Maria Montessori : à Rome, la rebelle de La Sapienza ICI
« Maria Montessori, pionnière de l’éducation » (1/6).
Cette pédagogue italienne, célèbre pour avoir inventé des méthodes d’éducation novatrices au début du XXe siècle, est à l’origine des écoles qui portent aujourd’hui son nom dans le monde entier.
Assise au milieu de bocaux de formol et des cadavres éviscérés, une jeune femme brune tire nerveusement sur une cigarette. La nuit est tombée sur Rome. A l’université de La Sapienza, seule la salle de dissection demeure éclairée. Ce soir de 1893, comme à l’habitude, Maria Montessori, l’unique étudiante de la faculté de médecine, a dû attendre que les garçons soient rentrés chez eux pour entamer son lugubre tête-à-tête avec les modèles des travaux pratiques d’anatomie. Ne pas vomir. Surtout ne pas flancher.
Même en ce haut lieu de la recherche médicale, le fait qu’une femme observe des corps nus est jugé inconvenant – plus encore en compagnie d’étudiants masculins. Maria Montessori se moque bien que sa présence en ces murs dérange. Avec ses cheveux remontés en chignon, ses yeux sombres et ses robes élégantes, elle s’en fiche de les faire jaser, ces fils à papa. Lorsqu’ils la sifflent à son passage, elle souffle sans se retourner : « Sifflez, sifflez donc, vous verrez jusqu’où cela me portera… »
Cette nuit encore, noyée dans les volutes de fumée destinées à masquer les effluves de putréfaction, Maria Montessori parfait en solo sa connaissance du corps humain. Trois ans plus tard, elle empochera son diplôme, avec la note de 105/110, à la barbe des railleurs et des jaloux, ces fiers-à-bras qui lui barraient l’accès aux sièges des amphithéâtres. Sur son certificat universitaire officiel, il faudra féminiser – à la main – « Signor » en « Signora ».
Confiance et autonomie, la recette des écoles Montessori
Phénomène
Jamais les pontes de la plus prestigieuse université romaine n’avaient eu affaire à tel phénomène. Brillante, pour sûr. Bûcheuse, c’est un fait. Sacrément têtue, elle le prouve au quotidien. En 1890, à 19 ans, elle a tenu tête au doyen (et ministre) Guido Baccelli, lorsqu’il lui a interdit de s’inscrire. Qu’à cela ne tienne, elle a d’abord étudié les sciences naturelles en premier cycle afin de bifurquer vers la médecine. Baccelli a posé ses conditions : l’étudiante devra être accompagnée jusqu’à la porte d’entrée. Pas question pour elle de papillonner dans les couloirs. En ce qui concerne la salle de dissection, ce sera en nocturne ou rien.
A 23 ans, la jeune femme a déjà fait du chemin. Son point de départ, la modeste bourgade de Chiaravalle (4 600 habitants en 1871), dans la province d’Ancône, n’est pas le tremplin idéal pour secouer les conventions romaines. Son père, Alessandro, inspecteur au ministère de l’économie, en charge du sel et du tabac, n’a rien d’un révolutionnaire. Dans cette Italie unifiée l’année même de la naissance de Maria, en 1870, la famille Montessori est plutôt conservatrice. « Tu seras maîtresse d’école », serine l’austère Alessandro à sa fille unique, si vive, si bavarde. Son épouse, Renilde, nourrit secrètement d’autres ambitions. Derrière l’apparence d’une mère au foyer effacée, cette grande lectrice est un esprit libre, une femme créative, soucieuse de l’épanouissement de Maria, dont elle sait le potentiel.
Le déménagement de la famille à Rome, en 1875, à la suite d’une mutation d’Alessandro, lui ouvre de nouveaux horizons. Maîtresse d’école ? Jamais de la vie. Elle s’imagine d’abord ingénieure et s’inscrit donc à l’Institut technique, pourtant réservé aux garçons. Puis, elle change d’avis, et rêve de médecine. Papa Alessandro abdique. C’est lui qui l’accompagne le matin en tram à la faculté. Il la soutient à sa manière, toujours en retenue. Le jour où Maria, motivée « comme une dompteuse de lions », soutiendra sa thèse, il sera là, parmi le public turbulent, à l’écouter en pleurant.
