Chaîne de montage de la 2CV dans l’usine Citroën de Levallois (vers 1981).
Pour qui, comme moi, a vécu mai 68, à 20 ans, au cœur de la Commune de Nantes, le livre de Robert Linhart, L'établi, aux Editions de Minuit, éclaira ma lanterne sur ces intellectuels qui s’embauchèrent comme simple OS dans les usines. Pour peu de temps pour la plupart, ce fut le cas de Robert Linhart.
« Dans cet ouvrage étincelant comme une pièce d’usinage, net et précis, l'intellectuel proche de Louis Althusser raconte son expérience de manœuvre à l’usine Citroën de la Porte de Choisy, en 1968. Tout y est dit de la pénibilité des tâches, de la violence du management, du racisme décomplexé, de l’anéantissement de la volonté individuelle ou encore de la psychologie de la grève. Ce témoignage, le fondateur du mouvement maoïste français a mis dix ans avant de l’écrire. »
« Robert Linhart étant toujours en vie, il fallait l’interroger. Or depuis une tentative de suicide, en 1981, le philosophe s'est réfugié dans le silence. Dans l’intimité, comme l’a raconté sa fille Virginie dans le passionnant Le jour où mon père s’est tu (Editions du Seuil, 2008), mais aussi dans la vie publique. Une seule fois, Laure Adler l’a convaincu de se confier à elle pour son émission Hors Champs, sur France Culture; allait-il la recevoir une nouvelle fois, lui que la maladie bipolaire tient à l'écart de la société ? Ce fut encore oui.
D’une voix affaiblie, l’homme raconte comment, tant d’années après, il continue de rêver de la cadence de production, qu’il « n’arrive pas à suivre ». Entre deux souvenirs, les silences paraissent longs comme le passé. Quand il s'agit de tirer les enseignements de ses années militantes, les affirmations se font chancelantes.
« Est-ce que vous pensez que la révolution était une illusion ? » le bouscule Laure Adler, cruelle malgré elle.
« Oui, enfin bon, répond dans un murmure l’ancien militant de la Gauche prolétarienne. La révolution… Y avons-nous cru vraiment ? Je ne sais pas. » Un aveu qu’on dirait sorti d’un songe...même si, il y a près de 50 ans, ce rêve lui semblait bien réel. »
Robert Linhart intègre Normale Sup de la rue d'Ulm en 1963, adhère à l'Union des Etudiants Communistes l'année suivante et y anime le cercle des ulmards. Il est exclu de l'UEC pour ses positions prochinoise et ses critiques virulentes à l'égard du révisionnisme du PCF.
Il créé alors l'Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes. UJCML veut mener une lutte intransigeante contre l'idéologie petite-bourgeoise et son complice révisionniste, particulièrement l'idéologie pacifiste, humaniste et spiritualiste… Elle doit créer une université rouge qui pourra se mettre au service des ouvriers avancés, de tous les éléments révolutionnaires.
À l'été 68, l'UJCML se scinde et Robert Linhart rejoint la Gauche prolétarienne, fondée à la fin de l'année par Benny Lévy. Séduit par le mouvement des établis, il entre comme ouvrier spécialisé chez Citroën.
