Le « Tu peux monter vos affaires dans ta chambre... » fut le sésame de maman. Après le dîner nous prîmes le frais dans le jardin. Comme je l'avais prévu, mon mendésiste de père, prenait un malin plaisir à mettre Marie sur le grill en la prenant à témoin de la légèreté et de l'inconsistance du mouvement de mai. Pratiquant à merveille le billard à bandes c'est moi qu'il visait. Pour lui, avec ce qu'il me reconnaissait de talent, j'avais joué au révolutionnaire, par pur plaisir esthétique et romantique. Moi et mes petits camarades gauchistes, avec le soutien objectif des communistes, en nous contentant de psalmodier notre vulgate révolutionnaire, nous venions de priver la gauche réformiste, celle de PMF, la seule capable de tenir ferme le gouvernail et de moderniser la France, d'une éclatante victoire dans les urnes. En ressoudant aux gaullistes, la droite rentière des Indépendants, et celle encore bien planquée, sans leader, mais toujours chevillée à une part de la France xénophobe, nous avions fait le lit de Mitterrand. L'ambiguë de Jarnac saurait lui, le Florentin, s'asseoir sur le PCF pour mieux l'étouffer. Marie bichait. Elle virevoltait pour le plus grand plaisir de mon séducteur de père.
Avoir Marie à mes côtés dans mon lit d'enfant ravivait les souvenirs de mes soirées passées, sous la tente de mon drap, à ériger mes cathédrales, à imaginer tout ce qu'allait m'apporter mon bel avenir. Dans l'obscurité, Marie, me chuchotait « Je suis bien mon amour. Ici je me sens toi. Toute à toi. Je t'aime... » Comme nous ne galvaudions pas les je t'aime, ceux de ce soir-là, mêlés à nos caresses, à notre osmose, nous haussaient en des espaces qui donnaient à l'amour un goût d'éternité. Amour sensuel, accord parfait, nous ne nous sommes même pas aperçu que, ce n'est qu'aux premières lueurs de l'aurore, que nous nous sommes endormis. La maisonnée s'était donné le mot pour que notre grasse matinée ne soit pas troublée par la préparation du déjeuner. À notre éveil, vers dix heures, ils étaient tous partis à la grand-messe. Dans la cuisine, où notre petit déjeuner nous attendait, la logistique du repas de midi impressionnait Marie. Tout était en place, le clan des femmes, mobilisé et efficace, avait donné le meilleur de lui-même. La brioche de Jean-François était mousseuse à souhait. Maman nous avait préparé un cacao ; plus exactement le cacao qu'elle préparait chaque matin pour son écolier de fils.
Le service était assuré par la femme du cousin Neau lui-même préposé aux vins. Alida, la laveuse de linge, assurait la plonge. Maman, qui avait fait la cuisine, orchestrait l'ensemble avec autorité et doigté. A l'apéritif, Banyuls pour tout le monde, on disait vin cuit en cette Vendée ignare. Le menu : vol au vent financier, colin au beurre blanc, salade, de la chicorée – mon père avait droit à une préparation personnelle avec croutons aïllés – fromages : du Brie de Meaux et du Gruyère, et en dessert : un savarin crème Chantilly, évitait à mon cordon bleu de mère de passer trop de temps devant ses fourneaux. Le seul moment grave, bien sûr, avait consisté à monter le beurre blanc. En l'absence de maman, son époux facétieux informa Marie que sa Madeleine de femme avait des doigts de fée. Du côté des vins, du Muscadet sur lie, un Gevrey-Chambertin et du Monbazillac. Je haïssais le Monbazillac qui m'empâtait la langue. Tout atteignait l'excellence, même le café que maman passait dans une cafetière à boule de verre qu'elle ne sortait que pour les grandes occasions. Papa nous empesta avec ses affreux petits cigares de la Régie. Les yeux de Marie brillaient. Nous étions heureux.