Oratrice de talent
Pour ses 30 ans, il lui offre un épais recueil relié en cuir, l’écrin d’une « revue de presse » personnalisée. Le compte rendu, au jour le jour, de sa fierté de père. Car dès l’été où sa fille est diplômée, Alessandro Montessori n’en est déjà plus l’unique admirateur…
Berlin, septembre 1896. Le Congrès international des femmes accueille 1 700 participantes venues du monde entier. Curieuse ambiance que ce symposium où se succèdent exhortations militantes, arides exposés macroéconomiques et parades en costumes traditionnels. Lorsqu’une représentante de l’Italie monte sur scène, mains gantées et robe noire, le reste ne paraît qu’un vain brouhaha. Son discours en Italien sur l’analphabétisme est structuré, fluide, vivant. Les reporters tiennent leur vedette.
Qui est donc cette oratrice de talent ? On loue sa beauté, on s’enquiert de son métier. Maria Montessori, 26 ans, médecin, place l’Italie à l’avant-scène. Plus encore après sa seconde intervention, toujours sans notes, dédiée aux inégalités salariales. Le correspondant du Corriere della Sera s’extasie : « Quelle charmante femme émancipée ! » Pas grisée par le succès, l’intéressée s’empresse d’écrire à ses parents : « Mon visage n’apparaîtra plus dans les journaux, et personne n’osera plus mentionner mes soi-disant charmes. Je dois faire du travail sérieux. »
Des recherches novatrices
C’est loin des projecteurs que la jeune dottoressa débute sa carrière de psychiatre dans les hôpitaux romains. Ses patients – et objets d’étude – sont les enfants alors appelés les « idiots », les « déficients », les « crétins ». Autant de cas désespérés, d’après les théories en vigueur. Au mieux des fous à isoler. Au pire, des criminels en puissance. Maria enchaîne les gardes auprès de ces laissés-pour-compte. Comme à l’hôpital Santo Spirito in Sassia, où un système de tourniquet permet de déposer, jour et nuit, les enfants abandonnés.
Le soir, lorsque Maria regagne l’appartement familial du Corso Vittorio Emanuele, elle se plonge dans les écrits des précurseurs français en matière de psychiatrie. Traitement moral, hygiène et éducation des idiots et des autres enfants arriérés, d’Edouard Séguin (1846). Mais aussi les stupéfiants travaux de Jean Itard, au sujet de Victor, « l’enfant sauvage de l’Aveyron ». Maria en est convaincue : il faut stimuler ces gamins, les considérer, leur donner les moyens de se valoriser.
A la clinique psychiatrique de Rome, les recherches novatrices de cette surdouée intriguent l’assistant-directeur, Giuseppe Montesano. Ce jeune homme calme et méthodique, de deux ans son aîné, veut partager son combat pour améliorer la prise en charge des petits internés. L’un et l’autre forment vite un duo. Ils étudient ensemble jusqu’aux aurores, cosignent des articles scientifiques, se succèdent dans les symposiums. Et deviennent bientôt un couple fusionnel. La jeune psychiatre, pour la première fois, laisse parler ses sentiments. Quelques mois après leur rencontre, elle est enceinte.
Ebranlée par son accouchement clandestin
Une grossesse hors mariage, voilà un scandale en puissance dans l’Italie de 1898. Si cela se sait, le Tout-Rome s’en glosera et c’en sera fini de la carrière et de la réputation de la femme médecin la plus célèbre d’Italie. Vraisemblablement sous la pression de leurs mères respectives, les deux amoureux décident de cacher l’événement, sans se marier pour autant. Ils scellent un pacte : jamais ils n’épouseront quelqu’un d’autre. Maria, régulièrement en voyage, dissimulera son ventre rebondi jusqu’au printemps.
Le petit Mario naît le 31 mars 1898, à Rome, de « parents inconnus ». Quelques jours plus tard, sa mère le confie à une famille de paysans de Vicovaro, un village lové dans les vallons du Latium, à 40 km de la capitale, puis elle retourne au travail, ébranlée par son accouchement clandestin. Elle, la forte tête, a cédé aux conventions sociales. Elle, la psychiatre toujours prête à prôner les vertus de l’attachement, a abandonné son propre enfant.
