Lors de la disparition de Gisèle Halimi, en juillet dernier, de nombreux commentaires avaient souligné le tournant décisif qu'avait constitué le procès de Bobigny, en octobre-novembre 1972, dans le long combat qu'elle avait mené pour le droit à la contraception et à l'avortement. Avocate de la défense, elle avait alors appelé à témoigner de nombreuses personnalités comme Jean Rostand, Jacques Monod, François Jacob mais aussi Michel Rocard en tant que secrétaire national du PSU - parti qui était en effet à la pointe dans le combat pour les droits des femmes. A cette occasion, Michel Rocard avait apporté son soutien à la proposition de loi de l'association "Choisir" et s'était engagé à la présenter à l'Assemblée nationale.
Gisèle Halimi et Delphine Seyrig, 11 octobre 1972 à Bobigny. © Michel Clément / AFP
Déposition Rocard au procès de Bobigny(1972)
Le procès dit de Bobigny s’est déroulé dans cette même ville en octobre-novembre 1972. Marie-Claire Chevalier, sa mère, Michèle Chevalier et trois autres femmes sont alors jugées pour l’avortement de Marie-Claire, enceinte suite à un viol. L’avocate des accusées, Gisèle Halimi, va faire de ce procès celui de la pénalisation de l’avortement en France. C’est ainsi qu’elle appelle à la barre des personnalités politiques et du spectacle pour donner un écho médiatique et donner à ce procès un contour volontairement politique.
Michel Rocard, Secrétaire National du PSU et député des Yvelines depuis 1969 fait ainsi partie des témoins.
Michel Rocard : Député des Yvelines, signataire de la proposition de loi sur la liberté de l’avortement rédigée par l’Association « Choisir »
Déposition de Monsieur Michel Rocard au procès de la mère de Marie-Claire le 8 novembre 1972, dans Choisir la cause des femmes, Le procès de Bobigny, Paris, Gallimard, 1973, 2006, p. 64.
Le Président: Le Tribunal vous écoute.
Me Halimi: J’ai un certain nombre de questions à poser au témoin.
Le Président: J’aimerais que le témoin s’explique spontanément sur les faits.
Me Halimi: Monsieur le Président, il est cité à la requête de la défense.
Le Président: J’aimerais d’abord qu’il me dise s’il peut témoigner, car témoigner c’est dire ce que l’on sait sur les faits ou sur la personnalité des prévenus. Après je vous laisserai la parole et vous poserez les questions que vous voudrez. Sur ce point-là avez-vous des précisions et des indications à donner au Tribunal? Que pouvez-vous dire sur les faits eux-mêmes?
M. Rocard: Monsieur le Président, je ne connaissais pas Mme Chevalier. Quand j’ai appris par la presse ce qui se passait, j’ai tenu à faire sa connaissance. J’étais indigné que le système légal, qui est encore le nôtre place Mme Chevalier, sa fille et les personnes qui lui ont rendu ce que je considère comme un service, au banc des accusées devant notre justice. C’est pour cette raison que j’ai cherché à connaître Mme Chevalier et à m’informer de plus près sur les faits, auxquels je ne suis pas directement mêlé. La chose est d’autant plus importante pour moi que je prépare une proposition de loi à l’Assemblée Nationale, destinée à modifier la législation sur l’avortement. Je dirai d’abord quelques mots personnels. Je suis parlementaire, et c’est à ce titre que j’ai commencé à réfléchir à ce problème. Je n’y suis pas parvenu sans hésitations ni difficultés. J’ai reçu une éducation chrétienne lourde de blocages et d’interdits variés sur cette question. Il m’est arrivé de me demander moi-même comment j’aurais agi si je m’étais trouvé d’aventure dans une situation analogue...
Le Président: Je me permets de vous rappeler un arrêt récent de la Cour de Cassation qui dit que nous ne pouvons prendre en compte les appréciations personnelles du témoin. Ce n’est pas une loi que nous jugeons, nous jugeons des faits et des personnes qui, malheureusement, sont là. Alors il ne faut quand même pas les oublier
M. Rocard: Je n’ai garde de les oublier.
Le Président: Je voudrais quand même que l’on ne s’écarte pas trop de ce qui est l’essentiel des débats.
M. Rocard: L’essentiel de ces débats, Monsieur le Président, c’est une situation à mes yeux inique, dans laquelle une jeune femme se voit interdire le choix fondamental qui est celui de donner ou de ne pas donner la vie. C’est sur ce point qu’en tant que membre du Parlement français j’entends intervenir. Dans un certain nombre de pays étrangers de l’Est ou de l’Ouest, la législation aurait évité la situation que nous connaissons ici aujourd’hui. De plus, il faut dire que pour un cas qui vient devant ces Tribunaux (il y en a à peu près 300 par an) le nombre d’avortements clandestins est estimé entre 500 000 et 1 million par an. La plupart sont dramatiques par leurs suites médicales, par les risques d’infections, de tétanos et par les risques de stérilité qu’ils comportement pour les femmes ayant avorté dans de mauvaises conditions. Comme je suis aussi un militant socialiste révolutionnaire, je ne peux pas ne pas m’intéresser aux conditions économiques dans lesquelles les choses se passent. Pour les personnes qui disposent de revenus suffisants il est possible de se faire avorter dans les pays étrangers. Pour les personnes qui ne disposent pas de tels moyens, on en est réduit, en France, à des dispositions clandestines qui sont, en l’état actuel, réprimées. C’est devant cette situation inadmissible que je n’hésite pas à déclarer qu’à mes yeux Marie-Claire Chevalier était dans son droit de choisir de donner la vie ou de ne pas la donner parce que les conditions dans lesquelles elle attendait cet enfant posaient pour son avenir des problèmes extrêmement difficiles. C’est sur ce point qu’il me semble que le cas est parfaitement exemplaire de l’ensemble du problème législatif que j’entends aborder. J’ajoute que mon expérience de militant socialiste m’a fait rencontrer d’autres cas de cette nature et c’est au nom même de ce nombre énorme d’exemples que je suis décidé à suivre cette bataille qui est politique et parlementaire, et que nous gagnerons grâce à une campagne populaire. Le Président: Autre question?
Me Halimi : M. Rocard vient de nous le dire, et c’est en cette qualité que je l’ai cité moi-même, qu’il est signataire d’une proposition de loi déposée devant l’Assemblée Nationale, proposition de loi concernant la liberté de l’avortement. Je voudrais demander à M. Michel Rocard de me préciser le point suivant : en toute hypothèse et même en dehors de ce cas exemplaire, qui selon vous peut décider en dernier ressort du droit de donner la vie?
M. Rocard: La réponse est parfaitement claire pour moi ; en tant qu’homme qui fait partie d’un couple je souhaite que l’accord du couple se fasse, mais en tant que législateur, il n’y a d’autre réponse possible à mes yeux que le choix de la femme enceinte.
Me Halimi : C’est tout, monsieur le Président.
Le Président : Je vous remercie.