Dans l'émission "Grand Bien Vous Fasse", au micro de Daniel Fiévet, le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein décrypte la société en temps de confinement et les paradoxes qu'induit le Covid-19 quant à notre rapport au temps, à l'urgence, aux avancées médicales comme au monde de demain.
En deux dates, Etienne Klein et moi, un tout petit morceau de notre histoire :
« L’engouement remplace de plus en plus souvent le raisonnement, la conviction intime ou le goût spontané (ou ce qui se prend comme tel) comptent davantage qu’une argumentation solide ou une critique rigoureuse. Dans un système qui semble condamné aux choix binaires – oui ou non, pour ou contre –, le discernement est mis au rebut. Les grands médias concourent sans nul doute à ce travail de brouillage. À force de fabriquer de la fugacité, puis de la renouveler sans cesse, à force de promouvoir une immédiateté sans passé ni avenir, sans règles, sans héritages, ils deviennent victimes et promoteurs d’une sorte de maléfice qui leur est consubstantiel : ils appauvrissent tout ce qu’ils touchent. »
20 décembre 2008
La polyphonie de l’insignifiance : le triomphe de l'immédiateté ICI
À cette époque, en décembre 2008, je ne l’avais pas encore rencontré. Depuis, grâce au vin – je n’enjolive pas l’histoire – nous nous sommes retrouvés à la Closerie des Lilas, le 1ier mai, en milieu d’après-midi, alors que la longue chenille des manifestants s’écoulait dans le boulevard Saint Michel, et, entouré d’essaims de militantes de LO, nous avons conversé. Puis, quelques jours après, le 5 mai, je suis allé l’écouter lors d’une Table ronde « Ecrire la science : gageure ou nécessité ? » organisée par l'ENSTA Paris-Tech où il intervenait en compagnie de Jean Claude Ameisen, médecin immunologiste, Président du comité d’éthique de l’INSERM et de Dominique Leglu, journaliste, directrice de la rédaction de Sciences et Avenir.
20 mai 2009
3 Questions à Étienne Klein un physicien qui fait aimer la science ICI
Etienne Klein : "le Coronavirus a renversé la flèche du temps" © AFP / LIONEL BONAVENTURE
Une expérience inédite
Étienne Klein : "Je ne pensais pas vivre un jour cette expérience étrange, voire même étrangère, ce mélange paradoxal d'urgence et de calme, de course contre la montre en certains endroits en tout cas, et de trop plein de tranquillité dans les rues, en même temps que d'hyper connectivité numérique et de "jachère sociale".
Beaucoup de gens souffrent, beaucoup se font un sang d'encre pour leur santé, pour celle de leurs proches ou bien pour l'impact que pourrait avoir sur leur vie la crise économique.
Une crise extraordinairement inégale, de mètres carrés, de jardins, de bibliothèques plus ou moins fournies, de connexion, de vie intérieure, de promiscuité plus ou moins bien tolérée, d'inclinaison plus ou moins grande à l'anxiété".
Un phénomène spatial et temporel
Étienne Klein : "Le confinement on en parle souvent comme une affaire temporelle alors qu'en fait c'est d'abord et avant tout un phénomène spatial.
Tout un coup, notre logement s'est métamorphosé en cage.
Albert Camus dans La peste parlait de l'épidémie comme d'une "étrange tyrannie". Il a raison, parce que nous sommes doublement confinés. Il y a un double paradoxe de confinement :
Le premier paradoxe est lié au temps. D'ailleurs, le fait d'avoir du temps nous fait perdre la notion de temps. Notre maîtrise des durées devient très variable, les jours en viennent à se ressembler. On ne sait plus si on est le week end ou la semaine, les repères chronologiques s'estompent dans la journée et le déroulement des jours manque de rythme (plus de marqueurs, plus de rendez-vous...).
Le second paradoxe est lié à l'espace. Chacun est chez soi mais plus personne ne sait où il habite. Le confinement décale notre centre existentiel, on ne sait plus trop bien où on est, quelle est la part sociale de soi, quelle est la part intime, quelle est la part professionnelle dans l'envie. Pour citer Antonin Artaud, que je recommande de lire en ces temps très particuliers :
Nous éprouvons une espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité (le normal se laisse contaminer par l'anormal)
Les avancées scientifiques confrontées au contexte d'urgence
Étienne Klein : "On voit apparaître de façon très nette un conflit entre deux temporalités.
