Ce fut, tel un mort de faim qui je me ruai, masqué et ganté, à la librairie Gallimard boulevard Raspail dès les premières heures du déconfinement. À l’intérieur, liberté d’aller et de venir, masque obligatoire : un vieux monsieur très 7e qui en était dépourvu dû battre en retraite, offusqué, je pus donc pratiquer ma glane habituelle. Je filai ensuite à l’Écume des Pages, boulevard Saint-Germain, et je terminai chez Compagnie rue des Écoles pour emplir plus encore ma besace. Ce cheminement correspondant à mon trajet de retour : rue Saint-Jacques, rue du Faubourg Saint-Jacques, boulevard Saint-Jacques. Comment voulez-vous qu’une telle succession ne monte pas à la tête.
La tête très précisément, mon inconscient de confiné de quasiment 60 jours a sûrement guidé mon choix, en effet comme vous le savez la Fabrique des Salauds fut mon livre de chevet pendant ce temps de retrait du monde. C’est de retour chez moi que je l’ai constaté, en effet, sur les 12 livres achetés (dont 3 polars dont un corse, 2 gros romans : un américain et un argentin, le dernier Echenoz, le Miscellanées des fleurs et un roman pour Juliette ma petite-fille) 3 bouquins ayant trait à l’Allemagne nazie : 2 gros, je chroniquerai lorsque je les aurais lu, et 1 petit.
Vous le savez j’adore les petits livres.
« Libres d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui » Johann Chapoutot nrf essais ; Gallimard (décembre 2019)
Le soir venu j’ai commencé par La septième croix d’Anna Seghers chez Métailié. Plus habitué au grand air, mes raids à vélo m’avaient fatigué, j’ai donc éteint les feux aux alentours de 23 heures. Et puis, au cœur de la nuit, je me suis payé une belle séance de crampes, normal 2 mois sans pédaler, c’est douloureux mais maîtrisable (ICI). La tempête musculaire s’étant calmé, éveillé, j’ai décidé d’entamer le petit livre.
Martine Giboureau dans sa fiche de lecture ICI très complète écrit le samedi 25 janvier 2020
Ce petit livre (169 pages, notes, index, table des matières compris) est passionnant car il analyse bien des aspects méconnus du nazisme (dont la vision de l’histoire des peuples et des Etats par les idéologues et juristes du IIIème Reich) et montre que des intellectuels d’avant 1945 continuent à influencer la société après 1945.
Tellement passionnant que j’en ai lu plus de la moitié d’une seule traite.
Je vous conseille de lire la fiche de lecture ou l’interview de l’auteur dans Marianne « Le nazisme est de notre temps et de notre lieu » : le management contemporain est-il son héritier ?
Propos recueillis par Philippe Petit
Publié le 14/01/2020
Le nazisme n’est pas un aérolithe tombé du ciel, aime à souligner l’historien Johann Chapoutot qui publie ces jours-ci Libres d’obéir sous-titré "Le management du nazisme à aujourd’hui"* (Gallimard). Un livre remarquable qui nous dévoile la modernité du nazisme en matière d’organisation du travail et ce qu’il en reste aujourd’hui : le culte de la performance, l’obsession de la flexibilité, le mépris des fonctionnaires et de l’État. Un livre qui fait mal et nous montre combien notre relation au monde du travail est encore imprégnée de l’idéologie nazie hostile à la lutte des classes et thuriféraire d’une optimisation maximale des "ressources humaines". Nous avons demandé à l’auteur des explications.
