Un soldat ukrainien dans le village de Pavlopol, bombardé en 2014 et 2015, sur la ligne de front dans les faubourgs de Marioupol, à quelques kilomètres de la partie du Donbass contrôlée par les séparatistes pro-russes. (BENJAMIN ILLY / RADIO FRANCE)
Andreï Kourkov j’ai lu son désopilant premier livre, devenu un best-seller « Le Pingouin » qui racontait l’histoire, à Kiev, de Victor Zolotarev, un journaliste sans emploi et de son pingouin Micha rescapé du zoo de la ville en pleine débine. Tous deux tentaient péniblement de survivre, entre la baignoire et le frigidaire de l'appartement. C’est alors que le patron d'un grand quotidien offrit à Victor d'écrire les nécrologies - les « petites croix » - de personnalités bien portantes. Bien évidemment, Victor s’empressait d’accepter ce job tranquille et bien payé. Mais comme à Kiev la vie est loin d’être un long fleuve tranquille, un beau jour, les fameuses « petites croix » se mettaient à passer l’arme à gauche, de plus en plus nombreuses et à une vitesse alarmante. Victor et son pingouin neurasthénique se trouvaient alors plongé dans la tourmente d’un monde impitoyable et sans règles, celui d’une république de l’ancien empire soviétique.
J’ai lu ensuite tous ses livres et le dernier Les abeilles grises est un petit bijou d’humour et d’humanité, pour moi le plus abouti.
À l’occasion de la publication de son nouveau roman intitulé Les abeilles grises, Andreï Kourkov a fait une escale sur le plateau du JT de 23h de France info ICI. Interrogé au sujet de la présence russe à la frontière de l’Ukraine, l’écrivain analyse : "Les ukrainiens sont habitués à vivre dans une instabilité normale. Il y a toujours des crises, toujours des problèmes dans la politique, dans l’économie du pays. Mais les ukrainiens s’adaptent aux problèmes."
Poésie et abeilles
Dans cet ouvrage, l’auteur conte l’histoire d’un apiculteur de 49 ans qui va prendre la route avec ses abeilles. Il a la volonté de trouver un endroit plus confortable pour les protéger à tout prix. Des abeilles comme un symbole du prix de la vie, de la poésie, du printemps et de l'espoir. « Des rêves de gens simples sur l’avenir du communisme », résume l’auteur qui explique que son personnage « pense que l'abeille est le seul animal à achever une société parfaite ».
Andreï Kourkov est un «habitant de la guerre», comme les personnages de son nouveau roman. L'écrivain ukrainien russophone raconte le road-movie de son personnage, un apiculteur de 49 ans, et commente les tensions actuelles à la frontière de l'Ukraine, région où la guerre menace... et confie également son goût pour la langue française. ICI
Dans un petit village abandonné de la « zone grise », coincé entre armée ukrainienne et séparatistes prorusses, vivent deux laissés-pour-compte : Sergueïtch et Pachka. Ennemis d'enfance, désormais seuls habitants de ce no man's land, ils sont obligés de coopérer pour ne pas sombrer. Et cela, malgré des points de vue divergents vis-à-vis du conflit. Sergueïtch sympathise avec un soldat ukrainien qui lui rend des visites furtives ; Pachka fréquente en cachette ses « protecteurs russes » pour se procurer des denrées alimentaires.
Leurs conditions de vie sont rudimentaires : charbon pour se chauffer, conserves pour se nourrir, bougies récupérées dans une église détruite pour s'éclairer. Les journées monotones de Sergueïtch sont cependant animées de rêves visionnaires et de souvenirs. Ce qui lui importe avant tout, ce sont ses abeilles. Apiculteur dévoué, il croit en leur pouvoir bénéfique qui autrefois attirait des clients venus de loin pour dormir sur ses ruches lors de séances de « thérapie curative ». Alors que l'hiver les abeilles demeurent dans sa grange, à l'abri du froid et des bombardements, il décide, le printemps venu, de leur chercher un endroit plus calme. Ses six ruches chargées sur la remorque de sa vieille Tchetviorka, le voilà qui part à l'aventure. Mais même au coeur des douces prairies fleuries de l'Ukraine de l'ouest et le silence des montagnes de Crimée, le grand frère russe est là, qui surveille...
« Les Abeilles grises » d’Andreï Kourkov : périple en Ukraine ICI
Critique Andreï Kourkov empreint de tendresse et de merveilleux la ligne de front où l’armée ukrainienne fait face aux rebelles séparatistes du Donbass.
Alain Guillemoles, le 09/02/2022 à 14:35
Traduit du russe (Ukraine) par Paul Lequesne, Liana Levi, 400 p., 23 €
Andreï Kourkov a pris son temps. Mais il a fini, dans son nouveau roman, par s’emparer du conflit qui s’est installé en Ukraine depuis sept ans et qui inquiète particulièrement ces jours-ci les dirigeants du monde entier. Il le fait à sa façon, à travers un conte plein de rebondissements, où le cocasse voisine avec le tragique, le merveilleux avec la cruauté. Et au milieu de ce grand drame collectif subsiste toujours un espoir, grâce à des personnages emplis de bonté et d’humour. Résultat : on retrouve, dans ces Abeilles grises, Andreï Kourkov à son meilleur, avec son talent de conteur qui sait émouvoir, surprendre, et se situer à hauteur d’homme.
