Le 10 mai 1968, rue de la Santé à Paris Photo Claude Dityvon. Courtesy Millon
Le Quartier latin cher au jeune Patrick Modiano a fait irruption dans la campagne française profonde, en mai 68, par les ondes des radios que l’on dénommait périphériques (Europe N°1, Radio-Luxembourg, Radio Monte-Carlo… car elles émettent hors du territoire national) qualifiées de « radios barricades », pendant que les émetteurs de l'ORTF sont occupés par l'armée. (1)
Frédéric Beigbeder, qui a 2 ans parle de ses jours tranquilles à Neuilly le 8 mai 1968 ICI
« Un jardinier en salopette taille les haies de lauriers avec un sécateur rouge. Le 8 mai 1968, j’ai 2 ans et demi ; j’habite une maison avec parc dans un quartier résidentiel bourgeois de la banlieue ouest de Paris. Je pédale sur un tricycle rouge autour d’un chêne centenaire. J’apprends les règles du croquet : à l’aide d’un maillet, il faut faire passer une boule en bois à travers des arceaux, mais mon frère semble plus enclin à viser mes tibias. Ma nurse allemande se prénomme Ann-Gret ; après une adolescence militante dans les Jeunesses hitlériennes, suivie d’une grosse déception militaire, elle s’est réfugiée chez nous avec son loden vert et son chignon gris. Elle promène Charles et moi autour de la mare Saint-James. Nous jetons du pain de mie aux canards pour qu’ils sortent de l’eau. Les marronniers de l’avenue de Madrid sont en fleurs. La brise emporte les pétales blancs dans les airs, comme s’il neigeait au printemps. Les rues et les jardins de Neuilly-sur-Seine sont blanchis par le pollen qui colle à la rosée ; certains résidents âgés sont pris de quintes de toux. Un policier en képi siffle quand des garçons en culotte courte jouent au football sur la pelouse interdite. Ce sera la seule infraction notable de la journée. Un homme portant un chapeau blanc pêche dans le lac ; je n’avais jamais imaginé qu’il puisse nager des poissons dans cette eau croupie. »
[…]
Notre maison est protégée par une grille surmontée de pointes vertes. A la télévision, les actualités en noir et blanc annoncent l’intronisation de monseigneur Marty, nouvel archevêque de Paris, portant la mitre et la crosse en la cathédrale Notre-Dame, puis des échauffourées entre la police et les étudiants devant le café-tabac Le Cluny, à l’angle des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain (mais le reportage ne diffuse pas le son des explosions).
Cinquante ans plus tard, je sais qu’Alain Geismar a pleuré ce jour-là rue Saint-Jacques, pas seulement à cause des gaz lacrymogènes, mais parce que, en ce 8 mai 1968, à la suite d’une négociation secrète avec le gouvernement, les étudiants de la Sorbonne ont failli renoncer à la révolution, avant de se raviser dans la soirée. Ce fut «une journée de doute et d’amertume».
Le 8 mai 1968, le calme revient à Paris. Les étudiants ont déposé les pavés. Les CRS, temporairement, ne jouent plus de la matraque, « la gomme à effacer les sourires », comme dit l’un deux. Mais la police et les CRS bouclent le Quartier Latin, autour de la Sorbonne et du boulevard Saint-Michel.
Dans la presse, le Canard enchaîné titre « Pas de quartier… Latin ». Le Figaro est rebaptisé par les étudiants Le Flicaro. Dans France-Soir, on peut lire cette offre d’emploi : « Urgent, 2.500 postes à pourvoir dans la police, gardiens, officiers, formations accélérées et avenir assuré, se présenter au 39, rue Henri Barbusse dans le 5e arrondissement. »
Face à l'ORTF, verrouillé par le pouvoir gaulliste, les deux radios périphériques, Europe 1 et RTL, ont montré leur force et leur savoir-faire. C'est à leur écoute que la France a suivi, jour et nuit, le cours frénétique des événements.
