L’espion qui venait du froid, publié chez Gallimard en 1964, je l’ai lu plus tard étant étudiant, ce fut un choc, nous étions en pleine guerre froide, le rideau de fer, en septembre 68 les chars des pays frères à Prague écrasaient le gouvernement de Dubcek, le mot liberté prenait tout son sens, et comme l’écrit bien mieux que moi Marc Porée dans AOC (voir plus bas), John Le Carré qui avait fait ses classes dans les services secrets britanniques, a élevé le roman d’espionnage, genre dit « mineur », au rang d’art majeur.
Sa couleur de prédilection ?
Le gris.
Un gris terne, comme l’était le bloc soviétique dans les représentations de l’époque, couleur muraille. Mais un gris fait de diverses nuances, car rien, dans le monde des officiers du renseignement, n’est autre que très subtilement infiltré, toujours au bord de se fondre dans le camp d’en face. »
« La plupart des lecteurs pensent que ses inoubliables romans d’espionnage devaient avant tout à sa propre expérience d’espion pour le compte du MI5 et du MI6. Mais pour ce critique britannique, c’est méconnaître l’histoire personnelle du romancier dont la mort a été annoncée dimanche 13 décembre.
Auteur de plus d’une vingtaine de romans, John le Carré est mort samedi 12 décembre, a annoncé son agent.
« C’est avec une grande tristesse que je dois annoncer que David Cornwell, connu dans le monde sous le nom de John le Carré, est décédé après une courte maladie (non liée au Covid-19) en Cornouailles samedi soir. Il avait 89 ans. Nos pensées vont à ses quatre fils, à leurs familles et à sa chère épouse, Jane », a indiqué Jonny Geller, PDG du groupe Curtis Brown, agence artistique basée à Londres.
« Il semble pour ainsi dire indéniable que John Le Carré est le plus grand auteur de romans d’espionnage de tous les temps, mais, de son point de vue, personne n’en comprenait la raison », affirme Jake Kerridge dans The Daily Telegraph. » ICI
« L’espion qui venait du froid (Gallimard, 1964 pour l’édition française), qui l’a rendu célèbre dans le monde entier, ne reflétaient que peu la réalité des services secrets britanniques de l’époque, selon le journaliste. Comme l’avait fait valoir Le Carré lui-même lors d’un entretien :
« L’espion qui venait du froid’ n’aurait jamais été publié s’il avait raconté la réalité, j’étais encore dans les services [à l’époque de la parution]. Mes supérieurs l’ont laissé passer au prétexte qu’il ne reflétait pas la vérité et ne révélait aucun secret. »
Comme je ne suis pas un spécialiste de John Le Carré, je vous propose quelques hommages : du Monde, du Temps, de Pierre Haski, et bien sûr celui de Marc Porée.
Le romancier britannique John Le Carré, ici en 2017. © AFP / DPA / Christian Charisius
« L’Espion qui venait du froid » le rendit célèbre dans le monde entier. Après une carrière de diplomate, brièvement espion lui-même, John le Carré s’est consacré à l’écriture et laisse derrière lui plus d’une vingtaine de romans.
John le Carré, infiltré en littérature ICI
REVUE DE PRESSE
Happé à Berne par le monde du renseignement, le romancier décédé hier soir a à jamais changé l’image de la guerre froide mais a toujours renouvelé ses combats, le dernier étant celui contre le Brexit. Hommages de la presse
Catherine Frammery Publié lundi 14 décembre 2020
Il faudrait citer (presque) tous les journaux du monde ce lundi, tant les hommages sont nombreux, appuyés et généreux pour le romancier britannique décédé hier soir d’une pneumonie à l’âge de 89 ans. Une histoire qui aurait été sans nul doute très différente sans la Suisse. Sans la Suisse, il n’y aurait pas eu John le Carré. Car c’est là que tout a commencé vraiment.
Cela en fera rire plus d’une, c’est pour apprendre l’allemand classique que John le Carré, qui s’appelait alors David Cornwell, est venu étudier à Berne en 1949. Son enfance avait été plus que rude entre un père fantasque et voyou et une mère partie lorsqu’il avait 5 ans, il avait 16 ans, et «était lassé du système d’éducation britannique», écrit le Washington Post. «C’était à peu près aussi intelligent qu’apprendre le français classique à La Nouvelle-Orléans», a d’ailleurs reconnu John le Carré lui-même à la Berner Zeitung en 2009, quand l’Université de Berne lui a décerné un doctorat honoris causa.
