Maria Montessori : la « dottoressa » face au piège fasciste ICI
Par Thomas Saintourens
ENQUÊTE« Maria Montessori, pionnière de l’éducation » (4/6).
Dans les années 1920, la pédagogue vit au plus près l’instauration de la dictature en Italie. Sa méthode éducative, populaire, devient un enjeu idéologique pour Mussolini.
C’est un tête-à-tête dont on sait peu de chose, une entrevue contre-nature qui garde sa part de mystère. Benito Mussolini et Maria Montessori. Lui, le Duce brutal, rêvant d’une nation sous contrôle. Elle, « la mammolina » pacifiste, promotrice du développement harmonieux des enfants… A bien des égards, cette rencontre aurait pu sembler inconcevable. Et pourtant, en 1924, ce duo vêtu de noir va entamer un pas de deux vertigineux.
Les maigres indices sur leur premier rendez-vous sont publiés dans la presse fasciste. Ils dépeignent une discussion enthousiaste, le prélude, paraît-il, à de grands desseins. « Faro io ! » (« Je m’en occupe ! »), lance le Duce lorsque Maria Montessori plaide pour l’établissement de sa pédagogie dans toute l’Italie. A bientôt 60 ans, la dottoressa a déjà rencontré bien des puissants, parcouru l’Europe et les Etats-Unis, donné des conférences sur ses méthodes d’enseignement, fondées sur les réactions sensorielles, l’autocorrection et la coopération. L’ancienne psychiatre des hôpitaux romains, devenue une pédagogue de renommée internationale, sait que cet homme peut l’aider.
Nommé président du conseil après son coup de force de 1922, Benito Mussolini, 39 ans, veut utiliser la réforme de l’instruction comme socle du régime fasciste. Les défis de l’enseignement primaire ne lui sont pas étrangers : durant ses jeunes années, il fut instituteur dans le nord du pays.
Depuis la guerre, et son installation à Barcelone, la dottoressa ne fait plus la « une » en Italie. Sa méthode a disparu des « best-sellers ». Seule une audience papale, à l’automne 1918, puis une session de formation à Naples, ont rappelé le souvenir de la pédagogue nomade, plus célébrée à l’étranger que dans sa mère patrie.
Mussolini, lui, connaît la réputation de cette franc-tireuse. Il a commandé à chaque consulat italien un rapport sur les écoles Montessori. Son ministre de l’instruction, le philosophe Giovanni Gentile, estime aussi que celle qui a transfiguré les enfants rebelles du quartier romain de San Lorenzo en 1907 pourrait rééditer ses prouesses au bénéfice du fascisme.
Au fond, chacun semble trouver son compte dans cette collaboration. Le Duce imagine une usine à fabriquer des petits fascistes, une jeunesse propre et obéissante. Maria Montessori, après bien des déconvenues, peut enfin avoir accès aux financements, bâtiments et matériels adéquats pour appliquer sa méthode à une nation tout entière. Quitte à s’acoquiner avec ce leader qui ne lui correspond en rien.
Aussi stratégique que de la poudre à canon
« Faro io ! », a donc promis le Duce. L’éducation à l’italienne sera montessorienne. En avril 1924, le gouvernement labellise une poignée d’écoles. La production des accessoires pédagogiques (lettres rugueuses, cartes de formes géométriques…) devient aussi stratégique que celle de la poudre à canon, la formation des enseignants aussi impérieuse que celle des généraux. Mussolini lui-même est proclamé président de l’Œuvre nationale Montessori, l’institution coordonnant les activités pédagogiques. Maria, pour sa part, est nommée membre d’honneur du Parti fasciste en 1926.