Les états-majors d'Europe 1 et de RTL prennent vite conscience de l'importance des événements. Ces deux radios dites périphériques, parce que leurs émetteurs sont basés hors des frontières (au Luxembourg pour RTL, en Allemagne pour Europe 1), bataillent pour grignoter des parts d'audience à France-Inter, la radio publique, à l'époque la plus écoutée. Théoriquement indépendantes du pouvoir, RTL et Europe 1 (dont l'actionnaire principal est un organisme d'Etat, la Sofirad) sont néanmoins sous contrôle gaulliste, mais bénéficient d'une liberté éditoriale supérieure à la radio publique concurrente. Celle-ci n'ignorera pas les événements. Les journalistes de France-Inter seront sur le terrain au moment des grands affrontements, mais la couverture qu'ils en feront sera "plus sobre", comme le reconnaît aujourd'hui Jacqueline Baudrier, à l'époque rédactrice en chef des journaux parlés de la radio publique. C'est donc surtout sur les radios périphériques que le public va suivre heure par heure, jour et nuit, le cours frénétique des événements.
Les rédactions sont mobilisées vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En 1968, Europe 1 est "la" radio d'info. Son équipe s'est rodée au grand reportage pendant l'Algérie, la guerre de six jours, le Vietnam. RTL est davantage orientée vers le divertissement, mais va vite casser sa grille pour donner la priorité à l'information. Dès le 3 mai, rue François-Ie, au siège d'Europe 1, le patron et les responsables de la rédaction (Maurice Siegel, directeur général, Jean Gorini, directeur de la rédaction, Jacques Paoli, rédacteur en chef) s'installent autour d'une grande table avec téléphones et télex. Ils ne la quitteront plus pendant un mois. Les "barons" de la station sont pour la plupart à l'étranger, comme Julien Besançon, grand reporter de retour de Saïgon, envoyé en Afghanistan pour suivre la visite officielle du premier ministre, Georges Pompidou. Et, en attendant qu'ils reviennent, les jeunes reporters sont envoyés au coeur de l'action. L'importance des mots Ceux-ci (Fernand Choisel, spécialiste sportif, Bernard Lalanne, Claude Manuel, Pierre Lavigne, François Jouffa ou Alain Cancès...), comme ceux de RTL, ont vingt-cinq ans de moyenne d'âge, celui des étudiants, dont ils se sentent naturellement proches. Alors que la fameuse émission d'Europe 1 "Salut les copains" s'essouffle, la direction a demandé à François Jouffa de créer un nouveau magazine, "Campus", qui s'adresse à ceux que "l'avant garde et la nouveauté séduisent". Public visé : les étudiants. Dès le 4 avril, jour de son lancement, Jouffa consacre son émission à l'assassinat de Martin Luther King. Quelques jours plus tard, il replonge dans l'actualité immédiate avec l'attentat contre Rudi Dutschke, le leader des étudiants socialistes allemands. Il invite en direct des militants du SDS, qui dénoncent "la presse fasciste de Springer". C'en est trop pour la direction d'Europe, dont l'émetteur est en Sarre.
« En mai 68 Patrick Modiano est sur les barricades. Non comme insurgé mais comme journaliste pour Vogue. Dans cette revue pas vraiment gauchisante, il signe un article ironique et distancié sur les « évènements » intitulé Un printemps unique. Le jeune écrivain qui vient de publier La Place de l’Étoile, ouvrage plein de bruit et de fureur sur l’occupation, a du mal à prendre au sérieux l’embrasement du Quartier latin : « Je doute, écrit-il, que les dates de notre guerre en dentelles figurent un jour dans l’histoire au même titre que la bataille de Poitiers… »
Au-delà de la farce des petits bourgeois jouant à la Révolution, le quadrillage du Quartier latin l’effraie « Pour moi, c’était l’Occupation qui recommençait. C’était une espèce de Paris policier, et ça me foutait la trouille. Je vivais dans une terreur paranoïaque, comme si c’était la rafle de 1942. »Libération du 2 septembre 1975, cité par Denis Cosnard.
J’ai souvenir dans Fleurs de Ruine : Hôtel de l’Avenir. Quel Avenir ?
Ce dimanche soir de novembre, j’étais dans la rue de l’Abbé-de-l’Épée. Je longeais le grand mur de l’Institut des sourds-muets. À gauche se dresse le clocher de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. J’avais gardé le souvenir d’un café de l’angle de la rue Saint-Jacques où j’allais après avoir assisté à une séance de cinéma, au studio des Ursulines.