Les soubresauts de la vie politique locale en arrière-fond
Depuis Le Pingouin, en 1996, le roman qui l’a fait connaître internationalement, Andreï Kourkov a tenu régulièrement la chronique des premiers pas de l’Ukraine indépendante. Les soubresauts de la vie politique locale se retrouvent souvent dans ses romans, même s’ils sont toujours transfigurés de façon drolatique. On se souvient du Dernier Amour du président, en 2005, dans lequel il campait un dirigeant ressemblant beaucoup au président de l’époque, Leonid Koutchma, transformé en spectateur de son propre destin. Mais depuis que l’Ukraine est entrée dans une zone de grandes turbulences, en 2014, cette veine semblait tarie.
Avec ces Abeilles grises, Andreï Kourkov livre à nouveau un roman ancré dans les événements présents. Et il parvient à en tirer un propos plus universel. Il met ainsi en scène un apiculteur qui vit dans l’est du pays, dans cette région où l’armée ukrainienne fait actuellement face à une rébellion séparatiste soutenue par la Russie. Sa maison se trouve précisément au milieu des lignes de front, dans un petit village de la « zone grise », coincé entre les deux armées.
Parfois, les combattants de l’un ou l’autre camp arrivent jusqu’à lui. Un seul voisin est également resté dans sa maison. Les autres habitants ont fui. Il n’y a plus d’électricité. La canonnade retentit régulièrement dans les environs. Mais Sergueï n’imagine pas de vivre ailleurs que chez lui, dans l’attente du moment où la paix reviendra, et dans celle du printemps qui lui permettra de sortir à nouveau ses ruches.
Ce miel qui guérit
Sergueï, en effet, est apiculteur. Ses abeilles occupent le centre de son monde. Lorsque vient le printemps, il charge ses ruches à l’arrière de sa vieille voiture, et s’engage dans un périple qui l’amène bien plus loin que prévu…
On ne peut dévoiler l’histoire. Mais ce qu’on peut en dire, c’est qu’elle nous offre une lecture des événements en cours, sans pour autant se soucier de géopolitique ou de grandes considérations. On y croise des vétérans de la guerre et des agents des services de sécurité russes qui exercent une surveillance étouffante. Il n’est ici question que de sentiments et d’humanité.
Sergueï est un homme simple, endurant et droit. Il est toujours prêt à partager ce qu’il a, c’est-à-dire bien peu de choses, à part son miel. Il a une capacité infinie à écouter ses semblables, tout en vidant quelques verres de horilka, cet alcool blanc ukrainien que les Russes préfèrent appeler vodka. Et il nous démontre à quel point les abeilles sont sages. Elles savent l’apaiser et le guérir de tous les maux.
EXTRAIT pages 363-64
« La vie semblait y battre son plein. Rien d’étonnant : les abeilles s’animent avec les premiers rayons du soleil et se mettent aussitôt au travail. On les voyait atterrir sur la planche d’envol, les pattes chargées de pollen destiné à leur communauté. Elles atterrissaient lourdement, avec maladresse parfois, repoussant leurs sœurs et leurs frères attardés devant le trou d’entrée.
Leur manège sur la planche était toujours fascinant. L’apiculteur pouvait passer facilement une demi-heure à observer « l’aérodrome » des abeilles. Il lui semblait même parfois en reconnaître certaines « à leur tête » ! D’autres fois il avait l’impression que les abeilles lui montraient un film. Comme en cet instant, par exemple, où plusieurs faux-bourdons étaient poussés dehors par l’orifice d’entrée, affaiblis et incapables de se défendre, du fait que les abeilles gardiennes les empêchaient d’accéder à la nourriture. Les faux-bourdons ne sortaient ni ne s’avançaient hors de la ruche, mais paraissaient en tomber, aussitôt suivis par de vigoureuses gardiennes, sûres de leur bon droit et de leur force, qui alors poussaient leurs victimes vers l’extrémité gauche de a planche d’envol. Tels de petits bulldozers ailés, elles les refoulaient jusqu’au bord, et les malheureux allaient voler dans l’herbe.
« La mort les y attend, songea, Sergueïtch sans pitié particulière. Mais bon, le plaisir se paie. Ils volent, récoltent du pollen, bâtissent des rayons, vivent comme le prolétariat, de la naissance à la mort. Certains n’ont pas le temps de grandir qu’ils sont expédiés dans le lit de la reine, où ils passent tout le reste de leur courte existence, comme dans un bordel, livrés du matin au soir aux plaisirs charnels. C’est bien sûr utile, profitable à la famille. Mais quel respect l’abeille ouvrière peut-elle nourrir à l’endroit du faux-bourdon ? Même s’il est son père. Aucun. Alors elles les chassent avant la venue du froid, afin de ne pas gaspiller miel et sirop pour ces parasites. Mais viendra le temps où la reine donnera naissance à de nouveaux pique-assiettes et de nouvelles ouvrières.
La sagesse de la nature, voilà ce qui enchantait Sergueïtch. Partout où la sagesse de la nature lui était apparente et intelligible, il en comparait les manifestations avec l’existence humaine. Il les comparait et ce n’était pas à l’avantage de la seconde. »
L'écrivain ukrainien Andrei Kourkov juge «immoral» de défendre la langue russe en Ukraine ICI
Par Le Figaro avec AFP
Publié le 13/02/2022
• Crédits : ANATOLII STEPANOV - AFP
La vie en "zone grise" : l'Ukraine de l'écrivain Andreï Kourkov
ÉCOUTER (43 MIN) ICI