- Et puis un beau matin plein de soleil nous enfourchions nos vélos, filions tout droit vers le check-point Charlie. À notre grand étonnement personne ne se soucia de nos petites personnes. Notre bonjour en français aux Vopos sembla leur suffire ce qui nous laissa pantois mais nous requinqua. Nous pédalâmes gaiement sur des avenues, aussi larges que des autoroutes, qui nous menaient jusqu'à l'avenue Unter den Linden en passant par l'Alexanderplatz le nouveau centre-ville du « siège du gouvernement de la RDA » pour ne pas dire Berlin-Est capitale de l’autre Allemagne puisque celle de l’Ouest se contentait de Bonn…
- Pourquoi ce raid soudain vers Berlin-Est ?
- Une histoire de filles…
- Comme toujours avec vous…
- Nous nous emmerdions à l’Ouest. Les allemands de l’Ouest, ceux de Bonn la petite capitale de la RFA, n’aimaient guère les Berlinois de l’Ouest. Deux années avant la chute du mur, la vitrine la plus avancée de l’Occident libre, le petit joyau enfoncé dans le cul des pays du Pacte de Varsovie, et plus concrètement dans celui de l’autre Allemagne dite Démocratique, coûtait aux contribuables ouest-allemands la bagatelle de 22 milliards de deutschemarks, soit comme l’écrivait un de ces économistes adepte de la formule qui frappe les esprits « 41 857 marks à la minute ». Berlin-Ouest relevait pour beaucoup de la danseuse coûteuse et, chaque fois qu’ils postaient une lettre, le timbre de solidarité obligatoire du Notopfer Berlin – 10% de sacrifice pour la détresse – ça leur laissait, de 1948 à 1956, un goût amer sur la langue. Bien sûr, l’image humble et courageuse, du bourgmestre Willy Brandt qui saura par des gestes symboliques, lors de la répression sanglante par les russes de l’insurrection hongroise en 1956, où il prit la tête dizaine de milliers de jeunes manifestants se mettant en route vers la porte de Brandebourg au cri de « Russes dehors ! » ou lors de son agenouillement en 1970 devant le mémorial du ghetto juif de Varsovie, masquer toutes ces petites mesquineries petite bourgeoise.
- J’adore votre mélange étrange d’amourettes et de discours politique bétonné…
- Tu as raison, nos petits jeux du Berlin des années 70, qui peuvent prêter à sourire en ce début du XXIe siècle, où par-delà les effets d’intoxication du camp de ceux qui justifiaient l’enfermement, donc l’asservissement de leurs populations à un régime policier et bureaucratique, par la résistance à une autre mainmise : celle de l’impérialisme américain, choisir son camp relevait d’un vrai courage. S’en tenir au discours bêlant des pacifistes « plutôt rouge que mort » ou à celui des partisans de la lutte armée des FAR débouchant sur le vide et la violence aveugle, c’était se donner bonne conscience.
- Tu me dis que vous étiez pris au piège de Berlin-Est, je ne comprends pas pourquoi ?
- La Stasi nous avait repérés, nos copines étaient des opposantes, étiquetés comme des espions impérialistes, nous n’avions nulle envie d’aller respirer les geôles d’Hohenschönhausen…
- L’art et la manière de se fourrer dans un guêpier…
- Excellente remarque dont tu devrais tirer profit, mais ne revenons pas sur les choses qui fâchent. Nous sollicitâmes Sacha, l’homme des solutions. Très vite il nous informa qu’il allait nous exfiltrer sous le couvert d’une troupe de jeunes comédiens anglais du British Council qui, après avoir entamé sa tournée par Berlin-Est, partait le surlendemain pour le Festival International du Théâtre de Prague. La chance nous souriait, le régisseur et son assistant venaient de contracter la coqueluche. Nous prendrions leurs places nombre pour nombre. Il nous confia à Conrad qui nous entraîna à l’étage dans un bureau encombré de livres et de piles de paperasses recouvertes de poussière. « Donnez-moi vos papiers d’identité ! » S’asseyant derrière sa table sous une lampe très puissante, avec un soin d’horloger, Conrad entreprit l’extraction des photos de nos passeports en nous précisant qu’il allait nous établir un passeport de la République algérienne démocratique et populaire. « Pour vous ça présentera un double avantage : d’abord celui de la langue, vous pourrez vous exprimer en français ou en anglais sans que les nombreux gardes-chiourmes, qui ne manqueront pas de vous contrôler, s’en étonnent, ensuite vous bénéficierez du fait que dans nos démocraties populaires l’Algérie de Boumediene jouit, en tant que membre éminent des non-alignés, d’un grand prestige. Je m’inquiétai des visas. « Entre pays frères c’est relax, et d’autant plus que vous êtes officiellement des protégés de Boumediene... » me rétorqua Sacha qui, d’un ton désinvolte, ajouta « le plus difficile pour vous sera de sortir de la nasse des pays du Pacte de Varsovie. Là il vous faudra jouer serré... »
