Le dîner se déroula joyeusement, de plus en plus joyeusement au fur à mesure de la descente des flacons de vins nu suisse. Louis menait le bal. Ambrose souriait comme le ravi de la crèche. À 10 heures pile, une grande tige blonde, cheveux courts, vêtue d’un ensemble pantalon noir, hauts talons, sans un soupçon de maquillage, s’avança vers leur table cornaquée, bien sûr, par le tavernier rondouillard qui lui présenta la chaise réservée. « Clotilde ! Heureuse de faire enfin votre connaissance, Ambrose ne parle plus que de vous : chouchou par ci, chouchou par là… Vous êtes ravissante… » Clotilde Aebischer-Brändli, archétype de la beauté froide germanique, en imposait, pourtant entre les deux femmes, si différentes, le courant passa de suite, la glace se rompit au contact de leurs yeux bleus, lavande pour chouchou, turquoise pour Clotilde.
- Si nous allions siroter un petit kirsch zougois sur la terrasse, ça permettrait aux comploteurs de comploter à leur aise pendant que nous papoterons. Rassurez-vous Chloé je déteste le kirsch nous prendrons une infusion de plantes. Je sais que c’est votre point faible…
Louis et Ambrose, avant de prendre place sur la terrasse, s’offrirent une promenade digestive sur les berges du lac. Les filles s’attablèrent, Clotilde en les regardant s’éloigner, avec une grande douceur, dit à Chloé, dont elle saisit la main, « De grands gamins, des chenapans septuagénaires, qui vont encore se lancer dans l’impossible, c’est leur drogue et, vous comme moi, c’est pour ça que nous les aimons. » Chloé la timide opina. « Louis et moi sommes de grands handicapés du cœur, lui, je pense qu’Ambroise vous a mis au parfum, sa calcification se nomme Marie, l’amour de sa vie ; pour moi, c’est d’une banalité familiale bien enterrée : l’inceste, mon père, son père, mon oncle, ils m’ont souillé avec une bonne conscience immonde. La chape du silence, se taire, ma revanche fut de m’extraire de ce cloaque si propre sur lui, si suisse, grâce à leur putain de fric.
Et puis, j’ai rencontré Louis à Paris, dans une petite sauterie Place des Vosges, chez les Lang, il s’y ennuyait avec une distinction rare. Jack lui témoignait des attentions un peu lourdes « Le meilleur connaisseur du monde agricole, français et mondial, il m’a accompagné en Loir-et-Cher lors de ma première campagne électorale… » qui semblait glisser sur son indifférence comme la rosée matinale sur l’herbe des prairies. Tout autre que lui en aurait profité pour se placer au centre des conversations, il sirotait sa flute d’un mauvais champagne en contemplant les lumières de la Place des Vosges. Moi j’étais là pour rencontrer ce connard de Buren qui, bien évidemment, m’avait posé un lapin. Comme je m’apprêtais à filer discrètement, nos regards se sont croisés, ils ont dû se transmettre notre ennui, Louis est venu vers moi « Et si nous allions dîner dans un petit bouiboui parisien, nickel chrome, évidemment, vous m’avez l’air très suisse alémanique. Je me trompe ? » Stupéfaite, j’ai opiné. « Je vais glisser un petit mot dans l’oreille de Jack pour lui dire que je vais conter fleurette à… » Il laissa sa phrase en suspens. Je m’entendis répondre : « à une galeriste suisse… ». Il volta, fendit le cercle des groupies du Ministre de la Culture de Mitterrand, Jack étala un sourire ravi lorsqu’il lui chuchota son message. Je ne sais plus dans quel bouiboui nous sommes allés dans le quartier ravagé des Halles. Fait exceptionnel, il ne m’a pas dragué, il m’a parlé de sa Marie. Il m’a fait manger des oreilles et des pieds de cochon, de l’andouillette et d’autres horreurs en ingurgitant un pinard infâme nommé Gros Plant. Au dessert il m’a dit « À vous, maintenant ! » et moi qui suis fermé comme une huître, je lui ai déballé le désastre de ma vie. À deux heures du matin nous sommes allés à l’Hemingway du Ritz nous tasser des cocktails. Je te le jure, je peux te tutoyer ?
- Oui, bien sûr.
- Aussi bizarre que ça puisse paraître à l’heure très matinale où il m’a reconduit à pied au Meurice tout proche nous ne nous étions pas encore présentés. Sous les arcades, raide comme un radis pour masquer son ivresse, il m’a dit sur un ton solennel rigolard : « moi c’est Louis, si ça te dit, venez prendre le petit déjeuner au 78 rue de Varenne, c’est ma crèmerie l’hôtel de Villeroy. » Et moi, totalement à l’Ouest, de lui répondre « Moi, c’est Clotilde. À quelle heure votre petit-déjeuner ? » « Quand vous voulez, je rentre de ce pas au bureau, j’ai un discours à pondre. » Je suis monté dans ma chambre, j’ai bu une bouteille d’eau minérale, me suis douchée, j’ai commandé au service d’étage une bouilloire de café, me suis habillée, j’ai ingurgité mes cafés, suis descendue, j’ai traversé le Jardin des Tuileries qui venait d’ouvrir, la passerelle au-dessus de la Seine, côtoyé le Musée d’Orsay, Solférino, Bellechasse, le 78 rue de Varenne où je suis entrée comme dans un moulin, gravi les marches de l’hôtel de Villeroy où un huissier à l’uniforme noir luisant m’a accueilli avec un large sourire « Monsieur Louis vous attend ». Il m’a introduit dans un vaste bureau en rez-de-jardin. Mon Louis assis derrière un vaste bureau empire grattait du papier.
- C’est un vrai conte de fée moderne…
- Attends la suite vaut son pesant de francs suisses ! Une soubrette, tout de noir courtement vêtue nous a apporté du café. Elle m’a lancé un regard aussi noir que sa jupe plissée, amoureuse du Louis sans doute. Alors tout est allé très vite. Louis a sifflé son café, m’a planté ses yeux rieurs dans les miens pour me déclarer « Clotilde nous devrions nous marier. Le mariage n’est après tout qu’un contrat civil inventé par Napoléon. Unissons nos malheurs pour nous donner un avenir… » Et, moi la comprimé qui contrôle tout, j’ai répondu oui. Nous nous sommes mariés, en toute intimité, au consulat général de France à Zurich. Mariage blanc, Louis c’est l’homme des fulgurances, ça dérape parfois mais son garde-fou Ambrose le remet de suite d’aplomb. Ce duo n’a pas d’équivalent Chloé, ils adorent marcher sur un fil, se mettre en danger, prends soin d’Ambrose qui, sous ses airs de gros nounours, est un tendre.
Ambrose et Louis revenait de leur promenade digestive, Chloé eut tout juste le temps de dire à Clotilde « demain matin on se fait un tour de lac, moi aussi j’ai un paquet en stock à te confier…