Lire c’est l’ordinaire du confiné mais, comme pour la nourriture, il faut varier les menus, savoir passer du plat de résistance du type La fabrique des salauds à des amuses bouches les nouvelles de Cyrille Fleischman : Rendez-vous au Métro Saint-Paul.
Publié par Le Dilettante dont le fondateur est Dominique Gaultier, libraire-éditeur.
J’ai connu le Dominique Gaultier de la grande époque, rue du Champ de l’Alouette, à ses débuts de jeune libraire fauché dans une échoppe du treizième arrondissement de Paris, QG des trotskistes, maoïstes, libertaires et gauchistes de tous poils – je me rappellent ses nœuds papillons sous sa chevelure rimbaldienne, ses gilets ajustés et son fume-cigarette.
C’est lui qui m’a fait découvrir Henri Calet, son dieu, Raymond Guérin, Emmanuel Bove
« Quand des copains gauchos se mobilisent pour sauver une petite librairie du treizième, il s'investit à fond, se met à vendre la littérature qu'il admire, longtemps occultée par l'essor des sciences humaines et du nouveau roman : Henri Calet, son dieu, Raymond Guérin, Emmanuel Bove... "Des êtres libres qui avaient échappé à tous les mouvements." Le bouche-à-oreille fonctionne. Parallèlement, le groupe crée un mensuel contestataire, Le Canard du 13e, et le jeune libertaire s'y éclate. »
Entre Marcel Aymé et Sholem Aleichem, Cyrille Fleischman dresse un castelet où s’affairent les héros d’épopées minuscules. Il situe le grain d’une voix (à la douce amertume) et les contours d’un accent (tout de noire cocasserie) : ceux du petit peuple ashkénaze de Paris.
Fleischman, qui n’est pas un écrivain né de la dernière plume, raconte tout ceci dans un style simple et vif. Et l’on découvre à quel point Paris ne serait Paris sans ce Marais marrant.
Le métro Saint-Paul est l’épicentre de ce qui fut longtemps le quartier juif de Paris. Ce haut lieu de la culture juive Ashkénaze est peuplé de gens venus de Pologne et de Russie et parlant le yiddish. Ces quelques rues, à l’Ouest de la Place de la Bastille servent de décor à ces douze nouvelles.
Monsieur Tekniski vend des téléviseurs qui ne marchent pas, Jean Simpleberg n’a jamais franchi les limites du 4e arrondissement, Preverman écrit des poèmes que personne ne lit, Simon Kéversak réussit à se faire élire Président d’une association alors qu’il est déjà mort, Léopold Guilgoulski se transforme en chien, le pharmacien Solotov traduit Hamlet en yiddish, Joseph Kulturklig vend des livres qu’il ne sait pas lire, Hugo Kopsauer écrit une biographie de Jean-Jacques Rousseau, Modestschlosser exerce l’indispensable profession d’aide-penseur et Mendel Roginkes assiste à son propre enterrement.
« Un régal de lecture » note Bernard Pivot dans LIRE
La Métamorphose
Page 53 à 60
Peut-être était-ce l’âge, peut-être était-ce vraiment sa volonté, Léopold Guilgoulski voulait devenir chien de luxe. L’idée lui en était venue quand une de ses brus avait acheté un toutou en juin.
Il s’était dit :
- Pourquoi pas moi ? Un bel appartement à Paris, une villa avec jardin pour les vacances, des enfants qui s’occuperaient de moi, qui me diraient : « Léopold, viens ici. Donne la papatte, Léopold. Tiens, un cadeau, Léopold !... »
À lui aussi on faisait des cadeaux. Mais quels cadeaux, toujours des livres ! Qu’est-ce qu’il en avait à faire ! Moins ses enfants s’intéressaient à sa vie quotidienne, plus ils achetaient de livres sur le judaïsme. Il s’était donc mis doucement à souhaiter, sans vraiment insister, devenir chien de luxe. Il disparut quelques jours aux alentours du 14 juillet, quand Paris était un désert familial, et revint vers le 18 sous la forme d’un dogue affectueux.
Il aurait préféré être un petit caniche mais on ne choisit pas et, à soixante-douze ans, il devint un gros chien.
Il surgit chez son fils aîné. Avant que son père ne devienne un chien, il le voyait une fois par trimestre. Plus un repas pour la Pâque et un autre le jour de Yom Kippour pour la rupture du jeûne, quand il n’y avait pas un bon programme ce soir-là à la télévision. Il put rester enfin tout le temsp qu’il voulait, maintenant qu’il était un animal familier.