La dottoressa n’a pourtant rien d’une porte-étendard de cette idéologie. A longueur d’interview, elle se dit « apolitique », et seule militante de « la cause des enfants ». Accompagnée de son fils Mario, devenu à la fois son garde du corps, son agent et secrétaire particulier, elle rayonne depuis le QG familial barcelonais. Londres, Vienne, Paris, et même l’Amérique du Sud : la libre-penseuse demeure, hors Italie, une égérie progressiste. Son charisme naturel épate, sa silhouette de grand-mère rassure. Mais elle demeure secrète. Seules ses plus proches collaboratrices mesurent le traumatisme laissé en elle par l’abandon momentané de Mario durant son enfance, quand elle privilégia sa carrière au carcan d’une vie de mère, et plaça chez des paysans ce fils né hors mariage.
Ces mêmes collaboratrices et amies savent aussi son goût pour le bon vin et les plats roboratifs, quitte à faire ajouter des pâtes au menu lorsqu’elle est à l’étranger, ou encore l’émotion que lui procure l’opéra, les frissons des romans policiers, sa fascination pour la technologie. L’esprit toujours en alerte, elle est capable d’imaginer de nouveaux jeux géométriques lorsqu’elle prend le soleil sur la plage d’Ostie ou qu’elle se laisse conduire dans une Isotta Fraschini, la « Rolls » italienne…
Fervente pacifiste
Malgré son aura, les critiques du monde académique, en Italie comme à l’étranger, ne l’épargnent pas. Certains voient en elle une sorte de prophète, une mystique en robe noire, et non une chercheuse. C’est aux Pays-Bas, îlot libéral comptant plus de 200 écoles et 6 000 élèves « montessoriens » à la fin des années 1920, qu’elle est finalement le plus à son aise. En 1929, elle crée à Amsterdam l’Association Montessori internationale (AMI). Un moyen de garder la main sur sa méthode et de coordonner son « mouvement » mondial à l’heure où des établissements appliquant sa méthode fonctionnent dans plusieurs dizaines de pays.
« La Montessori », ainsi qu’on l’appelle en Italie, s’impose comme une fervente pacifiste. « L’humanité ressemble aujourd’hui à un enfant abandonné qui se retrouve dans une forêt la nuit, effrayé par les ombres et les forces mystérieuses qui amènent vers la guerre », déclarait-elle devant la Société des Nations, à Genève, dès 1926. Un sombre constat, dissonant au regard de ce qui se trame dans ses écoles italiennes. Ou, plutôt, dans celles du Duce… Car le fascisme s’instille peu à peu dans les 70 établissements publics Montessori que compte l’Italie en 1929. L’hymne « Giovinezza » (« Jeunesse ») introduit les leçons, les blouses et la carte du parti s’imposent dans la panoplie des enseignants. Bientôt, le bras tendu sera de rigueur.
Le 15e congrès Montessori, le premier sous patronage étatique, est conçu comme l’apogée de cet intenable partenariat. Le 30 janvier 1930, le régime organise une fête somptueuse sous les ors du Palais sénatorial. Maria prend la pose devant les statues musculeuses inspirées de l’Empire romain… Le retour au pays de la célèbre pédagogue est un coup publicitaire pour amadouer l’opinion internationale. Mais la confiance s’effiloche. L’ingérence du parti, le militarisme forcené, les uniformes pour les enfants… Maria enrage. Elle s’est fait duper. Chaque jour, sa méthode est un peu plus dévoyée au profit du dictateur.
D’admiration mutuelle aux échanges âcres
A leurs correspondances des années 1920, débordantes d’admiration mutuelle, succèdent des échanges âcres. En 1931, son fils Mario écrit lui-même au leader fasciste : « Excellence ! Encore une fois je me tourne vers vous, tant la situation dans laquelle se trouve notre œuvre en Italie est plus difficile que jamais. (…) L’école Montessori de Rome a été créée pour l’intérêt personnel de votre Excellence. (…) Elle fonctionne (…) avec beaucoup moins qu’une école communale. » Mario et Maria démissionnent de l’Œuvre Montessori en janvier 1933. « Cette Montessori m’a quand même l’air d’une grande casse-pieds », réagit Mussolini dans une note à son secrétaire. Dès lors, ses espions ne la lâcheront plus. Le Duce sait qu’en Allemagne Adolf Hitler a ordonné la fermeture des 34 écoles Montessori du pays. Une effigie de l’Italienne a même été brûlée…
Au printemps 1934, au lendemain d’un ultime congrès romain en forme de mascarade, Maria et Mario, sous la menace des sbires du régime fasciste, quittent l’Italie. A peine se sont-ils réfugiés à Barcelone que toute trace de l’influence de Montessori est effacée du système éducatif national.
