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2 mai 2021 7 02 /05 /mai /2021 08:00

 

Et puis il y eut Marie.

 

Le 24 mai 68, pendant que les tracteurs tournaient autour de la fontaine de cette place encore Royale, Louis était de ceux qui, installés dans la verrière de la terrasse du café le Continental, prêchaient la bonne parole à un auditoire rétif mais attentif. Le Conti QG des jeunes gens de la bonne bourgeoisie nantaise, majoritairement des étudiants en médecine, le CHU n’était qu’à quelques encablures de la place. En ces temps agités les carabins, du moins ceux qui réfléchissaient, pas encore obnubilés par la hauteur de leur chiffre d'affaires ou le niveau de leur standing social, très « on fait médecine comme on s'engage dans une grande aventure », un vrai combat, presque un apostolat, ne supportaient plus l'omnipotence des mandarins et la sclérose d'une bonne part de leur enseignement. Eux, comme les malades, devaient subir sans moufter les diktats et les caprices de grands patrons absentéistes pas toujours compétents. De plus ils marnaient comme des forçats pour des prunes. La contestation, échevelée et festive, des lettreux, cadrait assez bien avec leur goût très prononcé pour une langue crue et la main aux fesses des infirmières. Ils charriaient gentiment leur sabir de plomb et leur obsession maladive à se référer à des modèles illusoires, mais les chevelus, leur rendaient la monnaie de leur pièce en raillant l'illusion de l'apolitisme et la césure qu'ils maintenaient entre l'hôpital et la cité. Avant les événements ils se croisaient dans les tonus - bals chics et chauds - aux salons Mauduit, concurrents pour les filles, acolytes au bar. Depuis que tout pétait, que mandarins et politiques se planquaient, ça discutait ferme.     

                 

Le patron du Conti, gagné par la grâce, faisait servir à volonté des demis de bière. Louis n'avait rien dans le ventre depuis son café du matin, ses yeux se brouillaient, il se sentait à la limite de l'évanouissement, lorsqu’une belle main se posa sur son bras et qu’une voix douce lui disait «  tu dois avoir faim... » et que l'autre main lui tendait un sandwich « C'est un sandwich au saucisson sec comme tu aimes... ». Comment le savait-elle ? Il le lui demanda. Elle rit, un rire clair. Ahuri, Louis la contempla, elle était étonnante, non, bien plus, rayonnante, une légère coquetterie dans l'œil, des cheveux longs et soyeux qui s'épandaient sur ses épaules nues et, tout autour d'elle, comme un halo de sérénité. Elle n'était pas belle. Elle était plus que belle, incomparable. En la remerciant, Louis se disait que, sa robe boutonnée du haut jusqu'en bas, d'ordinaire, il aurait eu envie de lui ôter. Là,  Louis pointa son regard sur le bout de ses pieds et rencontra le bout des siens. Elle portait des ballerines noires. Louis adorait. À loisir il la contemplait. Elle avait l'air d'une jeune fille sage mêlant romantisme et pieds sur terre. Lui si disert, restait sans voix. Elle se penchait pour lui murmurer à l'oreille, en pouffant, «Tu crois que nous allons bâtir un monde meilleur ? » Louis s'extasiait sur ce nous, il le réduisait déjà à eux deux. Leur proximité, le troublait, il refrénait son envie d'effleurer ses lèvres, la peau ambrée de son cou. Louis imaginait une trace de sel, d'embruns, il la sentait naïade. Tel un naufragé, abandonnant le souci du bonheur de l'humanité opprimée, Louis lui posa une étrange question : « Aimes-tu la mer ? »

 