Virginie Linhart avoue qu’elle s’est longtemps retenue d’écrire, empêchée par la figure paternelle — « Mon père est un grand écrivain, que j’admire énormément. Comment pouvais-je me comparer à lui ? »
Oui, certes Robert était, comme le confiait à Virginie ses ex-camarades gauchistes, « intellectuellement le plus fort de nous tous, celui qui parlait le mieux, celui qui réfléchissait le plus vite, celui qui comprenait tout avant tout le monde » mais Robert « au temps de sa gloire de grand timonier de l’UJC (ml) alors que les barricades s’érigeaient au Quartier Latin et que les « émeutiers » s’affrontaient avec les mobiles et les CRS et qu’il campait à Ulm dans son splendide et orgueilleux isolement, comme à l’habitude consistait en un ramassis de ragots de fond de chiottes et d’analyses foireuses. Il en ressortait tout de même que notre homme ne dormait plus, vivait dans une excitation extrême car, déjà, la réalité échappait à ses schémas théoriques. Lui qui rêvait debout de la jonction des étudiants avec le prolétariat assistait au dévoiement d’un puissant mouvement par des « petits bourgeois ». C’était infantile. Il enrageait. Voir des non-organisés confisquer le grand élan de la révolution populaire, la transformer en un happening violent, à coups de pavés, de manches de pioches, dans les quartiers bourgeois, le plongeait dans un abime d’incompréhension. Lui et ses amis prochinois avaient beau distribuer un tract « Et maintenant aux usines ! » pour exhorter les étudiants à migrer vers la banlieue, là où vivent et travaillent les larges masses, ils sont à côté de la plaque. Hors la vie, comme toujours. La garde rapprochée de Robert, même si certains sont ébranlés, comme Roland et Tiennot, par la spontanéité et la force de la rue, ne réfute en rien sa dialectique impeccable. La force des avant-gardes, ce noyau dur, d’acier trempé, est d’avoir raison contre tous. Personne n’ose l’interrompre, il sur l’Olympe, sourd dans sa bulle d’exaltation »
Déjà chez Citroën « je pressentais en lui tout le capital d’intransigeance des hommes d’appareil, sûr d’eux-mêmes, de leurs implacables analyses, imperméables à tout ce qui n’était pas la cause, insensibles aux petitesses de la réalité. Et pourtant, à l’atelier, sur les chaînes, dans le système Citroën, la vie de tous les jours ne collait pas avec les attentes de cet intellectuel en mal de contact avec les prolétaires. Loin d’être comme un poisson dans l’eau, mon Robert se retrouvait sur du sable sec, privé de son élément naturel, incapable d’agir selon ses schémas, soumis comme les autres à la chape du boulot, de la fatigue extrême, de la routine des gestes, de la connerie des petits chefs, de la suffisance des impeccables, de la soumission et parfois même du stakhanovisme de beaucoup de collègues, du temps qui file, des soucis familiaux, de la peur des nervis, de la débrouillardise et de la bonne humeur de ces damnés de la terre. Ici on survit. On s’économise. Parfois, comme une houle soudaine, la masse s’anime pour protester contre un temps de pause écourté. On court tout le temps après le temps. Tout n’est que parcelle, les conversations, les pauses, la cantine, l’embauche, la fin de la journée. On s’égaille. Les « larges masses » ne sont que des escarbilles, aussi grises que les poussières de l’atelier de soudure, qui flottent sans jamais vraiment prendre en masse. Je voyais bien que Robert était désemparé. »
Robert Linhart, comme tant d’autres ultras, les frelons de la Gauche Prolétarienne de Benny Levy, l’Althusser à rien, ont raté mai 68. Ils étaient « trop intelligents »
Virginie Linhart, la fille de Robert, a donc d’abord dit nous :
« L’histoire de son père, plutôt que de s’en emparer frontalement, Virginie Linhart en a nourri il y a douze ans un documentaire, 68, mes parents et moi (éd. du Seuil, 2008), et un récit, Le jour où mon père s’est tu, pour lesquels elle était allée rencontrer des hommes et des femmes nés comme elle dans les années 1960, et élevés dans l’effervescence post-Mai 68 par des parents engagés dans le combat politique — et bien moins investis dans l’éducation de leurs enfants, qui grandirent plutôt solitaires, livrés à eux-mêmes. De la même façon, dans le film Après les camps, la vie (2010) et l’ouvrage La Vie après (2012), la parole des survivants du génocide que Virginie Linhart a interrogés semblait pallier le silence obstiné de ses grands-parents paternels sur ce sujet : « C’est derrière les autres, à travers eux, que j’arrive à raconter les miens. »