Les scientifiques ont besoin de temps pour appréhender un phénomène qui est nouveau pour eux. Ce virus n'était pas connu mais comme il y a urgence, ils doivent accélérer le rythme dans leur protocole de recherche, échanger encore plus d'informations par rapport à la normale, mais ils ne doivent pas s'affranchir de toute méthodologie, car s'ils le faisaient, ils scieraient la branche sur laquelle leur science est assise. Ce n'est pas l'invocation de l'urgence qui peut rendre un traitement plus efficace qu'il est en réalité.
La popularité soudaine d'un médicament n'a jamais suffi à démontrer ses éventuels bienfaits.
Il faut bien plus pour le savoir. Il faut travailler, faire des recherches. Ce n'est pas du tout facile pour les chercheurs de résister à la pression que nous tous, qui sommes impatients, exerçons sur eux. Ils ne savent pas tout encore, mais nous voudrions qu'ils nous en disent davantage que ce qu'ils savent...
Alors que les politiques eux peuvent prendre des décisions en méconnaissance de causes profondes, dans l'incertitude des connaissances. C'est à eux qu'il incombe de tenir la barre. Mais pour se faire, ils doivent tenir compte de ce que les scientifiques savent et de ce qu'ils ne savent pas.
Les scientifiques, dans le cas idéal, sont là pour assurer auprès des gouvernants ce que Alain Supiot, professeur au Collège de France, appelle "un service de phare et balise" : ils doivent éclairer les politiques, mais aussi les mettre en garde sur les réussites, les écueils, sans jamais prendre leur place.
Attention au syndrome du "Je ne suis pas médecin mais je..."
Étienne Klein : "La situation est très confuse parce que tout le monde s'exprime, ce qui crée une gigantesque cacophonie. Il faut dire que l'affaire du coronavirus est à la fois inédite et extrêmement complexe. Elle a provoqué, dans un premier temps, une sorte de sidération qui a fini par susciter l'envie légitime de parler, de commenter.
Sauf que certains, au lieu de prendre humblement acte de cette complexité, se contentent d'opinionner et de parler haut et fort sans s'embarrasser d'autres formes d'argumentation que celles que leur dicte leur propre ressenti... C'est le syndrome que j'ai dénoncé "je ne suis pas médecin mais je". Le dernier "je" est ici très important car il faut une certaine dose de narcissisme pour croire que sa seule intuition personnelle, serait un guide fiable en ces matières...
Je m'inquiète qu'on puisse se présenter comme une personne incompétente en médecine et parler comme si on était un vrai spécialiste.
"L'idée qu'il y aura demain un (nouveau) monde a remplacé l'idée de fin du monde"
Étienne Klein : "Cette pandémie, comme disait Nietzsche, coupe l'histoire en deux.
L'après ne sera pas la continuation à l'identique de l'avant.
Toutefois, il faut se méfier des choses que les historiens nous ont apprises. Presque toutes les pandémies des siècles passés ont enclenché, peu de temps après leur achèvement, des mécanismes d'amnésie collective. Il s'agissait de laisser loin derrière soi les traumatismes qui avaient accompagné la catastrophe. Du coup, les leçons qui auraient pu en être tirées n'ont pas été retenues... La priorité, c'était de réactiver la vie d'avant de façon encore plus frénétique.
Mais il se pourrait que le coronavirus nous donne l'occasion d'échapper à cette apparente fatalité, parce qu'il est quand même parvenu à confiner la moitié de l'humanité !
Il se peut qu'il change de façon vraiment irréversible le monde dans lequel nous sommes.
Et il serait d'autant plus probable que nul d'entre-nous n'était vraiment à l'aise avec le monde d'avant. Ce qui n'implique nullement que nous serons à l'aise avec le monde d'après.
Il y a deux mois, on faisait joujou avec le spectre de la fin du monde, on se dispersait dans une sorte d'immobilité trépidante, on ne parlait que du présent et le futur était en jachère intellectuelle, en lévitation politique. Et là, tout d'un coup, chacun est invité à penser le monde de demain et c'est peut-être la seule chose qu'on peut mettre au crédit positif du virus : en quelques semaines, par une sorte d'effet paradoxal de la catastrophe en cours, le coronavirus a renversé la flèche du temps.
L'idée qu'il y aura demain un (nouveau) monde a remplacé l'idée de fin du monde.
© Philip Andelman
Avenue des Champs-Élysées.