Il n’empêche: «J’y suis resté de 1948 à 1949. Je venais de fuir le système d’éducation britannique avec le sentiment d’être «incomplet». J’avais un besoin urgent de m’inventer. Berne était pour cela un endroit très excitant. Un haut lieu du renseignement», écrira-t-il plus tard dans ses mémoires, Le Tunnel aux pigeons, cité dans la nécrologie du Monde. Et c’est à Berne, dans ces années 1948-1949, qu’il est approché pour la première fois par les services secrets britanniques. «L’espionnage, c’est comme les histoires d’amour, tout tient au hasard des rencontres. Un jour que je me sentais particulièrement seul et mélancolique, je m’étais rendu à l’église. Il y avait là un couple étrange qui, me voyant à ce point désemparé, m’a invité à prendre une tasse de thé, puis m’a convaincu que mon pays avait besoin de moi. J’étais trop jeune pour avoir connu la Seconde Guerre mondiale, mais j’étais habité par un fort sentiment de patriotisme. Et surtout, le monde du secret m’attirait. Je dois dire qu’en le pénétrant, j’y ai découvert un refuge!»
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Pour comprendre la guerre au Congo, lisez John Le Carré ICI
Par Pierre Haski
Publié le 02 novembre 2016
Chaque jour, je reçois un e-mail de la Coordination des affaires humanitaires des Nations Unies à Goma, dans la province congolaise du Nord-Kivu, m’informant de l’état des combats et des populations déplacées dans cette région de l’Est du Congo. Ces e-mails ont commencé à devenir obsédants alors que je terminais la lecture du « Chant de la Mission », le dernier roman de John Le Carré.
Les e-mails de l’ONU, c’est-à-dire la réalité, me parlent des combats qui opposent l’armée congolaise aux partisans du général tutsi Laurent Kunda et aux maï-maï, faisant quelque 350 000 personnes déplacées dans la région. Le dernier communiqué fait état de combats « substantiels » dans le district de Masisi, d’un quartier de Goma encerclé et fouillé par l’armée qui a trouvé des armes et arrêté quatre personnes, etc.
Le livre de John Le Carré, une fiction donc, me parle de la même chose, revue et corrigée par un romancier, maître du roman d’espionnage au temps de la guerre froide, recyclé dans les conflits de l’après-guerre froide. Un monde dans lequel les guerres du Congo ne sont plus le sous-produit des affrontements Est-Ouest, mais des conflits aux raçines ethniques ancestrales, doublées des appétits que suscitent les richesses du sous-sol.
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Cinquante nuances de Le Carré
Par Marc Porée ICI
PROFESSEUR DE LITTÉRATURE ANGLAISE
John Le Carré est mort samedi. L’écrivain, qui avait fait ses classes dans les services secrets britanniques, a élevé le roman d’espionnage, genre dit « mineur », au rang d’art majeur. Sa couleur de prédilection ? Le gris. Un gris terne, comme l’était le bloc soviétique dans les représentations de l’époque, couleur muraille. Mais un gris fait de diverses nuances, car rien, dans le monde des officiers du renseignement, n’est autre que très subtilement infiltré, toujours au bord de se fondre dans le camp d’en face.
Un géant des lettres britanniques s’est éteint samedi dernier. Héritier de Charles Dickens et de Joseph Conrad, l’auteur de L’espion qui venait du froid (1963) a élevé un genre mineur, le roman d’espionnage, au rang d’art majeur. Mais, reprenons. Comme à chaque fois qu’un écrivain tire sa révérence, il est bon de réfléchir à la trace qu’il laisse. Aux circonstances qui ont fait de lui l’auteur qu’il est devenu. À ce qui l’aura maintenu en vie, alive and kicking, comme disent les Anglais. Le genre ne change rien à l’affaire. Pas plus que le Zeitgeist.
