Feu le XXe siècle nous a « offert » une belle brochette de tyrans ou de dictateurs : Adolf Hitler, Benito Mussolini, Joseph Staline, Enver Hodja, Francisco Franco, António de Oliveira Salazar, Nicolae Ceausescu… Et quelques seconds couteaux Ante Pavelić en Croatie, Miklós Horthy de Nagybánya en Hongrie, Carl Gustaf Emil Mannerheim en Finlande…
Et dire que, lorsque je croise le samedi dans les rues de Paris la maigre cohorte des antitout, exhibant des pancartes où eux les « gens » vilipendent la « dictature macroniste », je ne peux m’empêcher de penser que, quel que soit leurs problèmes, ils sont du pain-béni pour ceux qui veulent étouffer ce fichu régime démocratique. C’est sûr, nous avons failli, je ne sais où, mais ce qui est grave c’est que nous sommes dans un bourbier.
Comment s’en extraire, est la seule et importante question des jours, des mois, des années qui viennent.
Mais dans cette brochette infâme « je pense à Enver Hodja, despote lettré, stalinien incurable, dont le nationalisme obsidional et la «francophilie» aveuglèrent tant de clercs parisiens.
« Affranchi de toute fascination, Thomas Schreiber retrace avec minutie le parcours de l'homme qui, seul maître à bord de 1944 à 1985, claquemura le «pays des aigles» dans une suicidaire autarcie, écornant, au passage, maints clichés de l'historiographie marxiste. Ainsi apparaît un jeune Enver, plus dandy qu'étudiant, boursier errant de Montpellier à Paris, avant de servir, au consulat albanais de Bruxelles, une monarchie fantoche, qu'il est censé exécrer. On voit, aussi, comment ce dogmatique impénitent parvint à se brouiller avec la Yougoslavie de Tito, l'URSS de Khrouchtchev et la Chine de Mao. Comment, enfin, patriarche malade et paranoïaque, il sacrifia ses compagnons de lutte, jusqu'au «suicide» suspect de Mehmet Shehu, fidèle dauphin. Nul doute qu'Enver aura marqué son époque et son pays. Au fer rouge.
Enver Hodja, le sultan rouge Thomas Schreiber Lattès, 268 p.
27 novembre 2019
L’Albanie : Enver Hodja «Nous mangerons de l'herbe s'il le faut, mais nous ne trahirons pas les principes du marxisme-léninisme», Ismaïl Kadaré « Shakespeare et Eschyle m’ont sauvé de l’endoctrinement », la mafia Albanaise dirige la « traite des femmes » ICI
Boris Pasternak près de Peredelkino (1958) © D.R.
LIVRES
CRITIQUE LITTÉRAIRE
« Disputes au sommet », d’Ismail Kadaré : « Allô camarade Pasternak ? Ici le camarade Staline ! »
L’écrivain albanais fait des différentes versions d’un coup de téléphone mythique de 1934 entre le dictateur et le futur auteur du « Docteur Jivago » un roman entêtant. Une réussite.
Par Florence Noiville
Publié le 21 janvier 2022
« Disputes au sommet » (Kur sunduesit grinden. Rreth misterit të telefonimit Stalin-Pasternak), d’Ismail Kadaré, traduit de l’albanais par Tedi Papavrami, Fayard, 216 p., 19 €, numérique 14 €.
Et d’abord, les faits, ou le peu que l’on en sait. La scène se passe à Moscou, en 1934. Le 23 juin, dans l’après-midi, l’écrivain Boris Pasternak (1890-1960) – le futur auteur du Docteur Jivago (1957) et lauréat du prix Nobel de littérature 1958 – reçoit un coup de téléphone inattendu du camarade Staline. Le chef suprême de l’URSS désire s’entretenir avec lui du poète russe Ossip Mandelstam (1891-1938). Il sait que Pasternak et lui sont amis. Quelques mois plus tôt, à l’automne 1933, Mandelstam a composé sa célèbre Epigramme contre Staline, qualifié de « bourreau et assassin de moujiks ». Pour décrire « le montagnard du Kremlin », Mandelstam n’a pas cherché à mâcher ses mots : « Ses doigts sont gras comme des vers/ Des mots de plomb tombent de ses lèvres./ Sa moustache de cafard nargue,/ Et la peau de ses bottes luit. » Lorsque Staline appelle Pasternak, Mandelstam vient d’être arrêté et condamné à la relégation. Il mourra quatre ans plus tard dans un camp de transit vers la Kolyma.