Giuseppe, lui, a d’autres tourments. Brisant le pacte, il lui annonce son projet d’épouser une autre femme, avec l’assentiment de sa mère. Blessée par cette trahison, elle quitte son emploi à la clinique. Jamais plus elle ne prononcera le nom de Montesano.
Dix ans après ses fameuses nuits à examiner les cadavres en putréfaction, Maria Montessori s’inscrit de nouveau à La Sapienza. Son but : tout reprendre à zéro. Etudier la philosophie, l’anthropologie et la pédagogie. Tout le monde l’ignore à l’époque, mais c’est le cœur brisé par l’éloignement de son fils que l’ambitieuse dottoressa donne à sa vie une mission : révolutionner l’éducation.
Maria Montessori : comment la psychiatre a lancé sa première école, à Rome, en 1907 ICI
ENQUÊTE« Maria Montessori, pionnière de l’éducation » (2/6).
En 1907, la pédagogue italienne, psychiatre de formation, inaugure sa première école à Rome. Son charisme séduit, sa méthode éducative fascine, mais elle s’inquiète pour son fils, dont l’existence reste secrète.
Rome, 6 janvier 1907, jour de l’Epiphanie – la fête des enfants en Italie. Dans la cour du 58, via dei Marsi, le public est aussi nombreux que les bambins, dont c’est la rentrée des classes. Journalistes, politiques, universitaires, camarades féministes ou simples curieux, tous sont venus là comme au spectacle. Lorsque la directrice, Maria Montessori, fait découvrir à la cinquantaine d’enfants leur salle de classe, elle sait que sa carrière se joue là, à quitte ou double.
En ce matin d’hiver, la femme médecin la plus célèbre du pays inaugure sa première école. Rien n’est habituel. Le lieu ? Le rez-de-chaussée d’un immeuble du quartier « mal famé » de San Lorenzo. Les élèves ? Agés de 3 à 9 ans, vêtus de guenilles, tous habitent les étages en surplomb. La salle de classe ? Meublée de quelques tables et de chaises dépareillées, décorée d’une reproduction de la bienveillante Vierge à la chaise, de Raphaël. Dans un recoin, une armoire où « la Montessori », comme on l’appelle déjà, range son matériel pédagogique.
La démonstration tourne vite au fiasco. Les enfants, engoncés dans des blouses bleues au tissu trop lourd, pleurent, crient et n’en font qu’à leur tête, comme si l’intensité du moment les avait rendus plus nerveux que jamais. Maria Montessori, elle, fait bonne figure. Elle distribue des cubes et répond aux reporters ; embrasse les inconsolables et sourit aux philanthropes. Elle a changé depuis ses débuts d’étudiante en médecine à la prestigieuse Sapienza de Rome. Bien sûr, il y a toujours son chignon, ses chapeaux, ses toilettes fleuries, mais sa silhouette a forci, elle a gagné en prestance. A bientôt 40 ans, c’est une signora charismatique.
Des meubles à la taille des enfants
Au vu de la pagaille, des spectatrices, mains sur le cœur, en appellent à une intervention divine. Seul un miracle pourrait sauver ces gamins – et la réputation de leur directrice, spécialiste des enfants « à problèmes »… Un miracle : c’est à peu de chose près la mission que lui a confiée Edoardo Talamo, l’ingénieur chargé de la rénovation du quartier de San Lorenzo.
Après avoir livré seize bâtiments neufs, il n’avait pas prévu qu’une fois les résidents au travail, leurs enfants, livrés à eux-mêmes, mettraient le bazar dans les halls et commettraient leurs premiers larcins. Talamo s’est alors tourné vers la « Montessori » en lui offrant un rez-de-chaussée par bloc d’immeubles. Libre à elle d’y mettre en pratique ses théories éducatives, les techniques ludiques rodées auprès des handicapés mentaux, du temps où elle œuvrait à la clinique psychiatrique de l’université de Rome.