C’est son statut, figuré cette fois, d’agent double, qui a fait de l’ancien espion au service du Secret Intelligence Service un véritable écrivain. « Un agent double se met au service de camps apparemment antagonistes, mais il y a trahison et trahison », posait Pierre Mertens au seuil de l’étude consacrée à L’Agent double (1989). Les trahisons qu’évoque Mertens sont celles qu’il prête à Marguerite Duras, Julien Gracq, Milan Kundera, etc. Le Carré n’y figure pas, mais sa place est à leurs côtés, dès lors que tout écrivain conspire, triche, ment, trahit, pour de vrai comme pour de faux. Du reste, les faux monnayeurs que sont les romanciers finissent toujours par « épouser les deux faces d’une même… “cause” », écrit Mertens, mais on comprend « pièce ».
C’est ainsi que les écrivains qui se sont faits espions, au même titre que les espions qui sont passés, avec armes et bagages, du côté de l’écriture, ne comptent pas pour rien, en tout cas pas chez nos voisins d’en face.
Christopher Marlowe, ami et rival de Shakespeare, a espionné pour le compte de Francis Walsingham, très proche conseiller de la reine Elisabeth. Daniel Defoe, avant de s’embarquer dans la création de Robinson Crusoe, a tenu un rôle d’agent de liaison auprès du chancelier de l’Échiquier de l’époque. Au tournant du XXe siècle, Rudyard Kipling s’empare d’enjeux hautement stratégiques : au nord du sous-continent indien, là où les tensions entre Afghans, Russes et Britanniques menacent la sécurité des frontières, ainsi que l’avenir des empires, Kim, le personnage caméléon de son roman éponyme de 1901, travaillera à la viabilité géopolitique du « Grand Jeu ». D’origine polonaise, Joseph Conrad crée L’agent secret, l’un des tout premiers romans d’espionnage (et de terrorisme), en 1907, avant de récidiver avec Sous les yeux de l’Occident (1911). Lui emboîte le pas Graham Greene, avec son scénario, Le Troisième homme, devenu roman en 1949. Etc.
Sa dette, Le Carré la connaissait, tout comme sa place dans la lignée. Bon sang d’agent double ne saurait mentir. Mais les livres ne sont pas tout. Ses vraies classes, il les fit auprès du SIS, au plus froid de la Guerre du même nom. Les services secrets eurent l’intelligence d’offrir à David John Moore Cornwell ce à quoi il aspirait : la sécurité d’un milieu protecteur, les paroles qui flattent l’égo, le sentiment d’œuvrer pour sa patrie, dans un contexte marqué par le passage à l’Est d’une génération de jeunes et brillants intellectuels, ses contemporains en la personne Kim Philby, Guy Burgess et autre Anthony Blunt. À rebours des marxistes qui avaient investi les universités britanniques, Cornwell embrassa la cause du « monde libre » – sans mesurer de quelles cyniques hypocrisies elle s’entoure, ni de quelles mortelles entorses à la fairness elle se paye.
Avec la chute du Mur, en 1989, on a prétendu que son inspiration n’y survivrait pas. On se trompait lourdement.
Secrétaire d’ambassade à Bonn, consul à Hamburg, entre 1959 et 1964, il forgea ses armes dans le renseignement, avant d’être contraint de rompre les ponts. L’espion qui venait du froid (1963) marque, non pas ses débuts littéraires, qui remontent à 1961, avec L’Appel du mort, mais son entrée dans le grand bain. En levant un coin du voile sur la machine à fabriquer les agents secrets, il trahit les « siens » une première fois, mais ce ne sera pas la dernière. On lui fit le reproche de porter sur le devant de la scène des choses qu’on préfèrerait taire. Il n’en avait cure. Tout autres étaient les secrets qu’il traquait, relevant du « misérable petit tas de secrets » que cache l’homme, selon Malraux. Son « grand jeu » à lui fut existentiel, quasi métaphysique, tout autant que moral et politique.
Sa carte maîtresse ?
Duplicité et dissimulation. Son personnel romanesque ? Les agents, ceux qu’on retourne, qu’on forme ou dont on lave le cerveau, qui font défection, vous claquent dans les pattes ou se font prendre le doigt dans le pot de confiture (de miel, en anglais).
Sa couleur de prédilection ?