Mais revenons à 1934, à ce coup de fil mythique – on le retrouve sous la plume de nombreux auteurs soviétiques ayant écrit sur l’ère stalinienne. Cette fois, c’est le grand écrivain albanais Ismail Kadaré qui s’en empare, près de quatre-vingt-dix ans après les faits. Dans Disputes au sommet, l’auteur du Général de l’armée morte (1963) explique. Il était lui-même étudiant à Moscou, dans les années 1950. C’est là, à l’Institut Gorki, qu’il a entendu parler de cet échange pour la première fois. Depuis, il n’a pas cessé d’y penser. Ces trois à quatre minutes de dialogue avaient-elles scellé le destin du poète ? Pour quelle raison Staline avait-il appelé Pasternak ? Avait-il des doutes sur le sort à réserver à Mandelstam au moment où « le nom du poète était sur toutes les lèvres » ? Voulait-il mettre Pasternak à l’épreuve ? Celui-ci avait-il trahi son ami ? Avait-il été pris de court ? On disait que, à la question : « Que penses-tu de Mandelstam ? », Pasternak aurait répondu : « Nous sommes différents, camarade Staline. » Etait-ce la preuve de son désaveu ? Qu’aurait fait Kadaré à sa place ? Et qu’est-ce qui l’attirait tant, lui, Kadaré, dans ces quelques minutes qui le poursuivaient jusque dans ses rêves ?
Treize versions
La structure du récit est simple, a priori. Au début du livre, on voit l’auteur sur ses vieux jours tentant d’écrire le roman de cet épisode. Le décrivant à son éditeur, qui doute : « Jamais le poète et le tyran n’auraient dû se retrouver dans le même camp. » Puis Kadaré laisse de côté les mises en abyme, et décortique les différentes versions qu’il a pu réunir de ce coup de fil. Pas moins de treize : KGB, maîtresse et amis de Pasternak, autres écrivains… A chaque fois, ce n’est ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. Aucune ne semble ni totalement fausse ni totalement fiable. Le plus déroutant ou le plus ironique étant que dans toutes, Staline raccroche au nez de Pasternak, comme si c’était lui qui incarnait une sorte de « rigueur morale » : « Vous êtes un très mauvais camarade, camarade Pasternak ! »
Pendant deux cents pages, Kadaré se glisse ainsi dans la tête des uns et des autres, acteurs ou témoins, accumulant les interprétations, les contradictions, les conjectures. A partir de rien, quelques phrases hypothétiques et les rumeurs insaisissables d’un passé lointain, il nous parle de nous aujourd’hui. Des choix que nous faisons, ou pas. De l’art, du pouvoir, des mots, de l’emprise. De la responsabilité, de l’amitié. Jouant du flou et du net, du vécu ou du rêvé, il réussit un roman impossible, entêtant jusqu’au vertige.
Florence Noiville
Ismaïl Kadaré © John Foley/Opale/Leemage/Éditions Fayard
Pasternak et Staline au téléphone ICI
19 janvier 2022
La conversation téléphonique qui eut lieu en 1934 entre Staline et Boris Pasternak n’a cessé de hanter Ismaïl Kadaré, qui lui aussi a connu un régime totalitaire, celui qu’a dirigé Enver Hoxha en Albanie. La responsabilité de l’écrivain face au tyran est une préoccupation permanente pour l’écrivain albanais. Déjà auteur d’une œuvre abondante, il se livre dans Disputes au sommet à une véritable enquête linguistique et psychologique en décortiquant avec minutie les treize versions connues de cet épisode.