Pour eux, la détente sera de courte durée. Les troubles politiques n’épargnent pas non plus l’Espagne. La capitale catalane est le théâtre d’un conflit entre franquistes et partisans communistes. La menace arrive même jusqu’à l’appartement de la dottoressa. Un petit groupe d’anarchistes s’arrête sur le palier. Ils dessinent une faucille sur sa porte, mais laissent la vie sauve aux occupants. L’avertissement est clair. La famille Montessori doit fuir. Maria, qui n’a jamais été propriétaire, n’a plus de biens matériels, nulle part où vivre. A 60 ans, l’inlassable avocate d’une paix qui apparaît chaque jour plus fragile, fait de nouveau ses valises.
Maria Montessori : le temps de l’exil en Inde ICI
Par Thomas Saintourens
ENQUÊTE« Maria Montessori, pionnière de l’éducation » (5/6).
A la fin des années 1930, la célèbre pédagogue italienne prend ses distances avec l’Europe en guerre et se retrouve en Inde, où de nouveaux horizons spirituels s’ouvrent à elle et à son fils.
Le petit avion postal six places Tata Airlines amorce sa descente vers Madras. Le sémillant dandy JRD Tata, président de la compagnie aérienne, est lui-même aux commandes. Il n’aurait laissé à aucun de ses pilotes l’honneur de transporter sa célèbre passagère italienne, accompagnée de son proche collaborateur, prénommé Mario. Une fois le coucou immobilisé en bout de piste, Maria Montessori, 69 ans, s’extrait de la carlingue d’un bond énergique. La fatigue du périple et l’air suffocant du Tamil Nadu ne perturbent en rien son bonheur d’être en Inde.
Nous sommes le 4 novembre 1939. L’armée nazie, déjà victorieuse en Pologne, s’apprête à fondre sur l’Europe occidentale. A des milliers de kilomètres de là, Maria Montessori et son fils Mario répondent à une invitation lancée il y a plus de vingt ans par les dirigeants de la Société théosophique – une organisation internationale humaniste prônant le syncrétisme religieux pour accéder à « la vérité ».
Le voyage fut une expédition aérienne de cinq jours : Naples, Athènes, Alexandrie, Bagdad, Bassora, Jask, Karachi, Bombay… Puis ce dernier vol, en sauts de puce, piloté par le « Louis Blériot indien » en personne. L’Inde, enfin… Le pays du poète Tagore et du guide spirituel Gandhi. Ces maîtres à penser sont aussi des admirateurs de l’Italienne, connue pour avoir développé dans le monde entier une révolution éducative, laissant aux enfants la liberté d’apprendre à « faire seul », au moyen de matériel pédagogique ludique conçu par ses soins… Maria Montessori rêvait de confronter ses théories à ce pays mastodonte de 300 millions d’habitants et au taux d’analphabétisation de 90 %. Le moment est venu.
Un lien d’une puissance infinie
Bannie de Rome par les fascistes en 1934, chassée de Barcelone en 1936, la famille Montessori (Maria, son fils Mario, son épouse Helen et leurs quatre enfants) avait finalement trouvé refuge à Laren, une coquette bourgade des environs d’Amsterdam, hébergée par la famille Pierson, des amis de confiance. Mario, ce fils né hors mariage que la dottoressa Montessori avait abandonné à la naissance jusqu’à ses 15 ans, est désormais son meilleur allié, son alter ego protecteur, chef d’orchestre du « mouvement Montessori » et de l’emploi du temps maternel. Comme si la douleur de l’éloignement avait cimenté entre eux un lien d’une puissance infinie.
