L’écrivain Jorge Semprun avec l’acteur Yves Montand à la Maison de la Radio à Paris en avril 1983. Louis Monier/©Louis Monier/Bridgeman images
La meurtrissure de la rupture récente avec le parti communiste baigne le scénario d’une nostalgie qui assume la fidélité mais refuse la complicité. Semprún, à travers l’écriture, s’auto-analyse comme si l’écran était un divan.
Un trouble étrange provient de la superposition du visage de Montand à celui de Semprún. Montand est Diego, donc, Semprún. Dans une séquence, l’acteur un verre vide à la main s’écrie, un brin excédé : « L’Espagne est devenue la bonne conscience lyrique de toute la gauche : un mythe pour anciens combattants. En attendant, quatorze millions de touristes vont passer leurs vacances en Espagne. L’Espagne n’est plus le rêve de 36 mais la vérité de 65. Trente ans sont passés et les anciens combattants m’emmerdent. » Montand parle le Semprún
Presque tout oppose Jorge Semprun, l’enfant de la grande bourgeoisie madrilène qui parle couramment trois langues, et Ivo Livi, dit Yves Montand, le fils d’immigré qui a quitté l’école à 12 ans. Lorsqu’ils se rencontrent, au début des années 60, nait une profonde amitié nourrie de leurs histoires respectives.
Deux vies riches en péripéties, pour Semprun faite d’engagement et d’héroïsme, pour Montand mélange de panache et du remords d’être passé entre les gouttes là où son ami avait payé si cher ses convictions. Deux vies romanesques, à coup sûr. Et c’est d’ailleurs ainsi qu’a choisi de les raconter Patrick Rotman, qui fut leur ami, dans un livre passionnant, « Ivo et Jorge », paru chez Grasset. Historien, auteur et réalisateur, notamment de plusieurs documentaires marquants sur la guerre, le communisme, le goulag, ainsi que d’un film avec Bertrand Tavernier sur les appelés de la guerre d’Algérie, Patrick Rotman livre ici un portrait intime de ces deux hommes que tout dans leurs origines et leur choix de vie séparait, et qui se sont trouvés et reconnus, ayant, chacun à leur façon, tenté de faire ce qu’il fallait pour demeurer en accord avec leur foi de jeunesse.