Mon père, simple paysan, entrepreneur de travaux agricoles, conseiller municipal, lecteur journalier de la page politique de la Résistance de l’Ouest, auditeur attentif du débat politique national à la radio, homme engagé, pondéré, m’a inculqué le goût des idées, l’amour du débat, même s’il se révélait rude et passionné. Si je suis ce que je suis, c’est pour lui, grâce à lui. Mes choix politiques, mon engagement pour des idées, pour une conception de l’action où le « parler vrai » était minoritaire, rejeté par les électeurs, il en fut le socle. Je n’ai jamais oublié d’où je venais et j’ai toujours su là où je ne me rendrais jamais. Pour autant j’aime débattre, convaincre, ferrailler face à ceux qui ne pensent pas comme moi, j’en ai fait l’expérience auprès de Michel Rocard puis lors de la parution de mon fichu Rapport. Ce qui ne signifie pas que j’estime avoir toujours raison, loin de là, je sais passer des compromis au nom de l’action, de la prise de décision, mettre les mains dans le cambouis tout en restant fidèle à mon corpus d’idées.
Je ne connaissais pas Laurent Bouvet, je le suivais sur la toile, sa disparition me touche à double titre : il était atteint de la maladie de Charcot, il fut un ardent et studieux militant socialiste. Il en fut déçu, mais resta toujours loyal aux traditions et idées socialistes. Il fut plus exigeant voire critique avec ses dirigeants, les trouvant trop timides face aux mouvements qui avaient mis la République en joue.
Le déferlement d’hommages hypocrites sur les réseaux sociaux me remplit d’un dégoût profond.
Celui de Bernard Cazeneuve utilise des mots justes et témoigne d’une réelle et profonde empathie, c’est pour cette raison que je vous le propose.
La réflexion de Laurent Bouvet recèle des idées sophistiquées pour réaffirmer l’originalité de l’identité de la France (pour parler comme Fernand Braudel) et non pas de l’identité française (pour parler comme Charles Maurras). Et parmi ces idées, il y a la tenaille identitaire. Un instrument rhétorique qui figure le piège tendu à l’universalisme.
Les dents du bas de la mâchoire, c’est Tariq Ramadan et ceux qui nient le niveau de l’emprise islamiste dans certains quartiers, les dents du haut c’est Éric Zemmour et ceux qui voient de l’islamisme partout.
On peut extrapoler et utiliser l’outil de la tenaille identitaire, au-delà même de ce que souhaitait Laurent Bouvet. Dents du bas : l’accusation d’islamophobie. Dents du haut : l’accusation d’islamo gauchisme ; dents du bas : la cancel culture, dents du haut : l’arrogance boomer.
La République et ses valeurs (la laïcité) se sont laissées enserrer dans la tenaille. De n’avoir pas tenu ses promesses d’émancipation ou de lutte contre les discriminations, ou alors de n’avoir simplement pas su se défendre ?
Les deux, répondait Bouvet.
Bernard Cazeneuve : "Laurent Bouvet ou le sens de la République" ICI
L'ancien Premier ministre rend un hommage à Laurent Bouvet, le politologue, essayiste, et ardent défenseur de la laïcité, décédé le 18 décembre dernier.
Laurent Bouvet n'est plus. Pour sa compagne Astrid et leurs filles, l'absence doit être immense. Je pense à elles, à leurs proches et leur adresse mes sincères condoléances.
Je souhaite dans ces quelques lignes rendre hommage au républicain complet que Laurent Bouvet a été. La République, il en était fou. Cette ardeur républicaine, certains l'ont prise pour de l'inflexibilité. Les mêmes d'ailleurs qui faisaient semblant de confondre sa pugnacité avec de l'intransigeance.
