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30 mars 2020 1 30 /03 /mars /2020 06:00

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En ce temps de confinement, d’isolement, cette distanciation sociale conseillée, loin des remugles des réseaux sociaux caniveaux, des moulins à paroles des télés en continu, des aigreurs de nos politiques qui, sans vergogne, cherchent à profiter de l’urgence sanitaire pour espérer ce fameux pouvoir qui leur est refusé par les électeurs, l’enlisement de la pauvre pensée de nos travailleurs à plumes, l’inexorable dérive des journalistes et de leur support, retrouver le plaisir de la correspondance entre ami est une excellente thérapie pour ne pas sombrer dans la morosité, le dégoût, une misanthropie stérile.

 

Alors, au téléphone, Catherine m’ayant appelé pour prendre des nouvelles du confiné, parler du fameux projet jardin des merveilles, sachant son talent de plume, je lui ai demandé, dans la plus grande liberté du choix du sujet, de m’écrire.

 

Ce qu’elle fit samedi.

 

Merci à toi chère Catherine.

 

Cher Jacques,

 

Tu me demandes des nouvelles des vignes en ces temps de confinement. La terre répondant à l’appel du printemps, les vignerons ne sont pas physiquement confinés. Je suis donc dans les vignes. Je taille. Cette année, davantage encore que les précédentes, à cause de l’absence d’hiver, je m’en suis strictement tenue au dicton populaire : « Taille tôt, taille tard, rien ne vaut taille de mars ». Je taille donc, et j’entends dans le « crunch » du coup de sécateur la sève déjà montée dans les bois. Ce n’est plus le son sec et net de la dormance, mais celui tendre et hachuré du réveil. Tailler tard est devenu un luxe. Oui, un luxe, celui d’avoir un vignoble à taille humaine qui autorise à vivre les gestes du métier, à divagabonder tandis que les mains sont occupées.

 

Les vignes m’ont appris à vivre avec l’incertitude, voire les contradictions. Je fonde mes gestes sur quelques bases acquises pendant ma formation, dans la lecture d’Olivier de Serres ou d’Hésiode, l’observation, et l’intuition. Mon intuition me dit que la sève montante aide la vigne à cicatriser les plaies de taille, nos coups de sécateurs étant pour beaucoup dans les maladies du bois, et qu’en taillant tard, je retarde le « débourrement », donc le risque de gel. J’espère aussi raccourcir le cycle végétatif pour permettre à la vigne d’encaisser des étés de plus en plus chauds, de plus en plus secs, de plus en plus longs. Note bien que je ne suis sûre de rien, ni ne puis affirmer être dans le vrai. C’est comme avec le virus qui nous confine, l’important est de faire ce que nous pensons juste de faire au moment où nous le faisons.

 

Les vignes alentours taillées à l’automne dernier ou au début de l’hiver commencent à étaler leurs feuilles, croyant le printemps arrivé ou n’ayant hiverné que d’un œil. On ne sait plus. Météo France annonce un épisode de froid avec des températures négatives mêlées de pluie. Voici donc venu le spectre de la « goutte noire », ou du gel, lesquels brûlent aussi sûrement que le Sirocco et le soleil de l’été. Ce sens dessus-dessous du climat devient un classique. On ne sait plus littéralement à quel saint se vouer, Vincent ? Mamert, Pancrace, Servais ?

 

 

 

Je taille, les pieds dans l’herbe haute, les féveroles et les pois en fleurs, la vesce s’enroulant autour, le trèfle s’étalant. Le vent y fait des vagues vertes ondoyantes, saluant la fertilité du sol. Je retarde le moment d’enfouir cette matière ou de la coucher, et monte en moi une pensée de l’ordre de la prière, « si seulement il pouvait rester au cœur de l’été un peu de cette verdeur».  Taillées, les vignes de mes voisins sont déjà aussi désherbées. Le glyphosate laisse les sols nus. A la charnière des saisons, les vignes ressemblent au désert, un désert  ponctué de squelettes de souches, de piquets et de fils. La désolation du contre-nature. A vingt ans, je lisais Théodore Monod et je voulais traverser le désert avec une caravane de chameaux. Depuis le 28 juin, où le Sirocco et des températures record ont brûlé les feuilles et les grappes des coteaux, le désert me terrifie. Je n’y vois plus le grand silence, le grand vide, le rien auquel j’aspirais à vingt ans, sans doute pour ne plus entendre les injonctions sociales qui me terrassaient. J’y vois l’absence de la vie, pour ne pas dire la mort.