À la question de Louis elle répondit, en empoignant son cabas de fille, un oui extatique, en ajoutant « C'est mon univers... » Louis racontait la scène à Ambrose : « Nous nous levions. Naturellement elle passait son bras sous le mien. Les cercles s'ouvraient. Nous les fendions tout sourire. Certains, des à elle, des à moi, nous lançaient des petits signes de la main. Aucun ne s'étonnait. C'était cela aussi le charme de mai, ce doux parfum de folle liberté, cœur et corps, hors et haut. J'étais fier. Elle traçait un chemin droit. Nous laissâmes le fracas de la nouvelle place du Peuple derrière nous. Sur le cours des 50 otages nous croisions un groupe de blouses blanches remontées, bravaches comme s'ils allaient au front. Dans le lot, un grand type tweed anglais, nœud papillon et Weston, gesticulait plus que les autres, l'œil mauvais, un rictus accroché aux lèvres. À leur hauteur, il vociférait « Alors Marie on se mélange à la populace... » Elle, son prénom surgissait dans mon univers, c’était Marie. Ses doigts se faisaient fermes sur mon bras. Nous passions outre. Elle, devenue enfin Marie par le fiel de ce grand type hautain, d'une voix douce, me disait comme à regret, « Ne t’inquiètes pas, ce n'est qu'un de mes frères... Il est plus bête que méchant... »

 

Tout en elle me plaisait. Elle m'emballait. Je la suivais. Elle me montrait un vieux Vespa vert d'eau. Je la suivrais tout autour de la terre, au bout du monde, là où elle voudrait. Pour l'heure, sans casque, nous filions vers Pornic. Filer, façon de parler, l'engin ronronnait comme un vieux chat mais ça nous laissait le loisir d'apprécier le paysage et de papoter. Tout un symbole, elle conduisait et moi, avec délicatesse j'enserrais sa taille, je l'écoutais. Quel bonheur de se taire. Marie parlait. De moi surtout, j'avais le sentiment d'être dans sa vie depuis toujours. Spectatrice de nos palabres interminables elle avait su pénétrer dans les brèches de mon petit jardin d'intérieur. Moi, le si soucieux de préserver l'intégrité de celui-ci, je ne prenais pas cet intérêt pour une intrusion. Marie la douce me disait tout ce que je voulais ne pas entendre de moi et je l'entendais.  

En Mai 68, la révolte des tracteurs à Nantes

 

Mai 68 à travers la France (2/3). Une improbable jonction étudiants-ouvriers-paysans s’opère le vendredi 24 mai, à Nantes, lorsque les tracteurs envahissent la place Royale.

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Publié le 30 mai 2018 
L’entrée des tracteurs et des paysans en colère, le 24 mai 1968, dans le centre-ville de Nantes.
Pour ne pas manquer la ferme des Batard, à la sortie de Pont-Saint-Martin, au sud de Nantes, il faut s’arrêter avant la grande boucle que forme la D65, à La Moricière. La révolution des paysans de Loire-Atlantique a commencé là, dans leur cour, en mai 1968. Pas seulement, car des rassemblements identiques avaient lieu au même moment dans la région. Mais ce vendredi 24 mai, tous les tracteurs du canton se sont retrouvés autour de René Batard, avant de rouler vers la ville, à moins de 20 km.

Les fils de René, Jérôme et Olivier, n’ont pas encore 10 ans. Ils ont aidé à remplir de fumier le F-237 D Mc Cormick-International, équipé d’une fourche hydraulique et d’un épandeur. Le coûteux tracteur (il s’en vend encore sur Internet, de 1962) a été acheté à tempérament, au Crédit agricole, cela va sans dire : 40 000 francs, une dette sur sept ans. Dans le fumier, les gamins ont glissé des cailloux. « Quand l’épandeur se mettait à tourner à toute blinde, ils n’aimaient pas trop cela, les CRS », note Jérôme, l’aîné.


 

Une grande pancarte a été confectionnée et arrimée au tracteur comme une oriflamme : « Place au peuple », le mot d’ordre du jour. René a vissé sa casquette sur sa tête, ajusté ses lunettes sombres, deux accessoires qui ne le quittent jamais – au point que, pour passer incognito, il lui suffisait de les enlever. L’agriculteur de Pont-Saint-Martin a été l’un des premiers à souscrire à la modernité à marche forcée de ces années 1960. Quand il a acheté une clôture électrique, on l’a accusé de tous les maux, comme une sorcière de village.

René Batard sur son tracteur, avec la fameuse pancarte « Place au peuple ».