J’ai seulement sélectionné le passage sur ALDI
« Ces dernières années, Reinhard Höhn et la méthode de Bad Harzburg ont en effet de nouveau été l’objet d’une attention publique. En 2012, un cadre de la chaîne de grande distribution Aldi, monument de la société de consommation allemande depuis les années 1950 et véritable inventeur du discount a publié un livre sur sa douloureuse expérience de manager d’un centre de distribution de la firme. Dans Aldi au rabais, un ancien manager déballe tout, Andreas Staub décrit le monde oppressant du contrôle et du harcèlement permanent. Aldi se réclame fièrement, depuis des origine de la méthode de managment de Bad Hazburg, comme le précise son manuel des cadres que nous avons consulté dans sa version française intitulée : Manuel Responsable Secteur. La rubrique M4, intitulée « Manager les collaborateurs », précise :
Ce paragraphe, qui ne se distingue ni par sa qualité littéraire ni par la plus élémentaire maîtrise de la langue, n’en est pas moins éloquent : le passage obligé sur la « critique constructive » et la culture du « dialogue » ne laisse pas de doute sur ce qui est retenu de la méthode de Bad Hazburg, ou plutôt sur la manière dont celle-ci est concrètement mise en pratique. L’essentiel réside dans la fixation des « objectifs », la prescription des « délais » de réalisation et dans l’exercice du « contrôle ». C’est bien ce que décrit et, à sa suite, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel qui, le 30 avril 2012, consacre un dossier à cette entreprise « ivre de contrôle ». Dans un entretien avec le magazine, l’auteur du livre l’affirme : « le système vit sous le contrôle total et de la peur. » Tout semble bon pour assurer la « maximisation du profit » : le contrôle des tâches et de leur durée d’exécution est permanent, y compris au moyen de caméra filmant les employés. En raison de l’illégalité du procédé, Aldi préfère envoyer dans ses magasins des « contrôleurs » pour des « achats tests » qui visent à évaluer la performance des caissières. Tous les défauts et manquement sont notés – il y en a toujours fatalement un –, et servent le moment venu à justifier un licenciement. Pour « jeter quelqu’un dehors », tout l’historique du contrôle est convoqué. Au cours d’un entretien tendu, « on crée une situation de pression » totalement construite : « deux ou trois personnes accablent l’intéressé de reproches » pour le faire craquer et lui faire accepter une rupture conventionnelle (Aufhebungsvertrag) qui évite à l’entreprise de payer des indemnités de licenciement, au profit d’une somme bien inférieure. La stratégie de tension est à son comble lors de ce moment paroxystique, mais elle et également permanente, selon Straub et les journalistes du Spiegel : « Le harcèlement et la pression massive sont quotidiens. »
Chez Aldi-Süd, où Straub a travaillé, les « comités d’entreprises » sont inexistants, « absolument bannis […]. Le management a été clair : on ne veut se laisser importuner par personne » Il n’y a personne, donc, pour contrôler les contrôleurs.
Deux remarques :
- L’une contemporaine : le 20 mars 2020 Aldi rachète Leader Price au groupe Casino pour 735 millions d’euros ICI et Les dessous du rachat de Leader Price par Aldi ICI
- L’autre historique : en 1954, au moment où Reinhard Höhn prépare la création de son école des cadres de Bad Harzburg, Maurice Papon, alors secrétaire-général de la Préfecture de Police de Paris, publie un essai de management intitulé L’Ère des responsables. « D’une plume descriptive et sans relief […] il livre avec componction ennuyeuses ses leçons de décideur pour le plus grand bénéfice du secteur public et de l’entreprise privée. » Papon après ses « ratonnades » du 17 octobre 1961, pantouflera à SudAviation, avant de devenir ministre du Budget de Raymond Barre de 1978 à 1981.
Actuellement secrétaire général de la Résidence au Maroc et ancien préfet, M. Papon a rencontré le docteur Gros, créateur de la fonction de " conseiller de synthèse ". Ils ont travaillé ensemble, et l'auteur a constaté par sa propre expérience que ce rôle comportait de telles possibilités pour les " chefs " du secteur privé comme de la fonction publique qu'il avait le devoir de le leur dire.
Après une analyse serrée (1) des conditions de travail et de vie dans lesquelles les responsables, industriels, politiques, administratifs, exercent habituellement leurs fonctions, après avoir montré comment ils sont menacés à la fois par la dispersion et la spécialisation, l'auteur décrit les faiblesses qui en résultent et les difficultés que ces responsables rencontrent pour interpréter et résoudre les problèmes.
" L'homme aspire à retrouver des idées directrices, des concepts généraux pour aborder ces problèmes ou soutenir son action avec plus d'unité et de plénitude. Il lui faut restaurer l'esprit de synthèse. " Encore faut-il qu'il soit largement informé et se ménage un temps suffisant à la réflexion. Ce livre l'y invité et l'y aide.