Guilgoulski, qu’on appela chez le fils industriel d’un nom qu’il ne comprit pas tout de suite, était rêveur. Pendant les premiers jours, il ne réussit pas à se mettre en tête le nom que son imbécile de fils, avec son imbécile de femme et ses enfants idiots mais gentils, lui avaient donné en le trouvant devant la porte.
D’après Guilgoulski, ce devait être quelque chose comme Chmoby, Moby, Bobby. Sûrement Bobby à la réflexion. On l’aurait appelé Napoléon ou Elizabeth Taylor, il serait venu aussi. La nourriture était bonne, l’eau fraîche, les enfants un peu demeurés pour leur âge, mais il n’allait pas critiquer sa propre famille.
Il y avait un chat dans la maison du fils. La nouveauté passée, toute la famille continua de à caresser ce chat qui ne se laissait faire que quand il le voulait bien. C’était sans doute cette indépendance hypocrite qui plaisait.
Bobby était aimable car il restait beaucoup du grand-père en lui. Le chat était étranger à la famille, or les enfants et la bru adoraient cette boule de poils d’escroc.
En quelques jours, Bobby changea d’humeur. Après avoir mangé vers sept heures du soir sa viande mélangée avec du riz, il s’ennuyait ferme. Sur un fauteuil du salon, pendant que les enfants regardaient des émissions à la télévision qui ne l’intéressaient pas, Guilgoulski se prit à envier le chat. Lui avait une vie d’indépendance totale, et la famille de son fils l’adorait. À l’heure des émissions enfantines, le chat disparaissait pour ne revenir que vers dix heures quand les programmes étaient meilleurs à la télé.
Léopold souhaita donc être chat de luxe dans la banlieue résidentielle.
Il le devint chez sa fille habitant près de Vaucresson. Le jour même où le fils industriel perdait son chien au cours d’une promenade au bois, la fille trouvait un chat égaré dans le jardin d’une propriété à deux mètres du garage où elle manœuvrait pour entrer. Elle aimait les chats et donna un peu de lait à Léopold qui devint, sur le carrelage de la cuisine, quelque chose comme Chmami, Chmimi, Mimi. Sûrement Mimil à la réflexion ! Enfin, un nom difficile à comprendre ! Léopold fut heureux deux ou trois jours. On l’avait trouvé un vendredi, et il passa le week-end avec sa fille et son gendre, ce qui ne lui était jamais arrivé. Mais le lundi, tout le monde partit et Mimil se trouva seul à la villa avec la bonne des Philippines et le gardien, qui ne parlait pas. La bonne était gentille mais ne s’intéressait pas au chat, et le gardien était muet. Quand il rencontrait Léopold sur son passage, il se contentait de lui donner un coup de pied sans dire un mot. Un vrai cosaque en pleine zone résidentielle.
Il n’était pas heureux en chat non plus.
Il se résigna à devenir grain de poussière provisoirement, car il ne pouvait sans perdre la face, ou donner des explications que personne ne comprendrait, revenir chez lui faire le vieux. Léopold Guilgoulski résolut donc, en attendant une idée qui arrangerait tout, de se réfugier au calme dans le living-room d’un cousin. Sur une étagère d’un meuble danois fait dans le Jura, il rejoignit une pile de disques, quelques bibelots, six ou sept livres de poche et l’édition complète, absolument neuve, du Grand Larousse en beaucoup de volumes.
Il entra sans même y réfléchir dans un exemplaire rouge du livre de poche où il y avait écrit en jaune : La Métamorphose, Franz Kafka.
Guilgoulski avait connu un Kafka qui habitait dans le onzième arrondissement. Ce n’était pas lui. L’autre avait une famille qui ne l’aurait pas laissé habiter come un malheureux sur une étagère du living-room.
Par curiosité Léopold Guilgoulski jeta un œil dans les pages du livre de poche en commençant par la fin. C’était de petites histoires pour amuser, jugea-t-il.
Il termina par le premier texte du recueil qui s’appelait effectivement La Métamorphose. Il le lut soigneusement, bien que ce fût difficile en français et qu’il eût préféré un texte en yiddish. Guilgoulski alors conclut que c’était pas mal écrit, mais comme toujours – et il se référait à sa propre existence – que la réalité c’était encore autrement !
Paris Match |
Si l’éditeur indépendant ne court pas les prix littéraires, son patron, Dominique Gaultier, a fait mouche en découvrant Anna Gavalda et Eric Holder. Florian Zeller a rencontré ce franc-tireur.