Ce fameux vendredi, René Batard veut accomplir un acte symbolique, auquel il réfléchit sur son tracteur, clope au bec, en passant devant le château des ducs de Bretagne. Il a l’intention de répandre son fumier sur la place Royale de Nantes et d’accrocher sa pancarte sur la fontaine qui y trône. A son sommet, une déesse de marbre représente la ville, personnifiée par Amphitrite, munie du trident de son époux Neptune. Un sceptre aux airs de fourche. Le paysan y rebaptisera le lieu, place du Peuple. Au XIXe siècle, elle s’appelait bien place de l’Egalité.

Il faut grimper par-dessus les statues de bronze allégoriques, escalader les trois bassins de granit et même s’empailler avec des étudiants chevelus qui veulent suspendre de leurs propres mains le message révolutionnaire. Des zazous ! Des hippies ! « Poussez-vous de là, les branlochons », a tonné René, fichu caractère.

Répression disproportionnée

Mais tout le monde ne pense pas comme René Batard, parmi les paysans. Certains rêvent de la jonction étudiants-ouvriers-paysans, qui, d’une certaine façon, s’est produite, à Nantes. En témoigne le livre de Yannick Guin, La Commune de Nantes, publié en 1969, dont l’éditeur, François Maspero, a soufflé le titre. Chez les étudiants nantais, la contestation a pris des allures d’émeute. Dans cette université ouverte en 1962, peuplée d’étudiants aux revenus modestes, le retrait d’une bourse de logement et l’absence de réponse de l’administration ont provoqué une réaction en chaîne. Les contestataires ont envahi le rectorat, fumé les cigarettes du recteur, bu son whisky, uriné sur la moquette, actions certes répréhensibles, mais la violence de la répression paraît disproportionnée, commente le réalisateur Jacques Willemont dans son documentaire, L’Autre Mai, Nantes mai 68.

La solidarité des paysans avec les ouvriers s’impose plus encore qu’avec les étudiants pour des raisons historiques.

La solidarité des paysans avec les ouvriers s’impose plus encore qu’avec les étudiants pour des raisons historiques. L’un de ses artisans s’appelle Bernard Lambert. Le charismatique syndicaliste se trouve au pied de la fontaine, où les discours du jour sont prononcés, en compagnie de son complice de toujours, Médard Lebot. Lambert, membre du Parti socialiste unifié (PSU) depuis deux ans et responsable de sa commission agricole, commencera après les événements de mai la rédaction d’une « bombe », publiée en 1970 au Seuil, Les Paysans dans la lutte des classes. Ce manifeste dénonce le capitalisme industriel et financier dans l’agriculture et la prolétarisation des paysans. Traduit en plusieurs langues, il se vend à 100 000 exemplaires et fait du leader paysan un des intellectuels du mouvement.

Lambert, Lebot, Batard et la quasi-totalité des quelque 4 000 manifestants appartiennent soit à la FDSEA, Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles, branche de la puissante FNSEA en Loire-Atlantique, soit au CDJA, la déclinaison « jeunes » du syndicat. C’est le cas des frères Blineau, Pierre à gauche et Joseph à droite, perchés sur la statue, qui tiennent une banderole au slogan radical, « Non au régime capitaliste, oui à la révolution complète de la société ». Joseph est mort l’an dernier et Pierre a pris un mauvais coup en aidant ses petits-enfants à séparer un veau de sa mère. Mais Paul, leur frère, malgré ses 83 ans, est l’une des figures de la résistance dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Il y va tous les jours, qu’il pleuve ou qu’il vente. Au bas de la fontaine, une bannière plus sage proclame : « Avec tous les travailleurs, les agriculteurs exigent le plein-emploi, la parité des revenus et du niveau de vie ».

« L’Ouest veut vivre »

Comment ces slogans ont-ils pu fleurir au sein de la FNSEA, un syndicat réputé de droite, parfois soupçonné de flirter avec l’extrême droite, auquel on a même reproché des relents pétainistes ? Il est dirigé par les céréaliers d’Ile-de-France et les betteraviers du Nord, grands chasseurs de subventions qui mènent la guerre des prix à Bruxelles, la main dans celle des géants de l’industrie agroalimentaire. C’est du moins ainsi que le voient les paysans de Loire-Atlantique, dont les intérêts ne sont guère représentés dans ce système.