Le gris. Un gris indéfinissable, sale, terne, fatigué, exsangue, comme l’était le bloc soviétique dans les représentations de l’époque, couleur muraille, en somme, à l’image d’une Twilight Zone située à égale distance du blanc et du noir, du bien et du mal. Gris des ambiguïtés morales dont Le Carré s’est fait l’expert. Nuances de gris, à même le textile qui tient lieu de « couverture », à ne plus savoir les compter, plus de cinquante au bas mot, coups tordus et manipulations comprises. Nuances, car rien, dans le monde des officiers du renseignement, n’est autre que très subtilement infiltré, toujours au bord de se fondre dans le camp d’en face. Avant l’exfiltration finale.
Avec la chute du Mur, en 1989, on a prétendu que son inspiration n’y survivrait pas. On se trompait lourdement. Le Carré a rebondi ; il s’est renouvelé, a élargi son aire géographique, en se tournant vers des continents (l’Afrique de La Constance du jardinier), des problématiques (les expérimentations hasardeuses auxquelles se livrent certains grands groupes pharmaceutiques) a priori fort différentes. En quittant le pré carré qui était le sien, Le Carré a étendu sa toile à l’ensemble de la planète, ne faisant qu’amplifier son dézingage tous azimuts des institutions par lesquelles nous sommes gouvernés. L’ancien professeur (de français) à Eton, la public school des élites, en savait un rayon sur les soi-disant « piliers » de nos démocraties occidentales. Il n’aura eu de cesse de radiographier ce qui nous tient lieu, à nous Occidentaux, de rempart ou de bouclier. Et qu’on nous cache, au nom de notre sécurité collective.
L’Histoire, qui est un éternel recommencement, lui a donné raison ; attendant son heure, il assista à celle de la guerre froide rétablie dans ses droits. Tout comme il n’est pas de polar sans « fronts » socio-politiques et criminels, il n’existe pas de roman d’espionnage sans vision du monde un tant soit peu « globale ».
Il faudra sans doute un jour réécrire de fond en comble les histoires de la littérature anglaise contemporaine. À de rares exceptions près, elles font l’impasse sur l’apport qui fut le sien. On parlait de lui régulièrement, pourtant, pour le Nobel. Ses romans avaient sans doute le tort de se vendre, d’être populaires. Etaient-ils pour autant traditionnels ? Bien qu’écrits dans une veine réaliste et référentielle, ses romans sont le pendant des récits, merveilleux ou fantastiques, comme on voudra, de J. R. R. Tolkien, autre grand cartographe de nos récits de guerre, de nos affrontements mondialisés. L’un et l’autre embrassent large et vivent de cryptage, donnant à déchiffrer, pour l’un les dessous de la paix armée que l’on a sous les yeux, pour l’autre, la bataille qui fait rage en des terres inconnues, mais d’où nous parviennent des échos familiers. Les deux ont à cœur la survie d’un espace européen, aussi solidaire que possible. Tirés de la longue galerie des personnages de Le Carré, deux personnages resteront à tout jamais dans la mémoire collective : George Smiley et Karla.
Le premier est l’anti James Bond. Chauve, court sur pattes et bedonnant, Smiley abrite son regard de crapaud derrière des verres à triple foyer. En théorie, quand s’ouvre La Taupe, premier volume de la trilogie qui lui est consacrée, il a la cinquantaine bien avancée, mais son départ à la retraite ne pourra empêcher qu’il flotte perpétuellement entre deux âges. Si son vestiaire est catastrophique, sa monstrueuse mémoire, en revanche, fait des miracles. Sa femme le cocufie à répétition, sans qu’il en soit outre mesure meurtri.
Jusqu’à son dernier souffle, Le Carré aura écrit au plus près du « terrain » (d’opérations), entretenu le mythe d’une « course » éperdue et sans fin contre le temps et la mort.
Effacé, mais c’est une ruse, se faisant passer pour un doux imbécile, il se tient en retrait, alors que sa position au centre de la toile d’araignée tissée par le « Cirque » (nom de code des services secrets, sis à Cambridge Circus, Londres) fait de lui le plus cultivé, mais aussi le plus implacable des prédateurs. Sans beaucoup bouger, dès lors que tout se trame à distance, il surveille, épluche nuit et jour des rapports, se torture les méninges, car chaque mission est un pari, un risque à prendre, un coup hasardeux à jouer sur l’échiquier du monde. Fondamentalement sceptique et revenu de tout, il passe le plus clair de son temps à ruminer. À ressasser des pensées dont beaucoup sont sombres ou mauvaises.
