, que les droits des minorités soient bafoués et que les passions l’emportent. »

 

A la fin du XXe siècle, dans des pays aussi divisés ethniquement, linguistiquement ou religieusement que la Belgique, les cantons suisses ou l’Italie, la proportionnelle avait d’ailleurs permis, constate Pierre Rosanvallon dans Le Peuple introuvable, de « pacifier la société en complexifiant la représentation ». « Ce mode de scrutin ne conduit pas seulement à repousser ce que [l’homme politique du XIXe siècle] Cantagrel appelait de façon imagée le “vote à l’écrasement”, analyse l’historien et sociologue. Elle permet aussi de sortir du face-à-face trop brutal d’une majorité et d’une opposition, et d’éviter ainsi les inconvénients du bipartisme. »

 

Nul ne sait encore si la France réformera un jour son mode de scrutin mais une chose est sûre : en optant pour la proportionnelle, elle modifierait le processus de formation du gouvernement. Dans des pays comme l’Allemagne, le nom du premier ministre ne sort pas un beau matin du chapeau présidentiel : il est le fruit d’une longue négociation collective engagée, au lendemain du vote, par les partis qui ont réuni le plus de suffrages. Parce que l’élaboration de ce contrat de gouvernement exige un patient travail de coopération, il ouvre la voie, aux yeux des défenseurs de la proportionnelle, à une démocratie pacifiée, et à un Parlement de travail.

 

Pour le politiste Etienne Ollion, la proportionnelle permettrait en effet de sortir du « Parlement de posture » de la Ve République. « L’opposition, réduite à la portion congrue par le scrutin majoritaire, est aujourd’hui cantonnée à une fonction tribunicienne, regrette-t-il. Dans une assemblée élue à la proportionnelle, les déséquilibres entre la majorité et les minorités sont moins marqués, et le travail parlementaire s’en ressent. Au sein d’une coalition, les députés deviennent des partenaires de travail. Ils sont donc tenus au dialogue et au respect. » Cette culture du compromis serait un progrès – même si elle ne suffirait évidemment pas à transformer la Ve République.

 

Anne Chemin

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commentaires

A
Il n'est pas question du système complètement opposé à la RP, qu'utilisent nos amis d'outre manche: Le scrutin majoritaire à un seul tour. Qui fonctionne, et n'a pas empêché la création de partis solidement structurés, et ce à une cadence bien plus faible que chez nous.
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A
ne pas confondre Anne et Ariane Chemin.
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P
Proportionnellement aux chroniques de la semaine, celles du samedi sont généralement plus longues.<br /> Mais pour ce que j'en dis...
Répondre

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