Dmitry Glukhovsky. ICI L’incarné du sous-sol
publié le 02 décembre 2021
Auteur notamment des romans Métro 2033, dystopie à succès déclinée en jeu vidéo, et Texto, qui vient d’être adapté au cinéma, cet écrivain est immensément populaire, notamment auprès de la jeunesse russe. Mais depuis qu’il a apporté son soutien à l’opposant emprisonné Alexeï Navalny, il est dans le viseur du Kremlin.
Dates clés
1979 Naissance à Moscou
2005 Parution de Moscou 2033
2010 Création du jeu vidéo inspiré du roman
2019 Parution de Texto, adapté au cinéma par Klim Chipenko
2021 Il soutient publiquement le principal opposant à Vladimir Poutine, Alexeï Navalny, actuellement emprisonné
Pour l’écrivain et journaliste russe, la guerre en Ukraine doit permettre à sa génération d’ouvrir les yeux sur les exactions commises par son pays.
Dmitry Gloukhovsky, en juillet 2021. (Roberto Frankenberg/Libération)
par Serhii Tyschenko (traduction)
Publié le 7 mars 2022
Ma génération n’a connu ni répressions de masse ni purges, elle n’a pas assisté à des procès pendant lesquels le public haineux exigeait d’exécuter les traîtres à la Patrie, nous n’avons pas vécu dans l’atmosphère d’une terreur générale, nous n’avons pas appris à changer notre perception du monde du jour au lendemain, à croire à la malice de nos alliés et à la bonne foi des ennemis d’hier sur un claquement de doigts, nous n’avons pas appris à justifier les guerres fratricides et n’avons pas assisté à la préparation morale et militaire des guerres mondiales. L’Union soviétique que nous avons connue était devenue davantage herbivore, elle n’exécutait plus pour simple méfiance face à son mensonge chronique et systématique, laissant aux gens la possibilité de se poser des questions dans leur for intérieur et dans l’intimité de leurs cuisines ; et elle n’exigeait pas non plus qu’on applaudisse quand roulaient les têtes des ennemis désignés du peuple.
Ceux qui se souvenaient des temps révolus n’aimaient pas les évoquer, pour une raison qui devient aujourd’hui évidente. Parce que survivre dans de telles conditions exigeait avant tout un compromis avec soi-même, avec sa conscience. Certes, il a fallu baisser la tête, il a fallu applaudir et certains ont dû exécuter les autres – avec ou sans plaisir – pour s’éviter eux-mêmes l’échafaud. On n’a pas envie de s’en souvenir et encore moins de le confesser. Il en fallait du courage, pas seulement pour s’opposer, mais même pour s’abstenir d’en parler ; il en faut aussi pour se souvenir que ce que tu as fait une, ou plusieurs fois, tu l’as fait pour détourner la menace de toi-même.
Prédation camouflée
Et voici que nous, et ma génération, vivons en direct ce qui, semble-t-il, n’aurait jamais dû se produire à nouveau ; nous vivons une expérience étonnante, la possibilité de comprendre pourquoi nos pères et nos grands-pères se taisaient et subissaient ; comment des nations entières se sont engouffrées dans des abîmes de folie, comment les peuples ont fermé les yeux sur des tyrans qui ont provoqué les guerres mondiales, comment certains montaient à l’échafaud silencieusement, tandis que les autres consentaient à leur couper la tête.
Nous voyons, maintenant, de nos propres yeux, comment on déshumanise les gens, avant de les dévorer : à travers l’humiliation, le dénigrement, la déformation de leurs propos et de leurs motifs et le refus même de leur capacité à ressentir et réfléchir comme des êtres humains.
Nous savons comment est camouflée la prédation : on habille le loup avec une peau de brebis, enlevée d’une brebis précédemment égorgée par ce même loup.
