Des enfants souffrant de malnutrition à Port Harcourt, au Nigeria, en 1970. A. ABBAS / MAGNUM PHOTOS
Libre à chacun de nous, d’aimer ou de ne pas aimer Bernard Kouchner, de ne pas apprécier sa trajectoire mais pour moi il reste l’homme qui nous a montré les horreurs du Biafra.
« Les enfants étaient en première ligne », raconte au Monde Afrique Bernard Kouchner, parti au Biafra en mai 1968 en tant que médecin urgentiste : « C’était la première fois qu’on voyait des gamins squelettiques victimes du kwashiorkor [un syndrome de malnutrition par carence en protéines]. Les troupes nigérianes bloquaient tous les ravitaillements et les bombardements aériens ciblaient les récoltes. Les enfants mouraient en masse et la faim était devenue une arme de guerre. Le spectacle était désastreux : il n’y avait absolument rien à manger. »
Il y a cinquante ans au Biafra, l’avènement de l’humanitaire « à la française » ICI
En mai 1968, Bernard Kouchner rejoint une équipe de dizaines de médecins volontaires de la Croix-Rouge dirigée par Max Récamier et qui intervient des deux côtés du blocus. Il se souvient :
« Dans une école où il y avait près d’un millier d’enfants affamés, on a fait des perfusions avec de la noix de coco pour les retaper le temps que les sucs digestifs se reforment. Quand ils allaient mieux, ils repartaient dans leurs villages et revenaient quelques semaines plus tard de nouveau épuisés par la faim… Comme les avions ne bombardaient pas la nuit, les blessés arrivaient le soir dans notre petit hôpital. Nous étions deux pour soigner une centaine de blessés. On a appris à faire le tri des blessés, une discipline difficile, un apprentissage cruel. Le Biafra m’a marqué à vie. Ça a été le début de mes colères et de mon engagement, de mon histoire avec l’Afrique. Il a nourri, plus tard, mes combats au Rwanda. »
« La lutte et les drames vécus-là vont inspirer les « French doctors ». Max Récamier, Bernard Kouchner et d’autres médecins passés par l’enfer du Biafra vont créer en 1971 (avec des journalistes du journal médical Tonus qui avaient lancé un appel aux médecins pour aider des victimes d’inondations au Pakistan) Médecins sans frontières (MSF). L’ONG, spécialisée dans l’assistance médicale aux populations victimes de conflits armés, d’épidémies, de pandémies ou de catastrophes naturelles, a reçu le prix Nobel de la paix en 1999 et officie aujourd’hui dans plus de 70 pays, dont 52 en Afrique. « Le Biafra nous a appris la médecine du dénuement », insiste Bernard Kouchner. Il a aussi fait prendre conscience aux médecins français qu’une organisation humanitaire doit être libre de sa parole et de ses actes. »
Des photographes occidentaux prennent en photo un enfant qui souffre de malnutrition à cause de la guerre du Biafra, à Owerri, en 1970. A. Abbas / Magnum Photos
Il y a cinquante ans au Biafra, la surmédiatisation d’un drame humain
Génération Biafra (2/3).
Pendant le conflit au Nigeria, des images insoutenables ont inondé les journaux et la télévision. Avec le recul, leurs auteurs disent avoir été « manipulés » par l’Elysée.
Par Pierre Lepidi et Mariama Darame
Le 31 décembre 1968, lors de sa traditionnelle allocution de fin d’année aux Français, le Général de Gaulle déplore le « passage à vide » qu’a connu le pays au mois de mai. « Mais la nation s’est ressaisie », assure le général lors de ces vœux, ses derniers. Il décrit ensuite la situation au Moyen-Orient, parle du rôle « gigantesque » de la Chine, puis évoque « le droit de disposer de lui-même du vaillant Biafra ». Fin 1968, les Français connaissent cette province du sud-est du Nigeria qui a proclamé son indépendance dix-huit mois plus tôt et la catastrophe humanitaire qui s’y joue. A grand renfort de reportages, ils ont pris fait et cause pour ce territoire africain qui se bat contre l’armée régulière nigériane.
La France ne soutient pas officiellement la sécession biafraise. Mais l’Elysée voit dans cette volonté d’émancipation une occasion d’affaiblir le Nigeria, pays anglophone entouré d’anciennes colonies francophones, qui a reçu le soutien du Royaume-Uni et des Etats-Unis. « La zone pétrolière du Biafra était revendiquée par tout le monde, y compris par les Anglais car le Nigeria est une ancienne colonie britannique », se souvient Bernard Kouchner, parti en mai 1968 au Biafra pour la Croix-Rouge en tant que médecin : « Les rapports entre De Gaulle et le monde anglo-saxon étaient exécrables à cette époque. »
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Lorsque les armes se taisent, en janvier 1970, après la capitulation des forces biafraises soutenues par des centaines de mercenaires (Français, Allemands, Rhodésiens, Sud-Africains…), le bilan humain est abyssal. Cinquante ans plus tard, le nombre de victimes des combats et de la famine reste imprécis, estimé à « plus de 1 million ». Mais la surmédiatisation du conflit et les images insoutenables diffusées dans les journaux et à la télévision imprègnent encore les mémoires. En renvoyant une image misérabiliste du continent africain, elles ont nourri pendant des décennies un imaginaire collectif où l’Afrique est assimilée aux guerres, aux famines et à l’instabilité politique.
A qui la faute ?
« On a souvent dit que le drame du Biafra était la honte de l’Afrique », écrit Phlippe Decraene, envoyé spécial du Monde, dans un reportage publié en 1969 : « C’est aussi, sans aucun doute, la honte de l’Europe. »
Je me plongeais dans mes archives. Au milieu de ce capharnaüm de coupures de journaux, de photos jaunies, de livres annotés, de petits carnets, de lettres, de documents administratifs, de factures, assis à même le sol, sous le trait blanc d’une grosse lampe d’architecte, je triais, jetais, empilais, en écoutant des galettes de vinyle sur une platine-disque hypersophistiquée. Jasmine me portait des brocs de café. Parfois elle s’asseyait en tailleur face à moi pour me regarder faire. Je lui tendais une photo « Tiens, regarde notre nouveau Ministre des Affaires Etrangères au temps des matins blêmes du quartier Latin… »