Marie aimait l'océan. Dans son maillot de bain une pièce blanc nacré c'était une sirène. Elle glissait vers le large pour n'être plus qu'un petit point à l'horizon. Moi le terrien balourd je l'attendais sur le sable pour l'envelopper dans un grand drap de bain. La frictionner. La réchauffer. Lui dire que ne nous ne nous quitterions jamais. Elle répondait oui. La serrer fort pour entendre son cœur cogner contre ma poitrine. Ce premier jour d'elle, pendant tout le temps où elle n'était encore qu'elle, j'en garde bien plus qu'un souvenir, je le vis chaque jour. Marie, son prénom, son scooter vert et son grand frère arrogant, voilà en tout et pour tout ce que je savais d'elle et l'affaire était pliée. J'allais passer ma vie avec cette grande fille droite et simple. Nous étions allés manger des berniques et des sardines grillées dans un petit restaurant aux volets bleus. Le serveur avait allumé des bougies. Elles grésillaient. Marie était aussi fraîche et belle que Françoise Hardy. J'adorais Françoise Hardy. Je le dis à Marie. Elle rit : « Et moi tu m'adores comment ?
- Comme le beurre de sardines...
- J'ai peur...
- Quand j'étais petit j'aurais vendu mon âme au diable pour une bouchée de pain qui avait saucé le beurre de sardines...
- Suis fichue Louis. Tu vas me croquer...
- J'hésite...
- Menteur !
- Es-tu baptisée ?
- Non !
- Alors je peux car ce ne sera pas un péché...
- Je suis juive !
- Moi je suis goy et je t'aime !
- Que tu dis.
- Je ne l'ai jamais dit.
- Menteur !
- Et toi ?
- Je ne veux que toi !
- Puisque je t'aime plus que le beurre de sardines, je vends mon âme au diable des goys pour le prix d'une petite juive qui ne veut que moi. Tope là !
Nos mots, nos rires, nos silences, le Muscadet, les deux babas au rhum couverts de Chantilly, le mitan du grand lit, des draps frais et parfumés, un rideau de gaze qui se gonfle sous la brise, nos caresses, nos premiers émerveillements, le cœur de la nuit, le lisse de ses cuisses, son souffle sur mon cou, nos enlacements, nos maladresses, le rose de l'aurore, la découverte de nos corps, notre désir, le café chaud dans de grands bols... Le 24 mai 1968 était le jour d'elle, le seul jour, l'unique. Le lendemain de notre premier jour, sous la douche, Marie me savonnait le dos. Je fermais les yeux sous le jet dru, je l'entendais me dire « dimanche nous irons voir mon père... » J'ouvrais les yeux avant de lui répondre un « oui bien sûr » comme si ça allait de soi. J'ajoutais d'ailleurs un « ça va de soi » qui la faisait rire. Là, sans réfléchir, je lui balançai très pince sans rire dégoulinant « et ta mère dans tout ça, elle compte pour du beurre... », ma Marie m'aspergea en se moquant de moi « ne t'inquiète pas de maman mon canard. Elle, tu vas la voir dans une petite heure. C'est pour ça que je te récure. Maman est une obsédée de la propreté... »
La situation matrimoniale des parents de Marie était simple et originale. Toujours mari et femme, ils vivaient séparés : elle à Nantes, officiellement seule, en fait occupant la position de maîtresse du plus riche notaire de la ville : Me C… ; lui à Paris, seul avec quelques éphèbes par-ci par-là. Entre Nantes et Paris leurs cinq enfants allaient et venaient. Marie m'exposa tout ça, au bas de l'immeuble de sa mère, en attachant l'antivol de son scooter. D'un air entendu, tout en lui caressant les cheveux, je ponctuais chacune de ses phrases par de légers « hum, hum... » qui traduisaient bien mon état d'absolue lévitation ce qui, en traduction libre signifiait « cause toujours ma belle. Tu pourrais m'annoncer que tu es la fille adultérine de Pompidou ou la bâtarde de Couve de Murville que ça ne me ferait ni chaud ni froid. Sur mon petit nuage je m'en tamponnerais la coquillette... » Nous prîmes l'ascenseur. Marie était resplendissante. Je le lui dis. Elle fit le groom. M'ouvrit la porte grillagée et d'un geste ample m'indiqua la porte sur le palier. La plaque de cuivre, au-dessus de la sonnette, me sauta aux yeux. Je découvris le patronyme familial. Le choc fut rude.