A Laren, non loin du siège de l’Association Montessori internationale (AMI), Maria enseignait dans une petite école, organisait ses stages. Au programme figurait même un séminaire intitulé « Propagande », destiné à promouvoir sa méthode éducative. Un quotidien tranquille et sédentaire, si rare dans sa vie vagabonde ; anachronique quand, autour, l’Europe s’engageait vers une guerre sans merci. De Berlin à Vienne, les écoles montessoriennes ont été remplacées par des fabriques d’enfants parfaits du IIIe Reich.
Maria, le cœur tiraillé, a laissé ses petits-enfants aux bons soins des Pierson. L’appel de l’Inde et d’un programme de formation de trois mois était trop fort… Même son imagination débordante n’aurait pu se figurer un tel dépaysement. Lovés entre le fleuve Adyar et les plages du golfe du Bengale, les jardins d’Huddelston, siège de la Société théosophique, composent une oasis luxuriante, déployée autour d’un banian géant de 500 ans d’âge, peuplé d’oiseaux et de singes. Un village de huttes a été construit pour l’occasion : 300 étudiants, venus de tout le pays, se sont inscrits à la formation que doit assurer l’Italienne. « Madam Montessori » est accueillie avec la déférence due à une reine. Le docteur George S. Arundale, président de la Société théosophique, et sa jeune épouse Rukmini Devi, une danseuse de talent, s’assurent du bien-être de leur invitée, logée, avec son fils, dans une maison dissimulée parmi les frondaisons.
Le bonheur simple de la transmission
Lorsque la dottoressa se présente à eux pour sa première leçon, un élément vestimentaire surprend ses hôtes : elle a abandonné sa traditionnelle robe noire, qu’elle portait depuis la mort de sa mère adorée, en 1912, pour revêtir un sari.
L’atmosphère est studieuse, il règne en ces lieux une harmonie apaisante. Maria Montessori s’assoit derrière une table posée sur une dalle, en surplomb. Mario, qui officie comme traducteur de l’italien vers l’anglais prend place à côté d’elle. Face à eux, les élèves sont assis en tailleur, pieds nus, sur des nattes. Certains ont économisé pendant des mois, placer leurs bijoux en gage, parcouru des milliers de kilomètres pour rencontrer la pédagogue. Dans un pays où bruisse un souffle d’indépendance, suivre la formation Montessori ne signifie pas simplement trouver un emploi dans l’éducation : les élèves – brahmanes comme intouchables − préparent aussi la révolution.
Jour après jour, la dottoressa retrouve le bonheur simple de la transmission. Loin de la politique et de l’Europe en guerre, elle est comme sur une autre planète, à vivre selon un nouveau tempo. Tilaka rouge collé entre les yeux, elle aime parcourir, à la tombée du jour, le front de mer, tantôt calme, tantôt tempétueux.
Dans le monde qu’elle a quitté, l’horreur nazie s’étend, les alliances se nouent. L’Italie, sa patrie, entre en guerre au côté de l’Allemagne le 10 juillet 1940. Mécaniquement, Maria et Mario sont donc considérés comme « sujets d’un pays ennemi » sur le territoire indien, colonie britannique. La police vient briser l’harmonie d’Adyar : Mario est interné dans le camp de civils d’Ahmednagar, à l’autre bout du pays ; Maria, pour sa part, est assignée à résidence. Si elle continue tant bien que mal son travail de conférencière, il n’est pas rare de la voir errer, sans but, dans les jardins ; elle qui est d’ordinaire si enjouée, si bavarde, a perdu son sourire.
