Lors d’une de mes moissons de livre en septembre au retour de mes « vacances », j’avais acquis « Madame Hayat » d’Ahmet Altan chez Actes Sud, au feeling, une belle et fascinante couverture, un auteur turc de ma génération l’ayant rédigé en prison, bien avant que l’on attribua le prix Femina étranger 2021.
Je viens de le lire.
Lisez-le c’est un beau et grand roman d’un homme libre dans un pays sous la botte d’un autocrate, une ode à la liberté sous toutes ses facettes, roman de la démesure, fou de sensualité
Au printemps, la Cour européenne des droits de l’homme avait condamné l’État turc pour le maintien en détention d’Ahmet Altan depuis 2016. Le lendemain, le 14 avril 2021, Altan était libéré. Soupçonné par le président Erdogan, comme d’autres intellectuels, d’avoir participé au putsch raté de juillet 2016, le journaliste, il était rédacteur en chef du quotidien Taraf,et écrivain a passé en fin de compte 4 ans et 7 mois en prison.
« C'est en marchant dans la cour de ma cellule, pendant des heures, que j'ai créé Madame Hayat. Je suis amoureux d'elle ! »
Ahmet Altan, l'a dédié lors de la remise du prix Femina « à toutes les femmes turques et kurdes injustement emprisonnées, pour des raisons politiques ».
« Majestueux, limpide et profond comme les eaux du Bosphore qu'il évoque au détour d'une page, le dernier roman d'Ahmet Altan, prix Fémina étranger 2021, est autant une oeuvre politique, qu'un hymne à l'amour et une ode à la littérature. Une émancipation par l'écriture.
Plutôt que de nous servir un pamphlet enflammé, l'écrivain délivre une oeuvre raisonnée et maîtrisée. « Madame Hayat » met en scène un jeune étudiant fou de littérature peu politisé dans un pays autoritaire, ressemblant fort à la Turquie, sans qu'elle ne soit jamais nommée. Condamné à la pauvreté après la mort et la ruine de son père, le jeune homme, prénommé Fazil, est riche d'aventures sentimentales. Il tombe amoureux, en parallèle, d'une femme mûre, Madame Hayat, rencontrée dans une émission de télé où il joue les figurants, et d'une étudiante en littérature, elle aussi condamnée à l'austérité, après que sa famille a été injustement spoliée de tous ses biens.
Double amour torride ICI
« Qu’il décrive par le menu la devanture d’une confiserie, la sensualité des femmes, les foules errant dans les rues, le « pouvoir magique » d’Ahmet Altan pour briser son enfermement brille de mille feux. Palpable jusque dans son écriture, simple, aérienne, tournoyante, l’ivresse de sa résistance porte le livre, traversé de fulgurances à la gloire de la littérature.
La plume de l'auteur glisse et nous emporte dans un tourbillon de sensualité, de découverte de la vie, de l'amour. Même si l'auteur ne situe pas son livre géographiquement et ne fait que mentionner la région du Bosphore, il nous révèle les difficultés de la vie en Turquie, une part de plus en plus importante de la population perdant son emploi, ses espoirs, son avenir, subissant une répression de plus en plus violente et aveugle
Ahmet Altan donne de la profondeur à ses personnages féminins dont il nous livre de très beaux portraits; à côte de Mme Hayat, libre, de Sila, déterminée, la professeur de littérature sait éveiller les consciences, déclencher la réflexion, la curiosité intellectuelle mais aussi résister courageusement à un pouvoir qui bâillonne la parole.
Sans jamais nommer la Turquie, Ahmet Altan installe une atmosphère de peur, d'étouffement, de violence dont il a été lui-même victime.
CITATION
« La littérature ne s’apprend pas. Je ne vous enseignerai donc pas la littérature. Je vous enseignerai plutôt quelque chose sans quoi la littérature n’existe pas : le courage, le courage littéraire. Ne vous contentez pas de répéter ce que d’autres ont déjà dit. Ce n’est pas ainsi qu’on travaille. Soyez courageux. La littérature a besoin du courage, et c’est le courage qui distingue les grands écrivains des autres. Voilà ce que vous apprendrez dans cette classe : le courage littéraire. »
Texte d'Ahmet Altan pour la remise du Prix Femina – 25/10/2021
« La littérature est un miracle. Et les personnages que crée la littérature vivent plus longtemps que les créatures de Dieu. Aucune être humain créé par Dieu ne peut survivre à Hector de Troie, à Hamlet, au père Goriot, à Faust, à Anna Karénine, au capitaine Achab ou au petit prince. L'autre avantage des créatures littéraires, c'est qu'elles sont plus robustes, plus fascinantes et plus durables que leurs créateurs…
Comme tous les enfants épris de littérature, j'ai grandi dans l'adoration de ce miracle, avec la croyance qu'il n'y avait rien de plus merveilleux au monde, animé d'une empathie et d'un amour profonds pour tous ces personnages. Et j'ai rêvé de faire partie d'un tel miracle, de baigner à mon tour – si peu que ce soit – dans cette lumière divine.
Aujourd'hui, ce miracle, je suis en train de le vivre.
Madame Hayat a vu le jour dans une cour de prison qu'elle a illuminé de son ironie et son sourire taquin. Pendant des jours, des mois, des années, elle a vécu avec moi en prison. Je l'ai aimée, je l'ai infiniment aimée.
On dit que les écrivains sont jaloux. Peut-être, oui. Mais leur jalousie ne s'étend pas à leurs créatures. Au contraire, ils veulent les partager avec les autres. Moi aussi, j'ai voulu que les autres aiment Madame Hayat autant que je l'aimais. Qu'ils tombent amoureux d'elle autant que j'en étais tombé amoureux. Qu'ils puissent l'apprécier autant que je l'ai appréciée.
Ce prix montre que vous l'avez aimée. Vous ne pouvez pas savoir le bonheur que vous donnez.
Aujourd'hui, Madame Hayat va là où je ne peux aller, elle rencontre des gens que je ne peux rencontrer, elle discute avec des gens à qui je n'ai pas la liberté de parler. Elle leur sourit, elle plaisante avec eux, et surtout leur rappelle qu'ils ne doivent pas trop se prendre au sérieux.
Elle a vu le jour en prison, mais aujourd'hui elle se promène dans Paris.
Libre, et heureuse.
Sa liberté me rend plus libre.
Je vous suis infiniment reconnaissant de m'accorder ce bonheur et cette liberté. Merci à vous toutes et tous. Vous m'avez offert bien plus qu'un prix littéraire.
Cette joie, j'aimerais partager ma joie avec quelques personnes : je veux dédier ce prix à toutes les femmes turques et kurdes injustement emprisonnées, pour des raisons politiques, au cours de ces années passées avec Madame Hayat. Pour leur dire que même si le droit et la justice les ont oubliées, la littérature, elle, ne les a pas oubliées et ne les oubliera jamais.
Je voudrais que comme Madame Hayat, aussi longtemps qu'elle sera libre, ces femmes puissent respirer le parfum de la liberté.
Une fois encore : merci à toutes et tous. Dans l'espoir et au plaisir de vous rencontrer un jour. » Ahmet Altan
Traduction : Julien Lapeyre de Cabanes