Les affaires de Jean prenaient de l'ampleur, les clients affluaient, achetaient, si nous n'y prenions garde nous allions manquer de marchandise. Notre originalité, la patte de mon patron farfelu, tenait à ce que, à la Ferme des 3 Moulins, voisinaient des meubles et des objets de brocanteur, à des prix raisonnables, et des pièces rares dignes des meilleurs antiquaires. Ma bonne gestion des finances nous avait permis de financer de belles acquisitions à des prix de marchands. La revente, coup sur coup, d'un compotier en vieux Rouen et d'une adorable petite commode signée d'André Charles Boulle - une merveille bien achetée à une vieille originale et très bien vendue à un industriel du Nord - nous donnait capacité à aller draguer sur le continent des confrères moins bien lotis que nous. Le stock de fin de saison est l'ennemi du brocanteur. Il lui faut de la fraîche pour se livrer à son plaisir favori : acheter. Jean pouvait partir en chasse. Sans conteste, avec son allure de Pierrot lunaire, ses fringues pourries et ses sandales en plastoche, il était l'un des meilleurs de la place, surtout auprès des vieilles dames grosses pourvoyeuses de notre biseness. Il les embobinait, en grommelant des tirades incompréhensibles tout en grignotant des gâteaux secs et en sirotant des petits verres de vin doux. Le seul problème était de le laisser battre la campagne avec autant de liquide en poche. Marie, fine mouche, trouvait la solution : Button. « Il vous servira de chauffeur et de banquier... » et d'ajouter « C'est plus prudent » sans préciser s'il elle faisait allusion à sa conduite automobile approximative ou à son côté panier percé.
Avec Marie nous évoquions, pour la rentrée, notre installation. Mon pécule gagné sur l'île, plus la petite rente que lui versait son père, nous permettraient de louer soit un studio, soit un petit deux pièces dans la partie populaire de Nantes. Pour vivre ensuite, les petits boulots ne manquaient pas. Nous aviserions. La perspective d'entamer notre vie commune, rien que tous les deux, nous rendaient plus amoureux encore. Marie me rendait simple. Je ne fabriquais plus de nœuds. Depuis notre première jour, à aucun moment, nous nous étions livré au ballet traditionnel du je me présente sous mon meilleur jour et je me garde bien de remarquer, les grandes et les petites choses, qui m'agacent chez l'autre. Pour ce qui me concerne, ça tenait de l'exploit. Avant elle c'était mon mode fonctionnement exclusif. Quant à Marie, comment le dire sans paraître prétentieux, elle me dispensait, à doses quasi égales, ce qu'il me fallait, et d'admiration, et de franchise. Avec son petit air pince sans rire, et sans jamais me faire la morale, elle mettait le doigt sur mes si nombreuses contradictions. Elle me rendait léger. Nous aimions être ensemble. Nous aimions nous retrouver. Je ne lui cachais pas son soleil et elle me donnait sa lumière.
Ce lundi-là, le père de Marie, ce cher maître, annonçait par téléphone son arrivée sur l'île pour le lendemain. Branle-bas de combat pour Marie, il lui fallait mettre la villa en ordre de marche. Bien sûr, il ne venait pas seul, une cour de beaux jeunes gens l'accompagnait. Pendant toute la journée Marie vaqua. Le soir venu, j'allai la chercher pour que nous dînions à la Ferme des 3 Moulins. La pauvre était fourbue. Pour lui redonner des forces je lui fis des spaghettis à la carbonara. Marie tombait de sommeil. Comme elle devait rentrer à la villa je lui proposais de la raccompagner. « Non, non me répondait-elle, je prends le solex, ça m'oxygénera et toi tu dois attendre le coup de fil de Jean... » En effet, celui-ci, qui était toujours sur le continent m'appelait tous les soirs au téléphone aux alentours de minuit. Je bougonnai que Jean pouvait attendre. Marie me faisait les grands bras « Je suis une grande fille mon amour, les loups garous ne vont pas me manger en chemin. Tu sais bien que si tu n'es pas au bout du fil quand il appellera, grand zig va paniquer... » De mauvaise grâce je cédai. Avant qu'elle n'enfourche le mini-solex je la serrai fort. La nuit était claire. Le lit grand et froid. Comme ce cher maître refusait d'installer le téléphone dans la villa, je ne pouvais même pas appeler Marie. Le sommeil me précipitait dans une nuit agitée. On tambourinait à la porte d'entrée. J'étais en nage. Dans l'encadrement, sous la lumière jaune du lumignon, le capitaine de gendarmerie Thouzeau, en se tordant les mains me disait d'une voix enrouée « Il vaut mieux que je vous le dise tout de suite monsieur, elle est morte. C'est encore un de ces fichus poivrots... »