Avant la date du déconfinement j’ai fixé mes priorités : les livres, la réparation d’une de mes paires de lunettes, un rendez-vous chez mon médecin traitant.
Pour ce dernier pour prendre un rendez-vous c’est via Doctissimo (Créé en 2000 par MM. Laurent Alexandre et Claude Malhuret, deux médecins proches de la droite libérale, Doctissimo est l’un des pionniers français de l’information en ligne sur la santé destinée au grand public. Racheté par le groupe Lagardère, en 2008, qui l’a vendu à TF1 pour 15 millions d’euros.)
Donc je me tape le parcours, choisis le jour et l’heure, je confirme et là j’apprends que ce ne sera pas mon médecin-traitant mais son assistante, une interne. Ça ne me dérange pas vu que ma visite a pour but le simple renouvellement d’une ordonnance et un questionnement sur la stratégie de mon déconfinement.
Le 14, je me pointe à l’heure, masqué, je fais salle d’attente dans la cour, pas envie d’être confiné, 35 minutes de retard c’est une tradition médicale, je fais les 100 pas pour me réchauffer. La jeune interne se pointe, je la suis. Je m’assois. Je lui dis que tout va bien et je lui fais part du but de ma visite. Elle m’écoute à peine car elle pianote sur son clavier d’ordinateur. Pour meubler je lui explique mon parcours de confiné solitaire, aucun symptôme, sorties a minima… Manifestement ce qu’elle découvre sur l’écran ne lui plaît pas. Je ne suis pas un bon patient : pas de prises de sang depuis deux ans, mon hypertension : je lui réponds qu’elle est sous contrôle, mon cœur, je lui réponds que l’ablation de mon syndrome de Kent date de 30 ans et que le contrôle cardio pré opération de la hanche était excellent. Ça ne la satisfait pas, elle me balance le dépistage du cancer colorectal, je lui réponds que je reçois les papiers de l’Assurance Maladie mais que je ne fais pas. Ça la chagrine. Elle prend ma tension, j'en ai un peu, je lui indique que c'est parce que je me suis impatienté mais que je surveille ma tension avec une petite machine achetée sur les conseils de mon médecin-traitant et que je suis le protocole à la lettre. Suis un bon patient. Un peu pincée, elle me demande de remplir les tableaux as hoc pour les apporter à la prochaine consultation. J'opine.
Puis, en quelques phrases bien senties je lui fais part de ma conception des rapports que j’ai avec mon médecin-traitant et que celui-ci l’a comprise. Enfin, je lui balance que ma première épouse travaillait à l’Institut Curie avec le Dr Calle, père de Sophie Calle artiste déjantée, que le Dr Calle était l’un des plus grands collectionneurs d’art moderne, ses patients le payaient en tableaux, qu’il avait fondé avec Jean Bousquet, Cacharel, le musée d’art moderne de Nîmes. Là je la sens déstabilisée, au bord de la panique, elle rend les armes. Je lui demande de me bloquer une date de rendez-vous avec mon médecin-traitant. Ce qu’elle fait. Je règle. Je la salue en la rassurant « Vous êtes jeune, je vous comprends… »
En rentrant sur mon vélo j’ai repensé à l’épilogue du livre de Luc Perino, Patients zéro. Je l’ai relue et pile poils ça tapait juste.
Quels seront les acteurs de la médecine du futur ?
Pour répondre à cette question, il faut revisiter l’histoire en séparant les deux grands domaines de l’action médicale que sont le diagnostic et le soin, et dont les parcours historiques ont été très différents et rarement convergents. Ce n’est pas parce qu’il y a des cathédrales que l’histoire de la théologie peut être comparée à celle de l’architecture. Ce n’est pas parce que nous guérissons certaines maladies que l’on doit confondre l’histoire du diagnostic avec celle du soin, comme cela a trop souvent été fait. Aujourd’hui encore, les progrès de l’un et de l’autre sont rarement coordonnés.