Sur le trottoir, des feuilles mortes. Ou les pages calcinées d’un vieux dictionnaire Gaffiot. C’est le quartier des écoles et des couvents. Quelques noms surannés me revenaient en mémoire : Estrapade, Contrescarpe, Tournefort, Pot-de-Fer… J’éprouvais de l’appréhension à traverser des endroits où je n’avais pas mis les pieds depuis l’âge de dix-huit ans, quand je fréquentais un lycée de la Montagne-Sainte-Geneviève.(1)
J’avais le sentiment que les lieux étaient restés dans l’état où je les avais laissés au début des années soixante et qu’ils avaient été abandonnés à la même époque, voilà plus de vingt-cinq ans. Rue Gay-Lussac – cette rue silencieuse où l’on avait jadis arraché des pavés et dressé des barricades –, la porte d’un hôtel était murée et la plupart des fenêtres n’avaient plus de vitres. Mais l’enseigne demeurait fixée au mur : Hôtel de l’Avenir(2). Quel Avenir ? Celui, déjà révolu, d’un étudiant des années trente, louant une petite chambre dans cet hôtel, à sa sortie de l’École normale supérieure (3), et le samedi soir y invitant ses anciens camarades. Et l’on faisait le tour du pâté d’immeubles pour voir un film au studio des Ursulines (4). Je suis passé devant la grille et la maison blanche aux persiennes, dont le cinéma occupe le rez-de-chaussée. Le hall était allumé. J’aurais pu marcher jusqu’au Val-de-Grâce, dans cette zone paisible où nous nous étions cachés, Jacqueline et moi, pour que le marquis n’ait plus aucune chance de la rencontrer. Nous habitions un hôtel au bout de la rue Pierre-Nicole. Nous vivions avec l’argent qu’avait procuré à Jacqueline la vente de son manteau de fourrure. La rue ensoleillée, le dimanche après-midi. Les troènes de la petite maison de brique, en face du collège Sévigné. Le lierre recouvrait les balcons de l’hôtel. Le chien dormait dans le couloir de l’entrée.
J’ai rejoint la rue d’Ulm. Elle était déserte. J’avais beau me dire que cela n’avait rien d’insolite un dimanche soir, dans ce quartier studieux et provincial, je me demandais si j’étais encore à Paris. Devant moi, le dôme du Panthéon. J’ai eu peur de me retrouver tout seul, au pied de ce monument funèbre, sous la lune, et je me suis engagé dans la rue Lhomond. Je me suis arrêté devant le collège des Irlandais. Une cloche a sonné huit coups, peut-être celle de la congrégation du Saint-Esprit dont la façade massive s’élevait à ma droite. Quelques pas encore, et j’ai débouché sur la place de l’estrapade. J’ai cherché le numéro 26 de la rue des Fossés-saint-Jacques. Un immeuble moderne, là devant moi. L’ancien immeuble avait sans doute été rasé une vingtaine d’années auparavant.
1- Le Lycée Henri IV – 23 rue Clovis
« … j’ai été pensionnaire au lycée Henri-IV, c’est-à-dire enfermé dans la ville où vivaient mes parents, et cela m’a semblé encore plus dur à vivre. »
Patrick Modiano est interne (puis externe à Henri-IV, de septembre 1962 à juin 1964, date de l’obtention de son second baccalauréat. Dans Éphéméride, une nouvelle publiée en 2002 au Mercure de France, il évoque son passage au lycée de la place du Panthéon : « Mon père est venu une seule fois me rendre visite dans cet établissement […] Je revois la silhouette de mon père, là, sous le porche, mais je ne distingue pas son visage, comme si a présence dans ce décor de couvent médiéval paraissait irréelle. La silhouette d’un homme de haute taille, sans tête. »
2- L’Hôtel de l’Avenir – 50, rue Gay-Lussac
L’hôtel qui vit les pavés voler et les barricades s’élever sous ses fenêtres a changé d’enseigne en devenant l’hôtel Latin. En, 2004, les propriétaires l’agrandissent en rachetant l’hôtel du Progrès, voisin.
3- l’École normale supérieure – 45, rue d’Ulm
« Je me répétais sans cesse : « La rue d’Ulm, la rue d’Ulm ! » et le feu me montait aux joues. En juin, je réussirai le concours de l’École. Je « monterai » définitivement à Paris. » La Place de l’Étoile.
