La Bataille de Poitiers (25 octobre 732).
Tavleau de Charles Steuben (1837).
Alexandrie, XIIIe siècle
Cette histoire, probablement d’origine arabe, est rapportée dans Il Novellino, un recueil de nouvelles, d’apologues et d’anecdotes qu’un écrivain florentin anonyme de la fin du XIIe siècle a réunis en puisant dans les traditions narratives de plusieurs pay. Elle se déroule en Égypte, à Alexandrie, dans les ruelles de la ville où les « Sarrasins » offrent des « aliments à vendre » de tous genres et qualités, le passant pouvant choisir selon son goût, « les plus propres et les plus délicats ».
Ce lundi (cette curieuse précision, sans importance du point de vue du récit, tend à rendre les faits plus authentiques et plus crédibles), Fabrat, un des cuisiniers sarrasins, est aux fourneaux dans sa cuisine quand il voit apparaître un pauvre « tenant un pain à la main ». C’est un habitant du lieu, un « Sarrasin », lui aussi. Comme il n’a pas d’argent, il met le pain au-dessus de la casserole et intercepte le fumet qui s’en élève : « Le pain étant ivre du fumet qui sort du manger », il y mord et avale morceau par morceau, jusqu’à la dernière bouchée.
Ce matin-là, Fabrat n’a pas vendu grand-chose et il est de méchante humeur ; il rudoie le pauvre, le bouscule et lui dit : maintenant paie-moi « pour ce que tu as pris qui m’appartient ». Le pauvre se défend : Mais, pardon, je n’ai pris que du fumet dans ta cuisine. Fabrat n’en démord pas : Paie-moi ce que tu m’as pris.
La dispute continue. La question soulevée par le cuisinier étant totalement inédite, on commence à en parler en ville, quand le sultan, intrigué par la difficulté du cas, décide de prendre l’affaire en main : il réunit ses « sages » et les charge d’examiner le problème. Deux écoles de pensée se distinguent aussitôt. Certains pensent que le fumet n’appartient pas au cuisinier, parce que ce n’est pas un aliment et qu’il ne nourrit pas, « et qu’il n’a pas de substance ni propriété qui soit utile » : le pauvre n’a rien à payer. D’autres observent que le fumet est quand même « conjoint au manger et qui’il est généré par la nourriture, laquelle appartient encore au cuisinier, puisqu’il ne l’a pas vendue : il serait juste de lui payer son travail.
« Après moult controverses », le verdict finit par tomber. Le conseil des sages est de faire payer les victuailles « selon leur monnaie ». Si le cuisinier vend le produit de sa cuisine « en donnant l’utile propriété de celle-ci », il doit recevoir de l’argent ; mais comme il a vendu du fumet, « qui est la partie subtile de sa cuisine », la juste récompense qui lui échoit consistera à faire tinter une pièce de monnaie et « le paiement sera fait du son qui sort de celle-ci ». Le sultan ordonne donc au pauvre de faire tinter par terre une pièce de monnaie, qu’il lui prêtera lui-même.
Cet amusant apologue a de subtiles implications philosophiques. On devine à l’arrière-plan l’héritage de la pensée aristotélicienne, dont le monde arabe fut le gardien pendant des siècles, au Moyen Âge, avant de la restituer à la culture européenne. On reconnaît en particulier la distinction aristotélicienne entre les propriétés substantielles et accidentelles du monde physique. Substantiel est ce qui appartient structurellement, ontologiquement à l’objet ; accidentel est ce qui le configure de manière occasionnelle, uniquement dans des circonstances données.
Les « sages » conseillent donc au sultan de séparer clairement les deux plans : si nous parlons de cuisine et de nourriture, le fumet est une qualité accidentelle – exactement comme le son d’une pièce de monnaie lancée sur le sol : produit par l’objet mais étranger à celui-ci. La substance de la nourriture, sa qualité nutritive intrinsèque, se transmet pà travers le goût et seulement lorsqu’on incorpore cette substance.
Tout cela est expliqué dans un court traité aristotélicien, à peu près contemporain du Novellino, consacré aux cinq sens et en particulier au goût, le sens qui perçoit et qui apprécie les saveurs. Il s’agit du Tractatus de quinque sensibus sed specialiter de saporibus – ou plus simplement, dans un autre manuscrit, Summa de saporibus. Son auteur anonyme commence par affirmer que l’on peut connaître la nature des choses – classée, suivant la tradition antique, d’après quatre qualités, le « chaud » et le « froid », l’ «humide » et le « sec » - principalement à partir de leur couleur, de leur odeur et de leur saveur, c’est-à-dire à travers la vue, l’odorat et le goût.
Cette connaissance n’est pas possible avec l’ouïe, car le son émis par un objet n’appartient pas à sa « substance » - l’histoire du cuisinier et du pauvre Sarrasin affamé semble avoir été écrite exprès pour le confirmer. Le toucher est trompeur, car il risque toujours de percevoir la qualité des choses de manière altérée – l’auteur donne l’exemple de l’eau, de nature « froide » même quand elle est réchauffée par une chaleur étrangère et qu’elle semblerait de nature opposée. Même la vue est sujette à l’erreur : ainsi, nous voyons une chose blanche et la croyons « froide » alors qu’elle peut être « chaude », comme nous l’enseigne le cas de l’ail. L’odorat fonctionne mieux, car il pénètre la nature des choses plus profondément, serait-ce de manière intermittente et imparfaite – cette particularité aussi justifie le débat entre les « sages » du sultan. En somme, l’odorat est le sens le plus proche du goût car il nous permet d’accéder à la connaissance, et il n’est certainement pas fortuit – comme l’enseignent à la fois l’expérience et la recherche physiologique – qu’il contribue de manière décisive à la construction des goûts : si on se bouche le nez, le goût tend en grande partie à disparaître. C’est en effet le goût, à travers les saveurs, qui connaît la réalité extérieure de la façon la plus complète et fiable. À travers lui, nous pouvons identifier « pleinement et parfaitement » la nature ou la « complexion » des choses, pour la bonne raison qu’il entre dedans, qu’il absorbe leurs propriétés et « s’y mêle totalement ».
L’intérêt principal des réflexions antiques et médiévales sur les goûts, c’est qu’elles reconnaissent dans les goûts eux-mêmes la qualité de la chose goûtée. Le goût n’est pas accident, il est substance. Il exprime et révèle l’essence des choses, et c’est un formidable instrument de connaissance. Saveur et savoir : les deux notions se superposent, à la limite de l’identité. N’ont-elles d’ailleurs pas la même racine ?
1 ; En italien, sapore (« saveur, goût ») et sapere (« savoir »