Les années passant, elle comptait toujours plus sur son Mario, tant pour son travail que pour son équilibre personnel. Toujours impeccable, avec ses cravates et ses costumes croisés, son « collaborateur », désormais quadragénaire, avait accepté de vivre dans l’ombre de sa mère. Il s’épanouissait à son contact, formant avec elle un inséparable duo de globe-trotteurs animés par la mission commune de révolutionner l’éducation. Le 31 août 1940, jour de son 70e anniversaire, Maria Montessori reçoit, en guise de présent, un télégramme signé du vice-roi des Indes. « Nous avons pensé que le meilleur cadeau à vous offrir est de vous rendre votre fils ». Pour la première fois, un document officiel présente Mario comme son fils.
Alors qu’ils sont de nouveau réunis à Adyar, le temps s’étire, les semaines deviennent des mois, les mois des années. Les moussons rincent la terre ; la chaleur la craquelle. En 1942, le duo rejoint la station d’altitude de Kodaikanal, au climat plus frais. Ils emménagent au premier étage d’une demeure coloniale. Au rez-de-chaussée, une école accueille des enfants de ce repaire d’expatriés européens.
Une philosophe aux pieds nus
Répondant aux invitations de maharajas ou de philanthropes, Maria et Mario parcourent ensuite le pays, du Gujarat au Cachemire, en passant par Ceylan – « le pays de Simbad le marin », comme en rêvait Maria. Partout, elle reçoit la même ferveur, celle due aux divinités. Elle est devenue « une gourou », expliquera sa collaboratrice autrichienne Elise Brown, elle-même réfugiée en Inde durant la guerre. Il est vrai que sa seule présence électrise son auditoire ; bercé ensuite par son débit chantant. L’Italienne parle maintenant de cosmos, d’âme, de karma.
Les bébés qu’elle a pu observer auprès de leurs mères (étudiantes, voisines…) lui ont permis d’étendre ses recherches aux premiers mois de la vie. Parmi ses écrits indiens, L’Esprit absorbant de l’enfant, publié en 1949, décrit l’importance des échanges sensoriels entre une mère et son bébé. Plus holistique, plus sensible, l’ex-psychiatre des hôpitaux romains est devenue une philosophe aux pieds nus. Lorsqu’elle avait bouclé ses valises, en octobre 1939, elle imaginait revenir aux Pays-Bas dès le printemps 1940, pour assurer ses cours à Laren et vite revoir ses petits-enfants. Six ans plus tard, elle s’apprête à repartir vers un continent en ruines, usé par la guerre et ses traumatismes. A 70 ans, quel rôle pourra-t-elle encore y jouer ?
Maria Montessori : la vieille dame et sa méthode ICI
Par Thomas Saintourens
ENQUÊTE« Maria Montessori, pionnière de l’éducation « (6/6).
Après la seconde guerre mondiale, la pédagogue italienne relance ses écoles à travers le monde et transmet peu à peu la gestion de la « mission d’une vie » à son fils Mario.
Les yeux écarquillés, le souffle court, la vieille dame contemple depuis une automobile roulant au ralenti un spectacle de désolation : Londres ravagée par les bombes allemandes. Un amas de ruines d’où surgit encore le dôme de la cathédrale Saint-Paul, voilà ce qu’il reste de la capitale britannique en cet été 1946. Maria Montessori a réclamé à son ancienne élève et traductrice anglaise Margaret Homfray – qui, au volant, lui sert de guide – cette confrontation aux réalités européennes. Il y a six ans que la pédagogue italienne, dont la méthode d’éducation a fait des adeptes dans le monde entier, a quitté le Vieux Continent pour s’en aller donner des conférences en Inde. Son absence devait durer trois mois. La guerre en a fait un exil interminable, des années et des années passées loin de ses quatre petits-enfants, confiés à des amis, aux Pays-Bas.