« Ils avaient du fric et rien à faire de nous », résume Marie-Paule Lambert, 83 ans, qui a milité aux côtés de son mari, puis sans lui, après sa disparition accidentelle, en 1984. « Les paysans s’endettaient jusqu’au cou, ils prenaient tous les risques et la production ne correspondait pas à leurs frais », rappelle cette femme engagée, toujours très active et rédactrice de nombreuses études sur la place des agricultrices ou sur la question scolaire. Elle apparaît sur quelques photos, rare femme présente au même rang que les hommes, dans cette manifestation.

Les signes du divorce annoncé entre la FNSEA et une partie des agriculteurs de l’Ouest, qui ont commencé à se fédérer en dehors de la maison mère au milieu des années 1960, ne datent donc pas de ce 24 mai. Mais ce fossé grandissant explique la coexistence de slogans inspirés du marxisme avec des revendications plus classiques ou franchement corporatistes. Au demeurant, c’est la FNSEA qui a appelé à cette mobilisation pour faire monter la pression avant des négociations serrées à Bruxelles sur les prix agricoles, à la fin du mois. Les paysans de l’Ouest y ont répondu d’une façon spectaculaire qui ne doit pas faire illusion.

Ce n’est pas l’avis de l’influent syndicat qui leur importe. Dans cette région très catholique, où les familles nombreuses sont encore la règle, il n’est pas rare qu’un enfant ou deux reprennent la ferme, tandis que les autres partent à l’usine, plus rarement à l’université. Non seulement le monde paysan et le monde ouvrier cohabitent pour raisons familiales, mais leurs organisations se parlent depuis longtemps. En 1967, à Guidel, dans le Morbihan, les syndicats d’agriculteurs et d’ouvriers ont signé une plate-forme commune de revendications sous l’appellation « L’Ouest veut vivre ». « Cela nous semblait logique, cette unité paysans-ouvriers, et primordial », note Jean Bréheret, 77 ans, alors membre du CDJA de Loire-Atlantique, un des seuls de sa génération à ne pas venir de la Jeunesse agricole catholique (JAC).

« Ouvriers d’usine et des champs »

Ils ont défilé maintes fois sous des pancartes communes avec les ouvriers, comme à Issé (Loire-Atlantique), en 1963 : « Ouvriers d’usine et des champs, unis pour la défense de leurs intérêts ». En octobre 1967, à Redon (Ille-et-Vilaine), Bernard Lambert fustige, devant 15 000 paysans, ces céréaliers qui parlent au nom de tous à la Commission européenne. « Résultat ? Lait : 0 % de hausse pendant deux ans ; porc : 0 % pendant un an ; bœuf : 1,2 % ; aviculture, rien », souligne l’éleveur, à la tête d’un grand poulailler industriel. En revanche, une augmentation espérée de 7 % pour le blé et la betterave, 10 % pour l’orge et 15 % pour le maïs, rapportent Laurent Jalabert et Christophe Patillon dans Mouvements paysans (Presses universitaires de Rennes [PUR], 2013).

Le CDJA, lui, affiche sur son calicot une pétition de principe : « L’organisation du marché, oui, le libéralisme destructeur, non ! » Ce défilé de Redon, organisé à la suite d’une chute brutale des cours du porc et du poulet, se termine par un affrontement violent avec les forces de l’ordre. Ses organisateurs ont cependant gardé assez d’espoir, ou d’humour potache, pour défier leur ministre de l’agriculture : « Edgar tu es Faure, mais les Bretons vaincront ». Au cours de cette même année, plusieurs rencontres ont lieu entre la FDSEA et le CDJA, d’une part, et les syndicats d’ouvriers, d’autre part. Elles aboutissent à une sorte de programme commun, qui doit être défendu lors de manifestations dans seize villes de l’Ouest, le 8 mai 1968. Quelle prescience…

C’est peut-être cela qui les a le plus exaltés, ces paysans de l’Ouest. Cet échange entre humains, hors du sempiternel carcan des prix imposés.