C’est une petite librairie de la rue Racine. A l’intérieur, Dominique Gaultier, le fondateur des éditions du Dilettante, règne en despote éclairé : il se tient derrière la caisse, lit les manuscrits qu’il reçoit et répond directement au téléphone. « Oui, je suis aussi le standardiste », confesse-t-il avec ironie.
Cela fait des années que tout le monde s’acharne à le féliciter pour son talent de petit éditeur : n’a-t-il pas découvert Eric Holder, Anna Rozen et Serge Joncour ? Et Anna Gavalda, n’est-ce pas lui ? En conséquence de quoi, la maison est assaillie de manuscrits à refuser, d’espérances à décevoir et de rêves à briser. « Je préfère répondre moi-même au téléphone. Je me débrouille mieux que les jeunes filles qui travaillent avec moi, pour écarter très vite les opportuns. »
« Quand on a monté la rue Saint-Jacques, laissé de côté la barrière et suivi quelque temps à gauche l'ancien boulevard intérieur, on atteint la rue de la Santé, puis la Glacière, et un peu avant d'arriver à la petite rivière des Gobelins on rencontre une espèce de champ, qui est, dans la longue et montueuse ceinture des boulevards de Paris, le seul, endroit de Paris où Ruisdaël serait tenté de s'asseoir.
Ce je ne sais quoi d'où la grâce se dégage est là, un pré vert traversé de cordes tendues où des loques sèchent au vent, une vieille ferme à maraîchers bâtie du temps de Louis XIII avec son grand toit bizarrement percé de mansardes, des palissades délabrées, un peu d'eau entre les peupliers. Comme le lieu vaut la peine d'être vu, personne n'y y vient. À peine une charrette ou un roulier tous les quarts d'heure.
Il arriva une fois que les promenades solitaires de Marius le conduisirent à ce terrain près de cette eau. Ce jour-là il y avait sur ce boulevard une rareté, un passant. Marius, vaguement frappé du charme presque sauvage du lieu, demanda à ce passant « Comment se nomme cet endroit-ci ? » Le passant répondit « C'est le champ de l'Alouette. » Et il ajouta « C'est ici qu'Ulbach a tué la bergère. »
Et Marius revint chaque jour à ce champ de l'Alouette, dans l'espoir d'y rencontrer Ursule. « Il l'habitait plus que le logis de Courfeyrac. Sa véritable adresse était celle-ci : boulevard de la Santé, au septième arbre après la rue Croulebarbe. »
Tout ce passage des Misérables est exact dans son ensemble, à cela près que Victor Hugo a pris pour une ferme Louis XIII une « folie » édifiée en 1762 par l'architecte Peyre, au compte de M. Le Prestre de Neubourg, receveur général des finances à Caen. Quant au linge séchant sur des cordes, il s'y trouvait réellement. C'était celui des hospices, et une brave femme, la mère Camille, le lavait dans les eaux de la Bièvre. Sans aucun titre et profitant des troubles apportés à la propriété par la Révolution, elle réussit à se maintenir sur les lieux jusqu'à la fin du second Empire,
Le créateur du site, Michel-Edmond Le Prestre de Neubourg, bon gentilhomme parisien qu'un oncle paternel avait orienté vers les charges de finance, peut-être moins honorifiques, mais certainement plus lucratives que le métier des armes, s'était marié en 1750 à une Angevine, Hortense de Grimaudet-Coateauton. Non content d'une belle habitation rue Vivienne, en face des Filles Saint-Thomas, et d'une autre rue des Fossés-Montmartre, le jeune ménage voulait une résidence champêtre à la mode du jour. Son choix tomba sur le Clos-Payen, propriété arrosée par la Bièvre que les Petites Affiches du 13 novembre 1747 décrivent ainsi :
« Portion du Clos-Payen à vendre, présentement située faubourg Saint-Marcel, au champ de l'Alouette, près le petit Gentilly, attenant la barrière elle consiste en une grande cour ayant entrée sur la rue des Anglaises, attenant à la barrière, avec un logement pour le portier, et un petit bâtiment, avec un marais, ensuite une autre cour, où il y a plusieurs bâtiments, et un grand enclos consistant en étendages, rivière, un étang empoissonné, prez, osiers, faulx et diifférens autres arbres. Il faut s'adresser sur les lieux à M. Héron, propriétaire dudit Clos à Paris à M. Coquelin, rue des Lions, près Saint-Paul, ou à M. Silvestre, notaire rue Saint-Antoine, près le petit Saint-Antoine. »
Le Clos-Payen, qui ne tarda pas à s'appeler le Clos-le-Prestre, du nom du nouveau propriétaire, fut acquis par Mme Le Prestre de Neubourg, moyennant 230.000 livres. Il ne restait plus qu'à édifier et à aménager le terrain l'on a vu que c'est à l'architecte Peyre que ce soin fut confié.