Passés les tracas de l’Epiphanie, la psychiatre devenue pédagogue applique donc sa doctrine, fondée sur l’autonomie, la curiosité et la coopération. Elle fait façonner des meubles à la taille des enfants, et des « matériaux » didactiques inédits, dont elle fournit ses propres esquisses aux artisans (planches à écrous, cubes encastrables, lettres rugueuses…). En quelques semaines, le rez-de-chaussée se transforme en une sorte de maison de poupées, style Liberty, où les élèves s’épanouissent chaque jour un peu plus. Ces gamins sales et mal nourris sont lavés et pesés.
Peu à peu, les « sauvages de San Lorenzo », comme elle les définira plus tard, se laissent absorber par les bouliers, les lacets, et les activités à leur portée (ménage, jardinage…). Le « miracle » de San Lorenzo est chroniqué dans les gazettes. La dottoressa observe, remplit des fiches d’observations, forme les maîtresses, puis supervise l’inauguration d’autres « maisons des enfants » dans la capitale.
Epaulée par un trio d’admiratrices devenues ses collaboratrices (deux Italiennes, Anna Fedeli et Anna Maccheroni, et une Américaine, Adelia Pyle), elle s’affirme comme une meneuse, capable d’alterner douceur et sévérité, bons mots et vacheries, sans perdre sa capacité d’émerveillement presque enfantine. C’est elle qui accueille les personnes désireuses de constater les prodiges de son labo éducatif. Parmi les visiteurs, la reine Marguerite de Savoie ne se lasse pas de contempler ces bambins si concentrés, en particulier à l’heure du déjeuner, lorsqu’ils se servent à tour de rôle, comme dans une trattoria autogérée.
Best-seller instantané
La dottoressa, qui exècre l’oisiveté, profite de l’été 1910 pour coucher par écrit les enseignements de son expérience. La Méthode Montessori, imprimée chez un typographe du Latium, est un best-seller instantané, traduit dans une vingtaine de langues. Si bien que Maria abandonne son poste de médecin pour se consacrer à temps plein à la promotion de ses écoles et de son matériel pédagogique qu’elle a fait breveter à son nom dès qu’elle en a perçu le potentiel.
Pareille histoire ne pouvait échapper aux Américains. Surtout pas à un certain Samuel S. McClure. Ce publiciste chevronné, propriétaire d’un magazine qui porte son nom, aime dénicher et promouvoir des histoires vendeuses. A l’hiver 1911, il commande un premier article sur la fameuse dottoressa. Tout y est : l’héroïne au caractère bien trempé, le décorum italien… En 19 pages très illustrées, le reportage publié dans McClure’s magazine fait sensation. Le courrier des lecteurs – surtout des lectrices – est saturé de messages enthousiastes. Alors McClure voit plus grand : et s’il devenait lui-même l’imprésario américain de cette Italienne ? Il y aurait, pressent-il, un joli pactole à la clef… Il faut dire que la traduction américaine du livre s’arrache à 5 000 exemplaires en quatre jours, et qu’une forme de « Montessori-mania » enfièvre la bourgeoisie progressiste. Des Américaines se rendent même à Rome pour consulter la dottoressa.
Alors qu’elle vient d’emménager dans un vaste appartement avec vue sur la Piazza del Popolo, Maria Montessori donne un premier séminaire à destination d’un public étranger. Une session organisée par son comité de soutien américain, où siègent Alexander Bell, l’inventeur du téléphone, Margaret Wilson, la fille du président, et l’inévitable McClure ; 87 étudiants venus du monde entier – dont 67 des Etats-Unis – se regroupent dans son immense salon. Maria commence par leur distribuer la photo de sa mère Renilde, tout juste décédée, à l’âge de 72 ans. En souvenir de cette femme qui a toujours cru en elle et lui a appris l’art de la liberté, elle portera à jamais le deuil et ne se vêtira plus que de noir. Son père, au rôle tout aussi essentiel dans son parcours, est désormais veuf. A plus de 80 ans, il se déplace en chaise roulante et vit auprès d’elle, très fier de sa réussite.