Les romans de la saga des Smiley n’ont d’action que le nom. La seule qui vaille est mentale, cérébrale, faite d’introspection et d’examen de conscience – que les Anglais nomment soul-searching. Au final, l’homme qui sourit peu et commet un minimum d’erreurs pour un maximum d’opérations entreprises, endosse l’image du père, un père largement absent, que Le Carré n’aura jamais eu, mais qu’il se sera fabriqué sur le papier.
Smiley a pour double, au sein des « Mythologies » de Le Carré, Karla, son homologue à l’intérieur de la machine soviétique, dont le hasard a voulu, autrefois, que leurs routes se croisent. Il est peu ou prou à Smiley ce que le Professeur Moriarty est à Sherlock Holmes. Son ennemi (idéologique), mais, en vérité, son frère d’armes – sans doute parce que la littérature anglaise n’en finit pas de rejouer des affrontements millénaires entre frères siamois. Rien de manichéen, ici, pourtant, les vrais adversaires étant souvent, non pas à l’Est, mais at home, dans la place, du « bon » côté du bientôt ex-Rideau de fer. Après un peu moins de trente ans d’absence, en 2017, Smiley reprend du service dans L’Héritage des espions. Rebond, à nouveau, et relance d’un héritage pour lequel n’est envisagée aucune mise au rancart.
Autre double fictionnel : Rick Pym, père de Magnus Pym, officier de renseignements et protagoniste d’Un parfait espion (1986), sans doute le plus personnel des romans de Le Carré. Haut en couleur, à l’image du père biologique Ronnie Cornwell, tel est Rick, et le livre s’ouvre sur son enterrement. Mais il ne cesse de faire retour, tel un revenant, tel Hamlet senior, à la faveur de mauvais rêves ou de flashs mémoriels. L’escroc international et arnaqueur de première fait honte à son espion de fils. L’abuseur chronique ment comme il respire, et la liste des victimes qu’il aura dupées est longue comme le bras.
Rétrospectivement, le récit prend des airs de vertigineuse traversée du miroir, les mémoires de Le Carré, parus sous le titre Le Tunnel aux pigeons (2016) venant confirmer, des années plus tard, la véracité du « mentir-vrai » fictionnel. Rick et Ron ont beaucoup, sinon tout, en commun. Cornwell, qui avait coutume de dédicacer en lieu et place de Le Carré, aura vampirisé le fils, lequel commencera par se dépouiller du nom-du-père – où il faut entendre, selon Lacan, les « non-dupes errent ». Avant de devenir délinquant à son tour, un délinquant sous nom d’emprunt et à peine plus respectable, puisque se faisant payer ses livres… en livres sonnantes et trébuchantes… pour prix de ses mensonges plus vrais que nature.
Agent Running in the Field, paru en 2019, prend le Brexit pour cible, se livrant à un véritable jeu de massacre contre la classe politique dans son ensemble, pouvoir comme opposition, avec, dans le rôle du responsable en chef du désastre annoncé, l’inénarrable Boris Johnson. Misanthropie fielleuse et universelle, avait-on insinué à l’époque, sans voir combien la colère, l’indignation, outre qu’ils constituent de puissants ressorts narratifs, maintiennent à flot l’énergie vitale.
Les signes et signaux présents dans le titre anglais parlaient pourtant d’eux-mêmes : jusqu’à son dernier souffle, Le Carré aura écrit au plus près du « terrain » (d’opérations), entretenu le mythe d’une « course » éperdue et sans fin contre le temps et la mort, se sera plu à cultiver, aux fins de le lâcher dans la nature, mais aussi sur un court de badminton, un type d’« agent » secret ne ressemblant en rien à 007, alias James Bond, mais portant la marque, désormais à jamais déposée, de Le Carré. À savoir, toujours et encore, le rebond.
Retiré en Cornouaille, désabusé par la marche d’un monde ne tournant pas très rond, Le Carré s’était mis à dos une bonne partie de l’establishment britannique par ses sorties assassines et délibérément non consensuelles. Salué au lendemain de sa mort comme un grand d’Angleterre, l’Européen convaincu laisse derrière lui une petite England et un royaume bientôt désuni. Sans oublier sa traductrice française, Isabelle Perrin, qui se sera beaucoup mobilisée pour asseoir sa réputation, aujourd’hui inconsolable et comme « orpheline ». Le Carré, lui, court toujours…