Lady Homfray, chargée de l’héberger à Londres, est un peu gênée au moment du « tea time ». En ces temps de disette, elle n’a pu rassembler qu’un service à thé dépareillé. Son invitée lève les yeux au ciel : « Margherita, ton argenterie mérite un bon coup de chiffon ! » Sans même avoir défait son barda, Maria Montessori ôte son chapeau et se met à briquer fourchettes, couteaux et cuillères. La scène rappelle les exercices pratiques de la « Casa dei bambini » (Maison des enfants), l’école-laboratoire qui fit sa renommée, à Rome, en 1907, quand elle se targuait de pouvoir éduquer les plus rebelles des gamins.
Malgré ses années d’exil, ses disciples européens ne l’ont pas oubliée. De Paris à Vienne, d’Amsterdam à Glasgow, ils ont plus que jamais besoin d’écouter ses paroles réconfortantes, de partager sa foi en l’enfance et en l’avenir. Qu’ils se rassurent : l’idée de prendre sa retraite ne l’effleure pas. Elle a beau apparaître amaigrie, le visage plissé, la démarche moins alerte, elle continue de se lever à 7 h 30 pour travailler, et ne s’endort pas avant 1 heure du matin. Son fils Mario, toujours présenté comme son neveu, la protège, gérant les moindres détails logistiques.
« Pour moi, il y a toujours la liberté »
Comme avant-guerre, leur quartier général est aux Pays-Bas, mais ils voyagent sans cesse. Les jours de conférence, la pédagogue soigne ses entrées en scène, en y ajoutant le suspense d’un retard de diva et l’exigence d’être acheminée en voiture, un challenge pour ses collaboratrices et les référentes du mouvement – profs, philanthropes… – chargées de l’accueillir.
Après quelques semaines d’incessants voyages, on la retrouve à Rome, trônant dans sa suite du Grand Hotel, drapée d’une robe de soie beige semblable à un sari indien. Elle vient reprendre en main l’œuvre Montessori et rouvrir des écoles. Les souvenirs s’entrechoquent. Rome et ses débuts d’étudiante à l’université de la Sapienza, il y a cinquante ans… New York et son triomphe de l’hiver 1913… Puis les années 1920, cette décennie cruelle où Mussolini s’employa à pervertir sa pédagogie… « Pour moi, il y a toujours la liberté », scande la dottoressa, précisant aux reporters que sa méthode est avant tout une « révélation ». Le monde lui donne raison : plusieurs dizaines de pays comptent des écoles. De Tolstoï à Freud, des célébrités ont salué son travail.
Le 15 août 1947, un télégramme urgent lui parvient : l’Inde de son ami Gandhi vient de gagner son indépendance. Maria refait ses valises. Cette fois, elle ajoutera à son périple le Pakistan, né de la partition du pays. Mario sera évidemment du voyage, mais cette fois accompagné d’une femme : Ada Pierson, l’amie qui a gardé les enfants aux Pays-Bas durant la guerre. Mario l’a épousée peu après leur retour en Europe. C’est une « montessorienne » accomplie, dont la famille finance une bonne part des dépenses de la dottoressa. Ada adore sa célèbre belle-mère sans pour autant tomber dans la vénération facile. Elle sera donc du périple en Inde et au Pakistan, ainsi que la plus jeune des petites-filles, Renilde, prénommée ainsi en hommage à la mère de Maria, cette femme qui avait cru en elle dès l’enfance, dans leur bourgade italienne de Chiaravalle.
Cadeaux et ovations
La tournée est un succès. Mais tous les grands pédagogues ne partagent pas l’enthousiasme des admirateurs indiens. Ailleurs dans le monde, les derniers écrits de l’Italienne (quelques traductions imprécises, des morceaux de discours, des considérations générales…) laissent les critiques sur leur faim. En dépit d’avancées sur la relation mère-nourrisson, on lui reproche à nouveau de manquer de rigueur scientifique.