C'est que Laurent Bouvet prenait les idées toujours très au sérieux. Pas seulement parce que la République vit du débat d'idées, mais parce que la République a besoin d'idées nouvelles pour pouvoir continuer son oeuvre par définition inachevée. Alors, ami des concepts, il en diffusera de nouveaux : "sens du peuple", "insécurité culturelle", "péril identitaire". Ces concepts, il voulait les poser mais surtout persuader ses contemporains d'y recourir. Avec l'espoir de pouvoir ainsi les sortir de leur négligente torpeur face à l'individualisme forcené, au libéralisme dévergondé et aux communautarismes devenus ivres de leur dogme.
Il chérissait les idées aussi parce qu'il savait que la politique a horreur du vide. Mais, pour autant, il ne vivait pas dans le monde des idées. Laurent Bouvet était un réaliste. Et pour lui, l'engagement dans la cité était la plus belle forme de réalisme qui soit.
Engagement au Parti socialiste tout d'abord, dont il fut pendant vingt ans un ardent et studieux militant, produisant de nombreux textes, participant à divers courants. Il en fut déçu, mais resta toujours loyal aux traditions et idées socialistes. Il fut plus exigeant voire critique avec ses dirigeants, les trouvant trop timides face aux mouvements qui avaient mis la République en joue.
Engagement dans le débat public d'idées sur les réseaux sociaux aussi. Il avait bien du mérite à le faire, dans un paysage dévasté par les approximations et les exagérations, rongé par les anathèmes. Il s'y colla, sans rechigner. Il voulait réfuter et contenir les figures publiques extrémistes car, pour lui, en les laissant s'exprimer bruyamment sans répliques, on leur laisse une visibilité que les indécis vont interpréter comme de la représentativité. L'autre enjeu pour lui, c'était précisément les indécis qu'il faut à tout prix empêcher de basculer, d'un côté ou de l'autre de la tenaille identitaire.
Engagement pour la chose publique tout du long. Universitaire universaliste et militant revenu de ses illusions, il cofonda le Printemps Républicain, véritable vigie de la République, dans un contexte où beaucoup perdaient leur boussole. Disons-le ici tout net : il a fait preuve de courage. Il a assumé les conséquences de ses convictions et assuré leur victoire sur la peur, contre la propension collective à la fuite. Le courage de rester droit, de dire ce qui est, d'assumer ses choix. Ce même courage dont il fera preuve face à la maladie.
Certes, le courage est contagieux, mais il faut bien que quelqu'un commence. Ce quelqu'un, ce fut lui. Il ne pouvait en aller autrement, face au lâche abandon de l'idéal universel prôné par d'aucuns, face à la défense passive et à trous de certains responsables en matière de laïcité. Albert Camus écrivait que "l'esprit est toujours en retard sur le monde". Eh bien, c'est un fait, en matière républicaine, la gauche a sans doute été en retard sur Laurent Bouvet. Et rien n'est encore assuré, chacun le voit.
N'en déplaise aux esprits polémiques, Laurent Bouvet fut toute sa vie un homme de gauche. Dans la pure tradition clemenciste : savoir être seul quand l'essentiel est en jeu. Que personne n'en doute, sa profonde conviction républicaine fut l'expression de sa conscience précise du danger que les entreprises identitaires font courir sur le vivre ensemble et l'avenir de notre communauté nationale.
Face à ces menaces, la République ne peut se défendre toute seule. Elle a besoin de citoyens engagés, prêts à la porter et à la répandre dans les coeurs et les esprits. Pas de République sans Républicains : c'était au fond son credo et l'héritage en forme de défi qu'il nous lègue. De ce point de vue, ses écrits vont résonner encore longtemps. Et chaque républicain convaincu, je le sais, pourra y puiser force et confiance dans les moments de doute et face à l'adversité.
Au fond, la vie de Laurent Bouvet s'est articulée autour d'une idée claire, celle de vouloir faire vivre la République. C'est donc faire acte de fidélité à son endroit que de participer au sursaut républicain qu'il n'a cessé d'appeler de ses vœux et dont la France a tant besoin. Il nous a montré le chemin. Il a notre infinie gratitude.