Le lieu était minuscule, bas de plafond, la cantine d’Ambrose depuis son arrivée à Paris avant la révolution ratée, son rond de serviette, son statut d’habitué auprès d’Andrée, petite bonne femme, poitevine, qui régentait le client : pas de réservation, on ne fume pas, on prend son café au bar, on se déplace si ça arrangeait la patronne pour placer de nouveaux arrivants. Tout le monde obtempérait dans la bonne humeur, certains étrangers en redemandaient. Au bar Martial le patron, placide, souriant, belge, forçant un peu sur le litron de Gamay de Marionnet, en cuisine, le chef un pays de la patronne, Hamid le plongeur algérien, officiaient dans 4 ou 5 m2. Le frichti familial, abondant, de qualité, goûteux, l'addition légère. On faisait la queue sur le trottoir. Je m’y sentis bien, comme un parfum d’enfance même si je ne pouvais s’empêcher de penser que le lieu aurait plu à Marie. Ambrose avait dû briffer la patronne, elle me traita comme un grand brûlé.
Ambrose ne me laissa pas le temps de souffler « Mon grand tu t’inscris en 3e année à Panthéon-Sorbonne…
- Moi je me serais bien vu à Vincennes…
- T’es louf, ça va être un repaire de chevelus, un dépotoir, une poubelle pour sociologues…
- Tu as sans doute raison mais pour te faire plaisir je m’inscris aux deux…
Au lendemain du « joli » mois de mai 1968, alors que les carcasses de voitures et les pavés parisiens jonchaient encore les artères du quartier latin, de Gaulle décida de réformer l’Université. Soucieux de ne plus voir son trône vaciller et son mandat présidentiel sclérosé par le mouvement estudiantin, le chef de l’État confia à son nouveau ministre de l’Éducation nationale, le sémillant et zozotant Edgar Faure, la rude tâche de gérer l’après mai. À commencer par l’éloignement des étudiants de gauche du centre de Paris et de ses ruelles propices à l’insurrection.
Décision prise de construire de nouvelles universités aux portes de la capitale pour accueillir les premières générations de baby-boomers et les « perturbateurs » gauchistes des facultés parisiennes. Résultat, en quelques semaines, sortirent de terre des milliers de mètres carrés de salles, d’amphis, de cafétérias, au cœur du bois de Vincennes. Cette faculté d’un nouveau genre, baptisée « centre expérimental » fut lancée avec l’appui du doyen éclairé de la Sorbonne Raymond Las Vergnas et sous l’impulsion d’Hélène Cixous, alors professeure à l’université de Nanterre2. « La contestation de Mai 68 était nécessaire, mais je savais qu’elle ne durerait pas. Qu’il faudrait que cela débouche sur quelque chose de durable. J’avais ce projet d’université en tête depuis quelque temps. Mai 68 a été l’occasion de le faire et du coup, avec l’aide de Jacques Derrida, j’ai créé Paris-VIII. » Ainsi, sous l’égide de cette spécialiste de la littérature comparée, une équipe d’une trentaine d’enseignants est bientôt constituée. Avec comme leitmotiv, rassembler ceux qui, au sein de l’université française, souhaitent un changement. « Les gens se connaissaient, on savait ce que pensaient les uns, les autres. Mais ils étaient disséminés un peu partout. Il fallait donc les réunir dans un même lieu et ça a été Vincennes. »
Ce n’était là que le hors-d’œuvre d’Ambrose, alors que nous attaquions le poulet au vinaigre, plat culte de la maison, il aborda la question cruciale de l’intendance, en prenant soin de ne pas me brusquer « Tout est réglé…
- Qu’est-ce qui est réglé ?
- Nous avons de quoi vivre sans soucis…
- Comprends pas…
- Tu me fais confiance ?
- Bien sûr que je te fais confiance !
- J’exécute les volontés du père de Marie…
- Qui sont ?
- Marie étant sa seule fille, il avait fait d’elle la présidente de sa fondation…
- Je sais.
- C’est toi qui la remplace.
- Pourquoi ?
- C’était la volonté de Marie.
- Elle avait prévu de mourir.
- T’es con, je voulais dire que ce serait la volonté de Marie.
- Encore une combine montée avec le papa…
- Et alors, tu as quelque chose contre ?
- Pas vraiment, j’accepte à une seule condition : c’est toi qui t’occupe de tout.
- Ça va de soi mon grand.