Lors du premier confinement la baisse des décibels fut telle qu’au-dessus du boulevard Saint-Jacques, au petit matin, le bitume prenait des airs de campagne, les oiseaux chantaient, les flaveurs ne fleuraient plus l’hydrogène sulfuré chère à Nino Ferrer près de la fontaine.
Aujourd’hui, en l’acte 3 d’un confinement bancal, Paris bruit à nouveau d’un tintamarre infernal et, le hashtag du jour est #saccageparis : Hidalgo et ses Verts en prennent plein la gueule à propos de la saleté qui règne dans certaines rues de Paris. Sur le côté crade l’argument est à double tranchant : si Paris est sale c’est en grande partie le fait des parisiens eux-mêmes, les ordures ne tombent pas du ciel, il n’existe aucune génération spontanée en la matière. Là où je partage le courroux des concepteurs du hashtag c’est à propos du mobilier urbain de notre ville capitale : à chier ! De même le balisage des nouvelles pistes cyclables est absolument abominable.
Laissons de côté la politicaillerie pour revenir à l’amour que l’on peut porter à Paris.
Sam dans une fumerie d’opium à Ventiane :
La solitude le ronge, surtout à Ventiane, où il n’y a rien d’autre à faire que fumer, baiser et écouter des pilotes mexicains d’Air America se vanter de leurs exploits meurtriers pendant qu’ils se font tailler une pipe au White Rose.
Puis il me raconte comment il gère cette solitude, qui ne confine plus strictement à ses ambitions littéraires, me confie-t-il, mais englobe tout son mode de vie. Ce qui lui manque le plus au monde, c’est Paris. Depuis que son grand amour l’a éconduit et que le vase a redébordé, Paris est pour lui un territoire interdit à jamais. Il n’y retournera plus, pas après cette déconvenue, impossible. Chaque rue, chaque immeuble, chaque méandre de la Seine hurle son nom, m’explique-t-il, très sérieux mais d’un ton pâteux, dans une envolée littéraire. Ou bien sera-t-il en train de citer une chanson de Maurice Chevalier qui lui serait revenue en mémoire ? Enfin bref, Paris est la ville où il a laissé son âme. Et son cœur, ajoute-t-il après mûre réflexion. Vous m’entendez ? Je vous entends, Sam.
Alors, ce qu’il aime faire quand il a fumé un peu d’opium, poursuit-il, décidant de me confier son grand secret parce que je suis devenu son plus proche aie et la seule personne au monde qui ne se fout pas totalement de lui, ainsi qu’il le précise par parenthèse, ce qu’il va faire dès qu’il en ressentira le besoin, ce qui pourrait être à tout instant, maintenant qu’il a de nouveau les idées claires, c’est qu’il va aller au White Rose, où on le connaît bien, et il va glisser un billet de vingt dollars à Mme Lulu et s’offrir un appel téléphonique de trois minutes avec le Café de Flore à Paris. Quand le serveur du Flore va décrocher, Sam va demander à parler à Mlle Julie Delassus, un nom inventé, pour autant qu’il le sache, et qu’il n’a pas encore utilisé. Et puis il va écouter le personnel l’appeler entre les tables et jusque sur le boulevard : Mademoiselle Delassus… Mademoiselle Julie Delassus… Au téléphone, s’il vous plaît ! »*
* en français dans le texte
Et pendant qu’ils hurleront ce nom, encore et encore jusqu’à ce qu’il se dissipe dans l’éther ou que son temps de communication soit écoulé, peu importe, il écoutera pour vingt dollars de sons de Paris.
John Le carré Le tunnel aux pigeons