Le soin existe depuis des millions d’années, depuis la reproduction sexuée, depuis que la survie de certaines espèces dépend des soins parentaux. Chez les primates que nous sommes, chacun est un jour le soignant d’un autre. L’épouillage a précédé de loin les trois cents types de psychothérapies actuels. Les matrones, barbiers et arracheurs de dents n’ont pas attendu la césarienne et la microchirurgie pour prodiguer des soins de qualité. Dans nos pays, les métiers du soin se comptent par centaines, alors que le diagnostic est réservé aux seuls médecins. Inversement, le soi n’a jamais été et ne sera jamais une exclusivité médicale. Les médecins y tiennent un rôle mineur. L’empathie, l’altruisme et la coopération relèvent naturellement de l’écologie comportementale, les médecins n’en sont ni mieux ni moins pourvus que les autres. Le soin est biologique et universel.
Quant au diagnostic, il est né après les premières formes de culture animale. Les chimpanzés savent probablement diagnostiquer une parasitose intestinale, puisqu’ils ingèrent des feuilles non digestibles dont les trichomes (poils) emprisonnent les parasites qui sont alors éliminés dans les selles. Homo sapiens a franchi une nouvelle étape en faisant du diagnostic un métier. Contrairement au soi, biologique et universel, le diagnostic est culturel et spécifique. Le diagnostic est une science où les médecins excellent depuis deux ou trois siècles. Ils en protègent farouchement l’exclusivité, avec raison. Rares sont ceux qui osent contester cette prérogative.
Mais les médecins ont tort quand ils revendiquent un monopole sur le soin, car les rencontre fructueuses entre diagnostic et soin relèvent généralement de la contingence. Pasteur ignorait tout de l’immunologie. La grande majorité des médicaments ont été découverts empiriquement bien avant que l’on ne connaisse leur action physiologique. Les citrons ont soigné le scorbut avant que l’on ne découvre que nos organismes sont incapables de synthétiser la vitamine C. C’est par le plus grand des hasards que les neuroleptiques ont permis de supprimer la camisole de force. Inversement, de nombreux médicaments ont été découverts sur un mécanisme d’action théoriquement parfait se révèlent sans effet clinique.
Nous pouvons délimiter une très brève période où le diagnostic théorique et le soin pratique se sont rejoints pour un vrai bénéfice sanitaire. Elle commence en 1921 avec la synthèse de l’inuline après avoir compris la physiopathologie du diabète type 1. Elle se poursuit avec les antibiotiques dans les années 1940 après la compréhension du rôle pathogène des micro-organismes. Elle se prolonge avec la mise en place des essais cliniques dans les années 1960 pour quelques médicaments innovants… Elle se termine dans les années 1980 sous l’effet de la prédominance du marché sur la politique et l’enseignement, lorsque, par impuissance, angélisme ou fatalisme, les ministères ont laissé les industries sanitaires biaiser la science clinique et orienter les diagnostics et les soins.
Fort heureusement, cette domination du marché est arrivée alors que notre espèce avait atteint un optimum d’espérance moyenne de vie, grâce à de nombreux autres progrès techniques, politiques et sociaux. Les quelques scandales retentissants comme celui du thalidomide et les autres (Distibène®, Vioxx®, glitazones, Mediator®, etc.) ont tué et lésé des milliers de personnes sans avoir d’impact statistiquement mesurable sur la santé publique.
Les soins d’aujourd’hui sont prodigués par un nombre croissant d’acteurs ; ils errent entre la plus grande rigueur scientifique et les plus extravagants obscurantismes. Les rayons de supermarché regorgent de produits dont l’étiquette vante les effets sanitaires. Le journal de 0 heures annonce chaque jour la guérison prochaine d’un cancer ou d’une maladie orpheline. Le magnétisme et la divination renaissent et partagent l’affiche avec les cellules-souches et les anticorps monoclonaux.
De son côté, le parcours culturel du diagnostic a franchi deux ultimes étapes dans nos sociétés d’abondance.
- D’une part, il est devenu obligatoire ; la mort naturelle a disparu : le médecin doit inscrire la cause de la mort sur les certificats de décès.
- D’autre part, il est devenu indépendant du vécu des malades, puisque ce sont désormais les médecins qui proposent les « maladies » dont les patients n’ont jamais ressenti le moindre symptôme : ostéoporose ou hypercholestérolémie, anévrismes ou cancers dépistés. Les maladies sont virtuelles, la médecine n’a plus besoin de malades.
