Le vent de l’Histoire souffle à nouveau, adieu Francis Fukuyama et « la fin de l’histoire », les Verts ont un coup dans l’aile, foin des valeurs, place au réalisme, va-t-on assister à un nouveau grand virage où le « chacunisme » va triompher, le réalisme économique s’invite à la table des Grands de ce monde.
Deux pièces versées au dossier :
Ce vendredi 25 février, Thierry Blandinières, directeur général d'InVivo, s'est penché sur l'impact de la crise russe pour sa société, dans l'émission Le Grand Journal de l'Éco du vendredi présentée par Thomas Sasportas
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A trop privilégier les discours -qui plus est hypocrites- sur la défense de ses valeurs plutôt que celle de ses intérêts, l’Europe s’est enfermée dans une bulle d’irréalisme quant aux rapports de force géopolitiques du 21eme siècle.
Atlantico : Il y a plus de trente ans, l’URSS tombait en Europe entraînant une vague de changement de régime politique dans les pays de l’Est. Francis Fukuyama a alors théorisé « la fin de l’histoire » trop souvent simplifiée et résumée à l'idée que la démocratie libérale et l'économie de marché n'auront désormais plus d'entraves et que la guerre devient de plus en plus improbable. À trop considérer cette fin comme acquise et comme synonyme d’hégémonie occidentale, l’Union européenne s’est-elle enfermée dans une bulle d’irréalisme ?
Rodrigo Ballester : En simplifiant cette théorie qui est plus complexe qu’elle n’y paraît, plutôt oui, l’Occident (pas seulement l’Union Européenne) s’est endormi sur les lauriers de la prospérité et du confort et a oublié que l’Histoire avec un grand « H » existait encore et, de surcroît, qu’elle est surtout tragique ou du moins géopolitique. Ceci s’est traduit en Europe par une négligence de la puissance militaire et une naïveté diplomatique ahurissante qui d’une part ignorait certaines réalités ou tendances historiques et, d’autre part, a donné trop de place à la défense des valeurs au détriment des intérêts.
L’exemple de la Russie est paradigmatique. L’Occident en général a très mal géré la transition post-communiste de l’URSS, en sous-estimant dans les grandes largeurs le sentiment de déclassement du plus grand pays du monde et en assumant que « la démocratie et l’économie de marché » allaient tout régler. En oubliant, par ailleurs, la susceptibilité russe (surtout par rapport à sa zone d’influence qu’elle estime inviolable), l’agressivité qui en découle et le ressentiment envers cet Occident que la Russie perçoit comme un adversaire hostile. Des erreurs de calculs à répétition, une nonchalance géopolitique qui se payent aujourd’hui au prix fort.
Il ne s’agit aucunement de justifier l’invasion russe de l’Ukraine, une violation du droit international d’une énorme gravité et une agression aux conséquences incalculables. Je dis simplement qu’une approche plus ferme et réaliste sur le long terme aurait probablement refroidi les ardeurs guerrières de Putin.
- Quelles sont les erreurs stratégiques que l’UE a commises depuis la fin des années 80 et qui ont – d’une certaine manière - amené à notre impuissance actuelle face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie ?
Rodrigo Ballester : Erreurs stratégiques, faux pas, ou actes délibérés, la listes des gestes perçus comme arbitraires ou comme des provocations par la Russie est longue.
Il est évident que l’élargissement de l’OTAN jusqu’aux frontières mêmes de la Russie a été une mené avec une incroyable maladresse en assumant que Moscou avalerait ces couleuvres sans trop rechigner. Le sommet de Bucarest en 2008 au cours duquel l’OTAN ouvrit la porte à l’Ukraine et à la Géorgie reste une fracture majeure pour la Russie et la preuve, à leurs yeux, que l’Occident n’avait que faire des intérêts stratégiques russes. Pourtant, Putin avait été clair et cinglant un an auparavant dans son discours iconique de la Conférence sur la Sécurité de Munich. Il y avait vertement critiqué le monde unipolaire, il y fustigeait l’hypocrisie occidentale, évoquait l’érosion de confiance et se demandait même « contre qui » était mené l’élargissement de l’OTAN. Cinq mois plus tard, Moscou envahissait la Géorgie.
La reconnaissance du Kosovo a également été perçue par la Russie comme une violation unilatérale de la stabilité des frontières et l’exemple paradigmatique du « deux poids, deux mesures » occidental. Putin y faisant encore référence il y a quelques jours en annonçant la reconnaissance des républiques séparatistes d’Ukraine, c’est dire si c’est une plaie béante en Russie. Finalement, l’accord d’association entre l’UE et l’Ukraine, qui sur le papier n’avait pas l’air déterminant, déclencha les révoltes de Maïdan.
Plus généralement, en ce qui concerne la planification stratégique de l’Europe, il est évident que sa politique énergétique est n’une naïveté coupable. Comment concevoir que l’Europe reste largement dépendante des matières premières de ses adversaires, pourquoi donner cet avantage stratégique à Putin alors que les tensions vont bon train depuis une quinzaine d’années ? Comment enterrer le nucléaire alors qu’en plus d’être une énergie décarbonée, cette énergie réduit la dépendance de l’Europe ? Que penser du très contesté gazoduc Nordstream II, une aberration géopolitique, que l’Allemagne a imposé malgré les réticences de ses voisins européens et les remontrances de plusieurs présidents américains. Ils viennent d’en suspendre la certification, à la bonne heure… Tourner la page du nucléaire tout en construisant ce gazoduc est incompréhensible.