Un circuit promotionnel aux Etats-Unis
Devant son public anglophone, Maria Montessori rôde le modèle de ses conférences. Debout dans un coin de la salle, surélevée sur une estrade, elle s’exprime en italien, posément, ne quittant jamais son auditoire des yeux. Chaque phrase, appuyée d’une gestuelle de chef d’orchestre, est répétée par sa traductrice. « Ce que doit savoir l’enseignant, c’est comment observer », martèle la maîtresse de maison.
Au retour, ses disciples dissémineront la méthode sur tous les continents. Mais Maria rechigne encore à traverser l’Atlantique. Comment le pourrait-elle alors qu’à proximité de Rome grandit son fils Mario ? Cet enfant né hors mariage, qu’elle fut contrainte de cacher et de placer dans une famille d’accueil pour préserver sa carrière aura bientôt besoin d’elle. Devenu adolescent, il se doute que cette mystérieuse et si bienveillante signora qui lui a parfois rendu visite, n’est pas n’importe qui… Un jour de février 1913, il l’appelle pour la première fois « maman ». Maria décide de le ramener à Rome. Personne n’osera lui demander qui est cet ado omniprésent auprès d’elle.
McClure, de son côté, ne ménage pas ses efforts pour la convaincre de se rendre aux Etats-Unis. En novembre 1913, l’imprésario lui présente son plan d’attaque : un circuit promotionnel avec visites d’écoles, supervision de la distribution de son matériel pédagogique, et de multiples conférences sur la Côte est. Montessori superstar, ni plus ni moins. Un « deal » qui rapporterait à Maria 1 000 dollars et 60 % des recettes de ses « shows ». La dottoressa accepte le défi. Elle embrasse Mario et part à la conquête de l’Amérique.
Maria Montessori, une vedette américaine ICI
Par Thomas Saintourens
ENQUÊTE« Maria Montessori, pionnière de l’éducation » (3/6).
A l’approche de la première guerre mondiale, la célèbre pédagogue italienne se rend aux Etats-Unis. Le parcours de cette femme d’exception prend alors une tout autre dimension.
Les vagues grises de l’Atlantique moussent le long du Cincinnati. Parti de Naples le 21 novembre 1913, ce paquebot doit atteindre New York dans quelques jours. Entassés en troisième classe, près de 3 000 migrants italiens rêvent du Nouveau Monde. Dans sa cabine de première, une célèbre compatriote, la pédagogue Maria Montessori, sujette au mal de mer, a le cœur à la dérive. Elle songe à son fils Mario, resté à Rome sous la responsabilité de sa fidèle amie Anna Maccheroni – alias « Mac » –, après quinze années de vie caché dans la campagne romaine.
Ouvrant son carnet de bord, elle confie ce qui la pousse à voyager ainsi, Mario bien sûr : « Pour assurer son futur, pour le rendre heureux et réparer ce qu’il a enduré, et être la seule qui lui donnera tout… C’est ce qui me donne mon énergie, c’est pour cela que j’endurerai tout. » Dans nulle autre archive connue Maria ne fera référence au traumatisme des premières années de son fils, cet enfant né hors mariage en 1898 et qu’elle avait placé en secret dans une famille de paysans. Une séparation prélude à un amour incommensurable, marqué d’une indélébile cicatrice.
« La Montessori », comme on l’appelle en Italie, sait aussi que ce voyage aux Etats-Unis lui offrira l’occasion de répandre sa bonne parole dans ce pays continent déjà si réceptif à ses méthodes d’éducation avant-gardistes, rôdées dans son pays. La traduction de sa « Méthode » est un best-seller en Amérique. Chez les pédagogues progressistes, le voyage à Rome pour observer ses écoles et écouter ses préceptes est un « must ».
Grenouillant entre le pont principal et la salle de dîner, son imprésario, Samuel S. McClure, a déjà entamé le travail promotionnel : aucun passager n’ignore la présence de sa vedette, psychiatre devenue pédagogue, si douée pour aider les enfants en difficulté. Une pétition, signée par l’ensemble de la première classe, obtient même une conférence privée. A mesure que s’approche la statue de la Liberté, les télégrammes de bienvenue affluent. Le New York Tribune annonce ni plus ni moins « la femme la plus intéressante d’Europe ».