Il souffle aussi un vent d’utopie à Nantes, en ce mois de mai. « Le plus important est moins visible », souligne à juste titre René Bourrigaud, qui a écrit sa thèse sur les paysans de Loire-Atlantique et a beaucoup publié sur ce sujet. Un « comité central de grève » a été mis en place, dans lequel les agriculteurs jouent un rôle essentiel. Ce « marché solidaire », seize points de ravitaillement dans les quartiers démunis, au prix coûtant et parfois gratuit, les échanges de bons procédés avec les ouvriers en grève qui bloquent l’accès à l’essence vont permettre que « se tissent ou se renforcent des liens entre militants ruraux et militants des quartiers populaires qui se poursuivront au cours de la décennie suivante ».

C’est peut-être cela qui les a le plus exaltés, ces paysans de l’Ouest. Cet échange entre humains, hors du sempiternel carcan des prix imposés, cette utilité sociale si profondément ressentie. « Mon cœur n’est pas une marchandise », prévenait Le Paysan parvenu, un héros de Marivaux. Ce paysan-là, ce pourrait être Joseph Potiron, 35 ans en 1968. Il n’aime pas beaucoup les journalistes, mais il était d’accord pour qu’on vienne le voir à La Chapelle-sur-Erdre, « parce qu’il vaut mieux que l’histoire des lapins soit racontée par les lapins, et non par les chasseurs ». C’est lui que l’on voit, premier tracteur sur la droite, sur cette photo découverte dans le livre de Christian Bougeard Les Années 68 en Bretagne (PUR, 2017). La pancarte avec la caricature de Pompidou, surmontée d’un cochon mort, il jure qu’il n’y est pour rien, surtout pour le cochon. Il ne connaît même pas le porteur de pancarte.

Echanges de bons procédés

A l’école, il n’avait entendu que des insultes, « bouseux », « plouc », alors que dans les familles on était paysan depuis au moins quatre générations. Heureusement, dit-il, il y a eu la JAC, véritable agence matrimoniale et formidable école de formation, et cinq ans de cours par correspondance, tous les soirs le nez dans les livres, dit-il. « 1968 m’a permis de faire un bond énorme. C’est ça que je voulais, que j’attendais, mais je ne le savais pas. » Cette ouverture au monde, ce frottement à d’autres catégories sociales, l’a bouleversé. Joseph Potiron garde un souvenir très vif de cette invitation de l’université à venir lire sa motion, les applaudissements, les bravos, lui qui n’avait « jamais mis les pieds dans une fac ». Il n’y a guère que les ouvriers de l’usine des Batignolles qui les ont traités, ses copains et lui, de « petits patrons », parce qu’ils étaient propriétaires de leur outil de production. Alors qu’ils arrivaient avec des bouteilles de vin…

« 1968 m’a permis de faire un bond énorme. C’est ça que je voulais, que j’attendais, mais je ne le savais pas. » Joseph Potiron, agriculteur du pays nantais

Devant la traction du syndicat (dans les campagnes, c’était une belle voiture et il y en avait encore beaucoup), un homme semble se tenir à son panneau, chargé de reproches : « Ah Mansholt, tu nous dis que le lait est trop cher, mais tu profites des pays tiers qui produisent ta chère margarine ». En 1968, la margarine, voilà l’ennemi ! Il s’en vend de plus en plus, au détriment du beurre, dans des supermarchés de plus en plus grands, à un prix qui défie toute concurrence. Qui permet tout de même à l’industrie agroalimentaire de s’engraisser. Cette invention suscitée par Napoléon III pour nourrir les nécessiteux, « le beurre des pauvres », a pris son essor lorsque les matières végétales ont remplacé des matières animales de mauvaise qualité (de la graisse de bœuf). Cette émulsion d’huile et d’eau gonfle les marchés de l’arachide, principalement dans le « tiers-monde », mais laisse exsangues les producteurs de lait dont on fait le beurre.