Mais il en faut davantage pour déstabiliser cette forte tête. Rien de tel, alors, que de resserrer les troupes lors du 8e Congrès international Montessori. Celui-ci se tient le 22 août 1949 à San Remo, en Italie. Dans les jardins de la villa Ormond – un palais blanc surplombant le littoral ligure –, on croise des Indiens, des quakers, des prélats catholiques, des psychologues, des journalistes… A l’intérieur de la villa, un octogone cerné d’un muret permet aux visiteurs de voir des enfants en plein apprentissage de la lecture ou du calcul. Comme à San Lorenzo en 1907 ou à San Francisco en 1915, la démonstration demeure le meilleur moyen de prouver l’efficacité de la méthode éducative.
Maria se laisse ensuite transporter dans une tournée d’adieu qui ne dit pas son nom. Où qu’elle se rende, elle reçoit cadeaux et ovations. En décembre 1949, elle est décorée de la Légion d’honneur à la Sorbonne. Un vieil homme aux joues creusées s’approche : « J’ai appris de vous la signification de la liberté », lui glisse l’ancien président du Conseil Léon Blum.
Refusant de voir son corps vieillir, de sentir son énergie s’étioler, Maria poursuit ses conférences, malgré une opération des yeux, la privant quelques semaines de la vue, et un satané mal de dents, qui rend sa diction pénible. « Aide-moi à faire les choses par moi-même », répète-t-elle sans se lasser, comme si de sa bouche s’exprimait un enfant.
A l’issue d’une session de formation donnée à d’Innsbruck, en Autriche, de juillet à octobre 1951, Maria sort de la salle épuisée. Elle quitte son public recroquevillée contre Mario. Le duo mère-fils, autrefois séparé, ne fait alors plus qu’un. Il est temps de prendre du repos.
Terrassée par une hémorragie cérébrale
Le 6 mai 1952, Maria Montessori est assise dans le jardin d’une maisonnette de Noordwijk aan Zee, une villégiature hollandaise le long de la mer du Nord. Mario est auprès d’elle. Ils discutent d’un projet de voyage en Afrique noire. Bien sûr, elle est partante, même à 81 ans. Lui temporise. « Alors je ne sers plus à rien, c’est ça ? », grogne la dottoressa. Mario quitte la pièce pour la laisser se reposer. A son retour, il la retrouvera affaissée sur sa chaise, terrassée par une hémorragie cérébrale.
Suivant sa volonté, celle d’une femme libre et nomade, elle est enterrée non pas en Italie mais sur le lieu de son décès, en l’occurrence Noordwijk. Son testament lègue tout à Mario, « il mio figlio » (« mon fils »). C’est la première fois qu’elle le reconnaît de façon officielle, lui qu’elle avait jadis placé dans une famille d’accueil pour éviter le scandale d’une naissance hors mariage. A lui de poursuivre la mission d’une vie, de rassembler les fidèles éparpillés, de réveiller un mouvement assoupi aux Etats-Unis, de visiter les écoles et de publier les livres…
A la mort de Mario – en 1982 – puis de son fils Mario Jr – en 1993 – les onze arrière-petits-enfants de la dottoressa ont repris l’héritage de la méthode et des plus de 25 000 écoles se réclamant de l’influence de leur aïeule. Depuis les Pays-Bas, Carolina Montessori, l’une des arrière-petites-filles, gère les archives. « Aujourd’hui encore, il n’est pas facile de vivre dans l’ombre de Maria, constate-t-elle. Comment soutenir la comparaison avec un tel personnage ? Cela peut aussi décourager. Mais être loyal à sa mémoire, c’est poursuivre, sans relâche, son travail. » Elle-même confie que Maria Montessori n’a pas livré tous ses secrets. Il reste des trésors à publier, dont une poignée de notes inédites, écrites à la fin du XIXe siècle. Les observations d’un père sur sa fille. Celles d’Alessandro Montessori, le père de Maria, à la fois terrifié et fier de la voir se lancer dans des études de médecine, seule contre tous.