Le Cincinnati accoste à Brooklyn le 3 décembre 1913, par une matinée de froid sec. Drapée de fourrure, la quadragénaire est encerclée par une horde de reporters. Les flashes crépitent. L’essaim envahira bientôt son hôtel, un palace de la cinquième avenue. Dès le lendemain, direction Washington, et Kalorama Road, l’école tenue par l’inventeur du téléphone, Alexander Bell, et son épouse Mabel, pionnière de l’enseignement aux sourds et muets. Il s’agit du premier établissement « montessorien » que Maria visite à l’étranger. Margaret Wilson, la fille du président, s’improvise ensuite guide touristique pour lui présenter la capitale fédérale.
Le 6 décembre, le temple maçonnique de Washington a des airs d’ambassade un soir de réception. Diplomates et secrétaires d’Etat, accompagnés de leurs épouses, écoutent Maria Montessori, puis visionnent les vidéos de sa « Maison des enfants » de San Lorenzo, à Rome. Maria paonne en habits noirs. Mais ce n’est qu’un avant-goût de la pièce de résistance : le Carnegie Hall.
A guichets fermés
Cette scène déjà mythique, où tant de virtuoses se sont produits, est décorée de drapeaux italiens et américains et d’une bannière « America Welcomes Maria Montessori ». Décidément, McClure a bien fait les choses. Un millier de personnes piétine dans la rue sans ticket. L’imprésario présente sa championne à une salle déjà acquise à sa cause…
La pédagogue arpente la scène à petits pas. Désormais âgée de 43 ans, la dottoressa a gagné en maturité et en charisme. Ses cheveux sont striés de mèches argentées. Sa panoplie noire est égayée du brillant des pampilles qui s’entrechoquent quand elle tend les bras pour recevoir les bouquets. Le show peut commencer. Deux heures, sans une note, le tout traduit phrase à phrase. Tout y est : sa philosophie, ses objectifs scientifiques, les prouesses des enfants – film à l’appui. Un triomphe.
La tournée s’enchaîne. Boston, Providence, Pittsburgh, Chicago, Philadelphie… Et même un second Carnegie Hall à guichets fermés. Maria répond de bonne grâce aux questions des reporters. Elle détaille ses théories, l’air professoral, mais s’exprime aussi, dans un demi-sourire, sur la mode des jupes fendues. Ah, ce pays l’amuse et la fascine… Elle apprécie le ton badin des discussions, les poignées de mains chaleureuses, les gratte-ciel, et bien sûr « ses » écoles si soignées, quelques dizaines de petits établissements privés, dans des quartiers résidentiels. Après un week-end de détente dans la propriété du magnat du petit-déjeuner JH Kellogg, elle repart vers l’Italie, le 24 décembre 1914, à bord du paquebot Lusitania. La mission est accomplie : l’Amérique est sous le charme.
De retour à Rome, Maria Montessori reprend ses activités habituelles : la formation, l’écriture… McClure, lui, compte bien capitaliser sur cette Italienne au potentiel commercial énorme. De toute façon, il n’a guère le choix : Maria l’ignore mais il est ruiné. Alors il s’accroche, assurant lui-même, à travers les Etats-Unis, la promotion de sa méthode, vantant sans cesse les écoles, les livres et le matériel pédagogique.
Une expérience si grisante
Maria se méfie de ce beau parleur. Au fond, elle n’a plus besoin de ses services pour consolider sa réputation internationale. Au-delà de McClure, elle repousse les propositions de collaboration des Américains, dont une flopée de profiteurs. Elle veut tout contrôler, de la pédagogie jusqu’au matériel. Quitte à retourner elle-même au Etats-Unis un jour ou l’autre.
A l’heure où la Grande guerre frappe l’Europe, le mouvement montessorien s’affranchit des frontières. Après son expérience si grisante sur la Côte est des Etats-Unis, « la Montessori » repart à l’aventure, Côte ouest, cette fois. Avant de partir, elle a confié son vieux père malade aux bons soins de la fidèle « Mac ».