 

les vignes des voisins de la Carbonnelle

 

Il me semble que d’année en année, le calendrier des travaux viticoles se décale, grignote de l’avance, vide de sa substance le dicton, « taille tôt, taille tard, rien ne vaut taille de mars ». À la fin du mois de février, la quasi-totalité des vignes sont taillées. En mars, on attache, on désherbe, on épand la trilogie chimique gagnante NPK (Azote, Phosphore, Potassium). Bientôt, dans quelques semaines, les vignes seront perfusées au goutte-à-goutte avec de l’eau du Rhône. Car l’eau manque. Deux cent vingt-deux millimètres depuis octobre dernier. Ce que les urbains nous envient parfois et qu’ils résument par « vivre au grand air », en réalité, nous l’avons perdu. Les travaux n’épousent plus strictement le temps qu’il fait, mais obéissent à un impératif économique, à une anticipation de l’objectif. Prenons l’exemple du stress hydrique qui caractérise le vignoble languedocien. Tant qu’il ne porte pas atteinte à la pérennité de la vigne, et considérant qu’il y a aussi des années pluvieuses, on pourrait le prendre comme la marque du millésime, lequel différencie précisément le vin des autres alcools,  en fait une boisson sociale où l’homme se reconnaît homme. Mais non, on compense avec l’eau du fleuve ce que le ciel n’a pas donné, comme si l’eau du fleuve était elle-même inépuisable.

 

Jacques, je te le demande, que compense-t-on en vérité ?

 

J’ai pris l’exemple du stress hydrique, mais j’aurais aussi pu prendre celui de la mécanisation avec ses promesses de puissance, de vitesse, comme si la tâche, ce vieux mot qui ne s’entend plus qu’assorti du qualificatif pénible, nous brûlait les doigts. Vois-tu Jacques, les vignerons ne sont pas davantage épargnés par l’accélération du temps, le time is money. Je l’écris en Anglais, car cela s’entend nettement mieux que dans la langue de Montaigne. Tout comme les citadins ils sont pris dans la vitesse de sa roue. Ils répondent à des ambitions, de goût, de quantité, de vente, de rentabilité, alors même qu’à travers le vin, l’on nous suppose symboliquement garants du temps qui passe et du temps qu’il fait. Quel malentendu ! Dans cette fuite du temps, nous voulons du nouveau, mais nous n’acceptons plus l’aléatoire, comme ce virus dont on ne sait ce qu’il nous réserve, ou le climat qui se dérègle. Mais l’aléatoire n’est-il pas justement la voie qui déploie l’imagination, contraint à explorer, et in fine, à produire du vrai nouveau et pas la métonymie du nouveau ?

 

Le monde du vin se réfère souvent à Epicure. Je m’en vais maintenant relire sa lettre à Ménécée. J’en ai souligné des passages, fort utiles, notamment celui-ci, mais c’est la lettre en son entier qui mériterait d’être soulignée : « Ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes ».

 

Déconfinons la pensée. Voilà, cher Jacques, ce que le confinement m’inspire.

 

Bien à toi

 

Catherine

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commentaires

C
Merci Jacques d'avoir invité Catherine à s'exprimer sur tes ondes.<br /> Cette lettre d'une infinie justesse résume parfaitement la situation actuelle et les problèmes qu'il nous faut prendre à bras le corps.<br /> Grâce à ces mots, la semaine commence bien...<br /> Au plaisir de continuer à vous lire.<br /> Christine NICOLAS
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