Nous apprenons à cultiver notre propre indifférence face à l’injustice qui se déroule sous nos yeux : cela ne nous concerne pas vraiment, et peut-être que nous ne serons pas concernés si nous faisons profil bas, on ne peut pas avoir de la compassion pour tout le monde !
Nous apprenons à ne pas nous apitoyer sur la victime et à compatir avec l’agresseur. Eprouver de l’empathie pour le prédateur, c’est un peu être à ses côtés, agir ensemble, comme le rémora accroché au requin : on a moins peur, et on peut même picorer quelques miettes tombées de sa mâchoire dentée.
Nous apprenons à ignorer la folie progressive des dirigeants et à nous persuader de leur sagesse et de leur perspicacité. À avaler chaque jour, comme le valet de l’officier décrit par le brave soldat Svejk (1) absorbe une cuillerée à café d’excréments de son supérieur, leurs folles théories conspirationnistes, jusqu’à ce qu’on s’habitue au goût, et redemande du rab.
Si nous ne croyons pas nos dirigeants, à qui pouvons-nous faire confiance ?
Ne vaut-il pas mieux manger des excréments plutôt que de s’endormir en pensant que notre vie est entre les mains de fous ?
Et puis la folie collective existe-t-elle ?
Oui, nous avons déjà compris comment se taire, baisser les yeux, ne pas se démarquer, garder nos pensées pour nous-mêmes – désormais nous devons apprendre à chasser ces pensées par nous-mêmes. Pour ne pas vivre dans la peur, ne pas se sentir lâche et éviter de se sentir esclave, nous devons apprendre à croire sincèrement à ce que nous avons cru faux jusqu’à présent. Et aussi à marcher au pas, applaudir sur commande, battre des mains sincèrement et avec enthousiasme quand on pend des ennemis du peuple, ressentir une admiration honnête, et même des frissons, en écoutant les discours du chef. Se réjouir des guerres. Acclamer le sang versé. Y trouver une explication et une justification, être encouragé par la trahison de frères et par leur exécution. Faire semblant de ne pas remarquer, ou sincèrement ne pas remarquer, que ton pays suit la voie des dictatures fascistes, pas à pas, sur un chemin dont la destination finale est bien connue.
Fantômes nourris d’offenses
Nous n’avons pas voulu connaître le passé parce que nous pensions qu’il était derrière nous. Jamais nous ne le comprendrions, l’herbier de ces sentiments cruels et étranges resterait mort, enfermé entre les pages des manuels d’histoire. Mais voici que les fantômes, nourris d’offenses, de permissivité, d’impunité gonflent et desserrent les pages, s’échappent au-dehors, de l’hier mort à l’aujourd’hui vivant. Ils réclament du sang – et ils obtiennent du sang. Le sang de ceux qui vivent maintenant et ici. Notre sang, chaud, rouge, ni brun ni séché.
Et nous devrons nous entraîner à penser en chœur et à marcher au pas ; nous méfier de voisins curieux, du bruit des moteurs la nuit ; embrasser en bavant les icônes et les portraits des chefs ; croire ardemment à ce qui est annoncé comme une vérité absolue du jour par les Soloviov et les Tolstoï [Vladimir Soloviov et Piotr Tolstoï sont deux grandes voix de la propagande du Kremlin, ndlr] ; vivre sans se faire remarquer dans la peur éternelle de ne pas vivre du tout : tout cela reste à apprendre…
Ou bien apprendre autre chose : garder la mémoire et penser au futur, pardonner les offenses et ne pas vivre uniquement dans le passé. Ne pas croire au mensonge et toujours exiger la vérité. Se faire remarquer, débattre, défendre sa propre dignité et lutter pour elle.
Nous n’avons toujours rien compris de l’expérience de ceux qui ont vécu et sont morts pour que ce soit autrement chez nous. C’est pourquoi nous avons encore tant à apprendre, par nous-mêmes.
(1) Héros du roman satirique tchèque de Jaroslav Hasek, les Aventures du brave soldat Svejk.
Traduit par Serhii Tyschenko