En 1915, Anna Fedeli et Adelia Pyle, deux de ses plus proches collaboratrices, accompagnent en Californie celle qu’elles surnomment « mammolina ». Un ado brun de 17 ans est lui aussi du voyage : Mario sort enfin au grand jour auprès de sa célèbre mère. Toujours gênée, elle le présente comme son neveu ou, plus rarement, comme son fils adoptif. Elle qui disait vouloir lui offrir « le monde » a enfin l’occasion de voyager à ses côtés. Une réunion de famille pour recoudre les blessures de l’éloignement, apprendre enfin à se connaître.
Vivarium pédagogique
A San Francisco, la « Panama Pacific Exposition », célébrant l’ouverture du canal de Panama, est un barnum à l’américaine mêlant, neuf mois durant, grand huit, démonstrations technologiques et célébrations carnavalesques (journée de l’ananas hawaïen, compétitions de nourriture…). Dans la zone du « Palais de l’éducation », où 15 000 instituteurs tiennent congrès, a été construite une école Montessori d’un genre particulier. Le public, assis sur des banquettes semblables à celles d’un stade de baseball de campagne, observe la classe de vingt enfants, de 9 heures à 12 heures, derrière une paroi vitrée. Cette sorte de vivarium pédagogique devient l’attraction à ne pas rater, surtout à l’heure du déjeuner, pour la scène désormais fameuse du « restaurant miniature ».
L’enthousiasme initial de Maria vire bientôt au malaise. Voilà ces petits Américains devenus des bêtes de foire, des singes savants derrière une vitre, et l’apprentissage un « show » théâtral. Ne parlant pas anglais, elle est contrainte de laisser à sa jeune collaboratrice américaine, Helen Parkhurst, la gestion de la classe au quotidien. En retrait, la « mammolina » se laisse gagner par le stress. Cette « classe de verre » est pourtant un tel succès qu’elle reçoit une invitation officielle à la Maison Blanche. Malheureusement, un autre télégramme urgent, presque concomitant, annule ce projet. Son père est mort, cet homme si austère et réservé qui fut son soutien, puis son plus fervent admirateur.
En cette fin d’année 1915, la guerre empêche Maria de regagner Rome. Il lui faut se rabattre sur la Catalogne, épargnée par les combats, où elle est accueillie comme une reine. A l’invitation du gouvernement, enclin à développer une nouvelle forme d’enseignement mêlant valeurs catholiques et approche pédagogique novatrice, Maria prend la tête de l’« Escola Montessori » de Barcelone. Au sein d’une exquise bâtisse de la vieille ville, l’Italienne professe, assise dans un épais fauteuil orange et bleu. Elle est épaulée par une traductrice catalane, et par Adelia Pyle, installée à une autre table, auprès des enfants anglophones. En quelques mois à peine, l’école passe de 5 à 185 élèves.
Le disciple de sa mère
Mario, resté en Californie dans la foulée du voyage à San Francisco, en est revenu jeune marié, au bras d’Helen Christie – elle-même enseignante « Montessori ». Sportif, motard, polyglotte, Mario est un disciple de sa mère et aussi son collaborateur attitré, le seul auquel celle-ci peut confier ses états d’âme.
A Barcelone, la voici bientôt grand-mère. C’est même elle, la mammolina, qui aide sa belle-fille à accoucher d’une petite Marilena, le 16 juin 1919. Mario Junior (alias le « piccolo Mario »), sera ensuite son chouchou, puis suivront Rolando (1925) et Renilde (1929). La pédagogue, séparée de son fils à la naissance, se rattrape avec ses petits-enfants. Elle leur raconte les épopées bibliques comme les exploits des explorateurs ; les initie à l’observation de la nature et les laisse écouter les conversations d’adultes lorsqu’elle reçoit dans son salon. Bien sûr, elle les inscrit dans son école. Elle a pour eux de grandes ambitions, comme sa mère Renilde en avait autrefois pour elle.
L’atypique famille Montessori fait de Barcelone son port d’attache. Londres, Amsterdam, Vienne… Maria mène une vie de nomade, plus indépendante et insaisissable que jamais, comme si elle était insensible aux fracas du monde et aux jeux de pouvoir. Mais la politique va la rattraper : c’est en Italie qu’elle sera mise à l’épreuve. A Rome, où personne n’a oublié les miracles de la femme à la robe noire, résonne déjà le claquement martial des bottes fascistes…