Dans L’Effet maternel, publié le 5 février par Flammarion Virginie Linhart, passe au nous :
Nathalie Crom dans Télérama note :
« Pour raconter sa vie au « je », et non plus au « nous ». Est-ce cette mise en avant d’elle-même qui la rend fébrile, intense autant que nerveuse, ce jour de janvier où on la rencontre, pour l’écouter évoquer la genèse de ce beau livre ? Une œuvre littéraire d’une spectaculaire franchise, qui fera sans doute frémir d’exaspération les contempteurs de la littérature intimiste, réputée narcissique… »
Dans L’Effet maternel, c’est donc de sa mère, sans prénom dans le livre, alors autant que je m’en souvienne elle se prénommait Nicole, seule voix discordante s’élevant pour contester le n°1, l’interrompre. Crime de lèse-majesté, cette femelle osait lui balancer que les choses ne se passaient plus ici, dans ce huis-clos surréaliste, mais dans la rue. Le maître l’avait viré sans ménagement, avec un argument d’autorité : « elle n’avait pas le droit de parler dans ce Saint des saints des détenteurs de la vérité révolutionnaire. » dont parle Virginie Linhart…
« À travers sa personnalité et ses choix, je voulais dire comment, dans les années 1970 et 1980, grâce au féminisme et à la révolution sexuelle, nos mères se sont émancipées de l’asservissement dans lequel étaient tenues leurs propres mères. Certes, notre histoire familiale est particulière, mais il me semble néanmoins qu’elle rencontre l’expérience commune des femmes. Même en écrivant à la première personne, ça ne m’intéresse pas de juste dérouler ma propre vie. J’ai besoin qu’elle soit universalisée, cela la rend à la fois plus commune et plus intéressante à mes yeux. »
Pour autant Virginie Linhart ne rejoint pas les contempteurs de ce mai 68, les procureurs de la permissivité mère de toutes les dérives libertaires de notre temps : « Certes, c’était une période excessive, mais nous, les enfants des années 1970, serons perpétuellement nostalgiques de ce moment, de la liberté qui régnait alors. Bien entendu, il ne m’est rien arrivé d’aussi dramatique qu’à Vanessa Springora, dont le livre m’a beaucoup touchée. Mais il ne faut pas tout mélanger, tout confondre. Ces années ont été une ère de liberté et d’expérimentation, et la pédophilie a pu bénéficier alors d’un certain libéralisme. L’enfant était considéré comme autonome très jeune, parfois beaucoup trop jeune. Aujourd’hui, on sait qu’il doit être défendu contre les adultes, mais à l’époque, cette idée n’allait pas de soi. »
« L’histoire centrale est celle d’une jeune femme amoureuse et enceinte qui, abandonnée par l’homme qu’elle aime, décide néanmoins de garder l’enfant qu’elle porte, explique-t-elle. C’est, du moins, l’idée initiale. Cela m’est arrivé il y a vingt ans, et j’ai été bouleversée alors de découvrir combien notre société était encore patriarcale, archaïque, et jugeait sévèrement les jeunes femmes qui ont un bébé toutes seules. Je ne m’y attendais pas. Désormais, les choses ont enfin changé, mais je peux attester du fait qu’à l’aube du XXIe siècle encore on vous regardait bien différemment qu’aujourd’hui. » Pour résumer ce qu’elle ressentit alors, Virginie Linhart, la cinquantaine -juvénile et la parole rapide, a cette jolie formule : « J’avais le sentiment d’être au XIXe siècle, dans un roman de Maupassant, alors que j’ai été élevée dans un film d’Agnès Varda ! »
Tout ce qui concerne cette mère divorcée, indépendante, aux mœurs très libres et jalouse jusqu’à l’égoïsme de son indépendance nouvellement conquise et sourde au désarroi de sa progéniture m’a laissé de marbre, Virginie Bloch-Lainé dans Libération, note que « le récit manque d’air, d’universel et de distance pour toucher vraiment le lecteur. Comme si elle restait dans la bulle où ses parents se sont enfermés, et où ils l’ont enfermée. »
Mais si sa mère je la trouve moche, ce qui m’a bouleversé et ému dans ce livre c’est la relation de Virginie Linhart avec la maternité, à partir de la page 123 je n’ai pu décrocher de la narration de sa grossesse apocalyptique.
Bouleversant, bouleversé, j’ai refermé le livre tout chamboulé…
Pourquoi ?
C’est mon secret, ma part d’intime, mon présent partagé avec quelqu’un qui, comme l’écrit page 45 Virginie Linhart « Fidèle à une ligne de conduite, dont j’ai encore aujourd’hui du mal à me départir, plus on est odieux avec moi, plus je m’excuse et demande pardon. »
Ce livre est dérangeant, si vous n’aimez pas être dérangés ne faites pas l’acquisition de L’Effet maternel, de Virginie Linhart, éd. Flammarion, 240 p., 19 €