Reprenons alors la citation introductive de Canguilhem :
« C’est parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine, et non parce qu’il y a des médecins que les hommes apprennent d’eux leurs maladies. »
Ce n’est plus vrai aujourd’hui, car ce sont le plus souvent les médecins qui apprennent leur maladie aux hommes. Le plus surprenant est la docilité avec laquelle nos concitoyens acceptent des diagnostics de maladies qu’ils n’ont jamais vécues.
[…]
Pour rester résolument optimiste et produire encore une belle médecine, il faudra séparer de nouveau le diagnostic et le soin, comme ils l’ont toujours été dans l’histoire. Puisque le soin a été investi par tant de leurres et de cupidités, la recherche biomédicale gagnerait à ne plus s’en préoccuper directement. Ne médecine qui chercherait juste à comprendre l’histoire d’Homa sapiens et de ses maladies, qui l’enseignerait aux enfants et aux adultes en les laissant libres d’en tirer profit.
C’est ma philosophie, et je n’en changerai pas, de quoi me plaindrais-je ?
Presque 72 années, marquées seulement par des soucis mécaniques : un syndrome de Kent de naissance, évacué ; des polypes dans les sinus, évacués ; des soucis de vertèbres, évacués ; une lourde gamelle à vélo, surmontée… Je fus un migraineux chronique, des migraines qui me terrassaient, d’une violence inouïe allant jusqu’à des vomissements de bile, un cycle immuable de 48 heures, sans soulagement médicamenteux, la migraine n’intéresse pas la médecine, la vieillesse m’a débarrassé de mes migraines. Depuis une vingtaine d’années je souffre d’acouphènes, un bourdonnement continu dans les oreilles, je vis avec. Ce sont mes maladies, sans soins connus de la médecine, alors celles que j’ignore je n’ai nulle envie de les connaître afin de me retrouver dans les couloirs des hôpitaux.
« La santé c'est la vie dans le silence des organes » formule du chirurgien René Leriche, datée de 1936.
Leriche précise bien que sa définition est celle du malade et non de la médecine. Il sait que le silence des organes n’exclut pas la présence de la maladie. Mais il ne fait pas de la santé « une affaire interne » qui ne concernerait que le malade lui-même.
Georges Ganguilhem qui citera fréquemment la formule de Leriche, parlera de « la santé : concept vulgaire et question philosophique ». Il écrira : « Il n’y a pas de science de la santé… Santé n’est pas un concept scientifique, c’est un concept vulgaire. Ce qui ne veut pas dire trivial, mais simplement commun, à la portée de tous. »
Pour Leriche, la douleur est « un phénomène individuel monstrueux et non une loi de l’espèce. Un fait de maladie ». « La maladie, c’est ce qui gêne les hommes dans l’exercice normal de leur vie et dans leurs occupations et surtout ce qui les fait souffrir », ajoute-t-il. C’est de la demande du malade que naît la médecine et donc la clinique. On rappelle que parmi les invariants formels de la médecine, mentionnés par Georges Lantéri-Laura et qui permettent de la distinguer de l’art du guérisseur et de la magie, il insiste sur la préséance de la clinique.
La douleur est le symptôme qui vient briser la vie dans le silence des organes et amener le malade à consulter.
« C’est la vie entière qui est devenue comme une maladie », souligne Pascal Bruckner en évoquant la surmédicalisation qui transforme un moyen, la santé, en une fin. Il ajoute : « On n’est plus en quête d’une simple norme qui inclut défaillance, creux, dépressions, passages à vide, mais d’une “super-norme”. »
Je voulais titrer « En revenant de la revue » en référence à la chanson mais lorsque la médecine s’empare de la notion de santé, c’est au docteur Knock, auteur d’une thèse « Sur les prétendus états de santé » que j’ai ensuite pensé.
« Tomber malade », vieille notion qui ne tient plus devant les données de la science actuelle. La santé n’est qu’un mot, qu’il n’y aurait aucun inconvénient à rayer de notre vocabulaire. Pour ma part, je ne connais que des gens plus ou moins atteints de maladies plus ou moins nombreuses à évolution plus ou moins rapide. Naturellement, si vous allez leur dire qu’ils se portent bien, ils ne demandent qu’à vous croire. »