Et qui est cet homme oublié que les paysans apostrophent ? Sicco Mansholt, un Néerlandais, commissaire européen chargé de l’agriculture de 1958 à 1972, considéré comme le père de la politique agricole commune (PAC), connaissait bien les paysans de Loire-Atlantique. Ces derniers n’hésitaient pas à aller le voir à Bruxelles et il avait accepté de se rendre à Nantes à leur invitation. Georges Pompidou, Raymond Barre et Georges Marchais ont jugé qu’il tournait mal, un jour de février 1972. L’ancien commissaire avait publié une lettre ouverte dans laquelle il proposait, à la suite du Club de Rome, une politique écologique de décroissance et un revenu minimum pour tous.

Regards narquois des voisins

Le retour à Pont-Saint-Martin n’a pas été très drôle pour René Batard. D’abord, il y a eu la visite de « tonton l’abbé ». Joseph Batard, le curé de la famille, une gueule à la Fernandel et une voix de tonnerre, a délaissé quelques heures ses paroissiens de Frossay pour venir s’asseoir dans le coin de la cheminée. Le neveu a passé un sale quart d’heure : « Alors, qu’est-ce que t’as été foutre du fumier sur la place Royale ? ! C’est la honte de la famille ! » Les six enfants avaient beau aller à la messe tous les dimanches, « avec des gants blancs », rigole Jérôme, cela n’effaçait pas le fumier. Et s’il n’y avait que tonton l’abbé ! Les regards narquois des voisins, les nez tordus, les remarques acides, quinze jours après : « Hé, René, si t’as du fumier à mettre, mon jardin il est moins loin ! ». Haha.

Ensuite, il y a eu l’épisode de l’école. Pendant ces jours de révolution de Mai 68, dans la très catholique Bretagne, des réunions ont eu lieu à Pont-Saint-Martin, comme dans d’autres communes, pour réunir l’école publique et l’école privée. Les directeurs des deux établissements étaient présents, les recteurs assis à la tribune et tout le monde était partant. « Et puis, raconte Cécile, la veuve de René, de sa voix douce, Arsène Figureau s’est levé. C’était une vieille famille de Pont-Saint-Martin. Il a dit : “On s’est assez battus pour avoir nos écoles chrétiennes, c’est pas maintenant qu’on va abandonner” et il a retourné la salle. » Fin de l’histoire.

Sur la place Royale, rebaptisée « place du Peuple » par les manifestants.

C’est dommage, parce que le curé de cette époque-là, le père Bureau, était un homme d’Eglise très progressiste. Ces dimanches de mai, il faisait toujours un sermon qui plaisait bien à la famille Batard : il disait qu’il était content que le peuple se réveille. Alors, se rappelle Cécile avec un petit rire, « la châtelaine faisait du bruit avec sa chaise, elle la raclait sur le sol, et ça toussait, et ça toussait ! ». Il a été muté au Croisic. « C’était vraiment un brave type, très proche des gens. On allait le voir au Croisic », conclut Cécile avec un sourire.

René, cela ne l’a pas découragé de poursuivre le militantisme tous azimuts. Il faut croire que ce parcours-là, la JAC, les cours du soir, le syndicat, comme toute cette petite élite paysanne des années 1950-1960, cela trace profond le sillon : il s’est naturellement dirigé vers les Paysans travailleurs, cofondés par Bernard Lambert puis s’est fixé sur la Confédération paysanne, l’héritière de ces années de lutte. « La première année où on est partis en vacances, à Conques-en-Rouergue, il nous a plantés là et il a filé sur le plateau du Larzac », raconte Jérôme. René Batard est mort en 1993, après avoir souffert pendant huit ans de la maladie d’Alzheimer.

Olivier est devenu un super-spécialiste des vaches. Un as des paillettes (cela a à voir avec la reproduction), un assidu des concours avec les descendantes des bêtes de René et Cécile. Les six premières, c’était la dot de la jeune mariée. Elles étaient arrivées par le train dans un wagon à bestiaux et ils étaient allés les chercher tous les deux à la gare de Nantes. En 1968, ils en avaient quinze. Olivier en a 80, des amours de vaches qui paissent sur les terres familiales. Le fils de René Batard a entendu dire que l’extension de l’ancien aéroport attisait les convoitises. « Ils veulent me prendre 15 hectares. Je me suis battu toute ma vie pour avoir des terres regroupées. Et je resterai en bagarre pour protéger ma ferme. » En digne fils de son père.

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