Modiano, en hypokhâgne, aurait-il vaguement esquissé le désir d’entrer à Normale Sup’ ? C’est peu probable compte tenu de son statut d’ « étudiant fantôme ». En aurait-il rêvé littérairement ? Il est vrai que la rue d’Ulm est un cénacle dont les élus mettent leurs pas dans ceux d Jean Giraudoux, de Jules Romain, de Jean-Paul Sartre ou de Julien Gracq…
4- Le Studio des Ursulines – 10, rue des Ursulines
« J’avais gardé le souvenir d’un café à l’angle de la rue Saint-Jacques où j’allais après avoir assisté à une séance de cinéma au Studio des Ursulines. »
En 1926, l’acteur Armand Tallier ouvre le Studio des Ursulines avec la volonté de programmer « tout ce qui représente une originalité, une valeur, un effort nouveau, sans distinction de genre ou de nationalité ». Précurseur des salles d’art et essai, ce cinéma a conservé, comme le Panthéon voisin et le studio 28 à Montmartre, sa façade d’origine. Patrick Modiano s’y serait-il rendu au début des années 1960, pour voir Jules et Jim de François Truffaut ? Il aurait pu y reconnaître une scène tournée… dans le foyer du Studio des Ursulines.
SOURCE :
Quand Michel Drucker était révolutionnaire
Le 22 mai, les journalistes de la radio élisent un "Comité des cinq" pour surveiller l’objectivité de l’information. Réaction du général de Gaulle : "Mettez les trublions à la porte et puis voilà ! » Les journalistes de télévision rejoignent l'intersyndicale le 23 mai sans forcément cesser le travail. Le vendredi 24 mai, à 20 heures, la radio et la télévision diffusent la première allocution du Général.
En juin 1968, le comité de grève des journalistes de l'ORTF veut clairement sortir de l'emprise du pouvoir. Il déclare que l'ORTF doit être "au service des 30 millions de téléspectateurs et d'auditeurs et non pas d'une propagande partisane".
Dès le début du mois de juin sont annoncées les démissions de Pierre de Boisdeffre, directeur de la radio, d'Emile Biasini, directeur de la télévision, et celle d'Edouard Sablier, directeur de l'information.
La direction et le ministère de tutelle essaient de séduire en proposant des avancées matérielles, mais ne cèdent en rien sur la liberté d’information ou l’autonomie des rédactions. Les journalistes de la radio suspendent la grève le 27 juin, bientôt suivis des réalisateurs et producteurs. L'Union des journalistes de la télévision vote la reprise du travail le 13 juillet.
50 journalistes ont été licenciés, d'autres sont mutés ou envoyés à la retraite d'office. Les "punis" de Mai-68 s'appellent Michel Drucker, François de Closets, Thierry Roland, Emmanuel de la Taille, Frédéric Pottecher, Roland Mehl, Jean-Pierre Elkabbach, Edouard Guibert. Beaucoup ont bien rebondi depuis.
La reprise en mains
En 1969, Georges Pompidou resserre les boulons : l'ORTF passe de la tutelle d'un ministère de l'Information à celle du Premier ministre, directement.
Etre journaliste à l'ORTF, ça n'est pas la même chose qu'être journaliste ailleurs. L'ORTF, qu'on le veuille ou non, c'est la voix de la France.
Jour de pluie sur le Panthéon et la Faculté de Droit, rue Soufflot (image extraite de vues stéréoscopiques de Julien Damoy, série n° 4. Rue Soufflot-Le Panthéon. Héliotypie d’E. L. D. Le Deley).
Le quartier latin, entre la Sorbonne, Odéon et Saint Michel, les jeunes de toujours s’y installaient pour vivre dans l’effervescence de la capitale française. Depuis le Moyen-Âge, le quartier était un repaire pour tous les étudiants. C’est d’ailleurs de cette époque que son nom est tiré. En effet, de nombreuses écoles y étaient installées. Les cours étaient alors dispensés en latin et il n’était pas rare d’entendre cette langue “morte” dans les rues. Époque révolue même si on y trouve toujours de prestigieux établissements scolaires comme Louis-le-Grand, Les Beaux-Arts, les Mines ou encore Henri-IV. Normale Sup’ est à la lisière mais depuis mai 68 et la rue Gay-Lussac l’extension est passé dans le langage courant.