Finalement, il est évident que l’Europe dans son ensemble ne sera jamais prise au sérieux tant que son niveau de dépense militaire reste rachitique et qu’elle continue de déléguer sa sécurité totalement sur l’OTAN. L’UE est insignifiante sur tous les tableaux sauf sur le front commercial. C’est important, mais cela ne suffit pas à s’imposer.
- L’Union européenne a-t-elle trop tendance à privilégier la défense de ses valeurs plutôt que celle de ses intérêts stratégiques ? Quitte à donner de grands discours sans les faire suivre d’actes ?
Rodrigo Ballester : Pire que cela, quitte à faire de grands discours qui compromettent ses intérêts ! Oui, clairement, l’UE semble obnubilée par le discours moralisant des valeurs et se rêve en autorité morale. Sa politique extérieure (autant celle des institutions européennes que celles de nombreux états) multiplie les positions dogmatiques sur le ton docte et péremptoire des détenteurs de la vérité au détriment de ses intérêts les plus primaires. Cette attitude braque certains états tiers, mais elle mine surtout sa crédibilité auprès de certains autres qui voient la dérive politiquement correcte comme une aubaine géopolitique.
Ce messianisme est d’autant plus néfaste qu’il mine également la cohésion interne de l’Union alors que cette dernière est indispensable pour relever les défis géopolitiques qui assaillent l’UE. Comment échafauder une coordination européenne en matière de défense si le Premier Ministre hollandais déclare qu’il veut « mettre la Hongrie à genoux » après l’adoption de la loi sur la protection des mineurs? Comment bâtir la confiance nécessaire et parler d’une seule voix sur la scène internationale alors que Bruxelles retient les fonds de relance à la Pologne ?
Il y a un narcissisme fatal dans cette dérive. Alors que le monde suit son cours géopolitique, l’Occident et l’Europe se pâment devant le miroir de leur vertu. Résultat : des déclarations tonitruantes et menaçantes qui débouchent sur des actions qui le sont beaucoup moins. Joe Biden, vient de déclarer sur un ton martial…qu’il n’était pas encore prêt à exclure la Russie du système bancaire Swift, alors que les blindés avancent sur Kiev.
Attendons de voir, nous ne sommes qu’au début de ce conflit et il est difficile d’anticiper l’ampleur et l’impact des sanctions, mais pour l’instant, ces mesures semblent timorées face à la détermination et l’agressivité de Moscou. Et si demain c’était Taiwan ?
Notons que ce messianisme stérile est bien plus l’apanage de l’Ouest de de l’est de l’Europe. Les anciens pays communistes ont une conscience historique plus réaliste et sont dès lors bien plus pragmatiques.
- Le bouleversement géopolitique entraîné par le retrait Américain en Afghanistan aurait-il dû provoquer un électrochoc en Europe ? Pourquoi cela n’a-t-il pas été le cas ?
Rodrigo Ballester : L’électrochoc aurait dû se produire bien avant, à l’aune des avertissements dont Putin n’a jamais été avare, des rodomontades de Trump sur l’OTAN ou simplement en sortant la tête du guidon des valeurs et du commerce quelques instants pour constater que la géopolitique revenait par la grande porte après des années de prospérité et de calme. L’Afghanistan, c’était il y a quelques mois, autant dire quelques secondes à l’échelle de l’histoire, et ce fut plutôt le point culminant de décennies de négligence plutôt que le début d’une prise de conscience salvatrice. Nuançons, tout de même : les discussions sur la puissance européenne ou une politique de défense commune sont sur la table depuis des nombreuses années. Mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. La tâche est titanesque, certes, ce n’est pas une mince affaire, mais que cette naïveté ambiante, cette obsession des valeurs et ce refus de voir la réalité en face nous handicapent !
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Au vu de la situation actuelle, l’Union européenne peut-elle encore rebondir, sortir de ses illusions, ou est-elle condamnée à couler ? Qu’est ce qui pourrait faire basculer les choses dans un sens plutôt que l’autre ?
Rodrigo Ballester : Elle doit rebondir, et elle va rebondir. Soyons clairs, en attaquant l’Ukraine de la sorte, Putin a fait voler en éclats l’ordre géopolitique post Guerre Froide. Devant cette nouvelle donne historique, l’Europe ne peut se réveiller de sa léthargie et de sa candeur, il n’y a pas d’autre choix que ce sursaut majeur, c’est une question existentielle!
Il y a des signes encourageants : pour l’instant, l’UE agit comme un seul homme, et attendons notamment de voir la liste finale des sanctions européennes (adoptée il y a quelques heures) pour en estimer l’impact et l’ampleur.
Sur le long terme, il me paraît urgent que chaque Etat membre augmente ses dépenses militaires dans le cadre de l’OTAN, diminue rapidement sa dépendance énergétique (notamment à travers le nucléaire). Finalement, il est indispensable que l’UE redécouvre l’une de ses qualités originales : le pragmatisme. La meilleure façon d’unir les européens pour qu’ils relèvent les défis géopolitiques c’est de ne pas les opposer en interne à coups de débats dogmatiques et idéologiques. Franchement, quel est l’intérêt de s’affronter sur des sujets sociétaux alors que la guerre, la vraie, gronde aux frontières de l’Europe ?
L’heure est à l’union sacrée face à cette agression sans précédents et pour l’instant, l’UE réussit à parler d’une seule voix. Restons confiants.