Bientôt surgit de terre un élégant pavillon à deux étages ouvrant sur un vaste perron à double rampe et orné de colonnes doriques. Le toit mansardé avait bon air, mais n'en déplaise à Victor Hugo archéologue, était pur Louis XV, comme le château de Neubourg, en Berry, reconstruit à la même époque. La distribution de la « folie » était à la fois simple et commode. Un grand vestibule à colonnades conduisait à l'escalier, à droite, et en face de la salle à manger, au salon, à la chambre à coucher, etc.
Deux avant-corps surmontés d'un fronton complétaient l'ensemble qu'agrémentaient des fleurs, des arbustes et des statues, peuplant une terrasse installée sur l'entre-colonnement, à la hauteur du premier étage. Un jardin anglais embellissait le pourtour.
Cette belle habitation, où M. et Mme de Neubourg venaient se délasser de la vie fiévreuse menée au centre de la capitale, connut des jours heureux, brusquement assombris par la mort du jeune chevalier de Neubourg, fils unique des constructeurs. Son père, partisan du progrès, l'avait fait « inoculer », et le pauvre petit mousquetaire succomba à 19 ans, victime d'une expérience encore à ses débuts. Inconsolables, ses parents lui firent élever un superbe mausolée dans l'église Saint-Hippolyte, maintenant rasée par une opération do voirie, et cherchèrent à se débarrasser d'une propriété qui leur rappelait de trop cruels souvenirs. En 1779, M, de Neubourg est encore dit habiter au « Clos-le-Prestre, ci-devant Clos-Payen, sur le nouveau boulevard faubourg Saint-Marcel », mais, l'année suivante, la « folie » était vendue, et Mme de Neubourg, incapable de survivre à son malheur, terminait une vie languissante en mai 1781.
Dix ans après, la Révolution allait momentanément ternir toutes les grâces du siècle unissant, dépeuplant les élégantes demeures de l'élite qui en faisait le charme. La ci-devant folie Neubourg n'échappa point au sort commun et, délaissée, devint, dit-on, un rendez-vous de chasse pour Napoléon Ier, jusqu'en 1812. La chose, en soi, n'a rien d'impossible. M. de Neubourg était fort lié avec un M. Pivart de Chastulé, parent de Joséphine, auprès de qui il plaça sa fille, la comtesse Alexandre de La Rochefoucauld, en qualité de dame d'honneur. Chastulé a très bien pu, en hôte reconnaissant des bons moments passés jadis, indiquer cet agréable site au nouveau maître de la France.
Le certain, c'est que la mère Camille s'y installa à son tour, au moment de la campagne de Russie, et le bruit courait dans le quartier que Napoléon l'avait confirmée dans la possession du logis.
Le 25 mai 1827, le champ de l'Alouette allait acquérir une renommée sinistre. Ce jour-là, Ulbach y assassinait une petite bergère d'Ivry qui menait paître ses chèvres dans un pré voisin. Des enfants découvrirent le cadavre gisant au milieu du paisible troupeau. On transporta la victime à la Morgue et, durant une semaine, tout Paris s'émut de l'événement. Huit jours plus tard, s'éteignait une des filles de M. de Neubourg, la comtesse de Saint-Belin-Mâlain, dont le mari avait tragiquement péri sur l'échafaud révolutionnaire, trente-trois ans auparavant.
La blanchisserie de la mère Camille dura jusqu'à la fin du second Empire. La longue grille de fer rouillée, le jardin inculte, achevaient de donner à l'élégante construction, envahie par les plantes parasites, un aspect romantique qui séduisit Rodin. Il y installa un dépôt de marbre, puis la déchéance s'accéléra.
Vétuste, crevassée, la « folie », tombée au rang de buanderie, puis de masure, achevait de s'effondrer au coin de la rue Croulebarbe et du boulevard Auguste-Blanqui. Malgré l'abandon, sa façade gardait encore bon air et, de leurs niches, les statues assistaient, muettes, à ce long effritement du passé. En 1913, on la jeta bas, et le métro de Corvisart, qui s'ouvre sur ce qui fut peut-être le « jardin anglais », ne contemple plus qu'une banale bâtisse moderne.
Ceci a tué cela. La rue Croulebarbe rappelle encore le moulin de ce nom qui s'élevait là en 1214. Quant à la rue du Champ-de-l'Alouette, il faut faire un gros effort pour imaginer le tire-lire Joyeux qu'elle évoque dans ce Paris du XXè siècle.