Le car dans lequel nous embarquâmes, un British Leyland, avait des allures de bus psychédélique avec sur ses flancs des fleurs peintes cernant des décalcomanies de portraits de Marx, Gandhi, Castro, des Beatles et bizarrement de la Reine d’Angleterre et son porte-bagages couvert d’une bâche bleue arborait la colombe de la paix. Nous gagnâmes, Louis et moi, les places du fond qui nous étaient réservées. Les saluts furent joviaux mais nous dûmes nous habituer à nos nouveaux prénoms. Le voyage se passa sans incident et nous nous retrouvâmes à la tombée de la nuit dans un hôtel pour congrès, en lisière de la ville, genre monstruosité de verre et d’acier à la sauce soviétique. Depuis notre arrivée nous étions flanqués de trois accompagnateurs officiels. Sacha m’avait prévenu « c’est l’usage, tu fais comme si tu ne le remarques pas. Votre chambre sera fouillée. Ne jouez jamais au plus malin. Souriez sans arrogance ça les rassurera... »
Nous devions repartir, direction Varsovie, dans cinq jours. Nous retrouver aux portes de l’empire soviétique me renforçait dans l’idée que c’était là que la tenaille allait se refermer. La première ouverture vint de Louis qui, au détour d’une conversation, m’informât que deux de ses partenaires chiliens, membres du MIR, regagnaient leur pays car ça chauffait dur pour le bon docteur Allende. L’un d’eux, Ernesto, heureux que nous souhaitions les accompagner, se rendit à l’ambassade d’Algérie pour obtenir, en urgence, deux visas pour prendre le vol 2616 de la SAS en partance de Prague pour Quito via Schiphol. Pour bien comprendre la mécanique en œuvre, il faut se garder de comparer le temps d’aujourd’hui à celui d’une époque où les liaisons entre les ambassades et leur pays d’origine ne bénéficiaient pas des moyens modernes et rapides de communication. Le téléphone comme les téléscripteurs étaient utilisés avec parcimonie car les grandes oreilles américaines tétanisaient les services d’en face. Pour les visas le poste gardait une capacité d’appréciation et c’est ce qui nous sauva d’un contrôle tatillon. Le fonctionnaire déploya un zèle qui nous permit d’obtenir en un temps record les sésames des autorités tchèques qui se hâtèrent de faire plaisir à des ressortissants de partis frères s’embarquant à la hâte pour soutenir un président affichant ses amitiés avec Castro.
Restait maintenant pour nous à exécuter la partie physique de notre évasion et là nous allions devoir jouer serré. Comment allions-nous faire pour nous éclipser sans éveiller l’attention de nos cerbères ? L’avion décollait au milieu de l’après-midi et, par chance, l’aéroport se situait à quelques kilomètres de notre hôtel. L’achat de nos billets, via l’agence d’Air France à Prague, fut le premier test de notre capacité à passer au travers des mailles du filet. Mon choix de la Compagnie Française, qui assurait la représentation de SAS dans la capitale tchécoslovaque, n’était pas du tout innocent. Je m’y étais rendu sitôt que nous avions formé le projet de nous éclipser.
Mon plan était simple mais risqué. Chaque jour, une camionnette conduite par un vieux pépère très porté sur le schnaps se rendait à l’aéroport en début d’après-midi pour aller récupérer la presse internationale qui était ensuite distribuée aux différentes délégations. Mes relations avec le préposé étaient des meilleures. Je lui avais, en effet, procuré une bouteille de Cognac que j’avais déniché dans un magasin d’Etat réservé aux hiérarques auquel lui, simple pékin, n’avait pas accès. À plusieurs reprises je l’avais accompagné. Après le déjeuner j’annoncerais très officiellement que nous devions nous rendre à l’ambassade d’Algérie pour y réceptionner des documents arrivés par la valise diplomatique. Les seconds couteaux des services de Sécurité sont toujours très respectueux vis-à-vis de ceux qui manient des documents de ce type. Ma demande les prendrait de court. La bureaucratie à en horreur l’improvisation. Afin de leur sortir une épine du pied je proposerais d’accompagner le préposé à la presse à l’aéroport puis, de là je prendrais le bus pour me rendre à l’ambassade. De nouveau c’était risqué mais jouable. Dernier point d’importance : nous ne pouvions, sans éveiller les soupçons des douaniers, partir pour l’Amérique du Sud sans bagage.
Tout se passa sans la moindre anicroche, mon plan semblait couler de source, fluide. Après nous être enregistrés et avoir indiqué aux douaniers, forts compréhensifs à l’endroit d’invités de leur beau pays démocratique, que nos bagages allaient arriver avec nos camarades chiliens qui prenaient le même vol, nous gagnâmes la salle d'embarquement. Notre zinc, en provenance de Zurich, se payait un retard non chiffré. Au-delà de deux heures d’attente tout mon beau plan risquait de s’effilocher : nos gardes-chiourmes allaient s’apercevoir de notre absence. Par bonheur, très vite, le timbre aigu d’une voix annonçait, dans un anglais guttural, que notre vol SAS 2050 était annoncé pour la demi-heure qui suivait. Nous poussâmes un ouf de soulagement lorsque sur le tarmac les passagers en provenance de Zurich, une petite vingtaine, en file indienne, comme crachés par le gros tube d’acier, progressèrent en direction du hall d’accueil. Un camion-citerne allait se placer près du flanc droit de notre Mac-Donnell-Douglas. Dans une petite demi-heure nous devrions être en bout de piste, prêt à décoller. Sauf événement de dernière minute notre opération « extraction du guêpier » se solderait par un succès.
- Et ce fut le cas…
- Oui !