Photo Le DL / Angélique SURELto Le
Lettres à Anne
En 1962, un homme politique français de 46 ans rencontre à Hossegor, chez ses parents, une jeune fille de 19 ans. La première lettre qu'il lui adresse le 19 octobre 1962 sera suivie de mille deux cent dix-sept autres qui se déploieront, sans jamais perdre de leur intensité, jusqu'en 1995, à la veille de sa mort.
Les lettres de celui qui fut deux fois président de la République nous dévoilent des aspects totalement inconnus d'un homme profondément secret que chacun croyait connaître.
Deux lettres, parmi des centaines, témoignent de la constance de cet amour. 15 novembre 1964 : « Je bénis, ma bien-aimée, ton visage où j'essaie de lire ce que sera ma vie. Je t'ai rencontrée et j'ai tout de suite deviné que j'allais partir pour un grand voyage. Là où je vais je sais au moins que tu seras toujours. Je bénis ce visage, ma lumière. Il n'y aura plus jamais de nuit absolue pour moi. La solitude de la mort sera moins solitude. Anne, mon amour. »
Et la correspondance prend fin le 22 septembre 1995 : « Tu m'as toujours apporté plus. Tu as été ma chance de vie. Comment ne pas t'aimer davantage? »
Vie clandestine
En 1972, il fait construire une maison toute simple, de plain-pied, qui s’ouvre sur la pièce principale, celle où se trouve la cheminée, puis donne dans une grande cuisine et deux petites chambres. Mitterrand apprécie l’anonymat, ce village où tout le monde le regarde mais où personne ne le voit.
Il n’y a pas de grille à l’entrée de la propriété – il n’en est pas besoin, entre initiés le silence est une évidence. Personne ne vient l’ennuyer. Les amis des Soudet croisent de temps en temps chez eux, dans le quartier de Fontaine basse, un homme et une jeune femme qui n’est pas celle qui sourit à ses côtés sur les photos des magazines. Ils ont appris à ne rien demander.
Ne rien demander et surtout pas pourquoi le nom de Mitterrand ne figure plus sur les titres de propriété. Depuis le 23 octobre 1976, la maison de Gordes appartient en effet à une société civile immobilière, la SCI Lourdanaud, du nom d’un lieu-dit où Mitterrand avait fait l’acquisition d’un deuxième terrain, pas loin de chez les Soudet. Pourtant, malgré le lien, le nom de Mitterrand ne figure pas non plus parmi les détenteurs de la SCI Lourdanaud…
« Les petits arrangements avec la vérité qui ont permis à François Mitterrand de tenir cette maison secrète loin des regards – et de ses déclarations de patrimoine – durant près de trente ans ». Les deux journalistes expliquent qu’à la création de la SCI Lourdanaud, en juin 1976, la quasi-totalité des parts sont détenues par un certain François de Grossouvre et son épouse, Claude.
François de Grossouvre, marquis de son état, fils de banquier, barbiche parfaitement taillée et verres fumés, médecin de formation reconverti dans l’industrie, entretient l’aura du mystère sur ses affaires, pas toujours très claires. Cet ex-correspondant du SDECE, le service de renseignement extérieur français de l’époque, se dévoue depuis plusieurs années pour servir les intérêts de l’ancien ministre de gauche, auquel il voue une amitié exclusive, passionnée. Il est, avec Laurence Soudet, malgré l’inimitié qui les oppose, l’autre pilier de la vie clandestine de François Mitterrand.
Fillette aux yeux sombres
En juin 1976, au moment où François de Grossouvre entérine, chez lui, dans l’Allier, la création de la SCI Lourdanaud, il en détient 998 parts ; les deux dernières, précisent les statuts, appartiennent à « Mademoiselle Anne Pingeot, conservateur de musée ». Deux parts symboliques, certes, mais qui faciliteront, le jour venu, la transmission discrète d’un patrimoine immobilier ; deux parts qui permettront qu’en 2020 l’associée gérante de la SCI Lourdanaud s’appelle… Mazarine Pingeot. « Ma maison », dit d’ailleurs aujourd’hui, lorsqu’elle en parle, la fille de François Mitterrand [elle n’a pas répondu aux sollicitations du Monde].
A l’été 1976, elle n’a que dix-huit mois. Son père, s’il ne l’a pas encore reconnue, a déjà une adoration pour cette fillette aux yeux sombres qu’il appelle affectueusement Mazaron. Il souhaite assurer son avenir autant qu’il tient à préserver le secret de son existence. Or, pour que la fillette n’existe pas, la maison de Gordes, où ils passent désormais des vacances tous les trois, ne doit pas exister non plus.
Pour ce faire, l’ensemble de la propriété est vendu le 23 octobre 1976 à la toute jeune SCI Lourdanaud. Son associé majoritaire, ci-devant marquis de Grossouvre, débourse personnellement 185 000 francs (environ 27 820 euros) afin de racheter leur bien à Danielle et François Mitterrand, les deux propriétaires de l’époque. En effet, mariés sans contrat sous le régime de la communauté réduite aux acquêts, chacun des conjoints est tenu par la loi de donner son accord pour la vente, même si évidemment François Mitterrand ne songeait pas à y venir avec Danielle lorsqu’il a acquis la maison de Gordes.
Autrement dit, l’épouse légitime doit se déplacer pour parapher en personne l’acte d’une vente qui cède un endroit qu’elle ne connaît pas à l’amante de son mari ! « Même Mauriac, fin conteur des grands et des petits compromis de la bourgeoisie provinciale, n’aurait osé l’imaginer », s’amusent Ariane Chemin et Géraldine Catalano dans Une famille au secret.
Petit à petit, le généreux mécène cède ses parts à « Mademoiselle Anne Pingeot ». Pour que l’illusion persiste, François de Grossouvre en conserve quelques-unes, tandis que l’amie Laurence Soudet en acquiert une poignée ; en quelques mois, la maison n’appartient plus à personne en particulier.
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