Redonner le réel et construire le sens, c’est la mission qu’il assigne au roman. L'écrivain Didier Daeninckx, pour qui l’écriture reste un lieu de résistance, explore le roman fiction dans 3 livres :
- un "Tract" Gallimard intitulé Municipales : Banlieue naufragée (2020),
- un recueil de nouvelles avec Le roman noir de l'Histoire (Verdier, 2019)
- et un roman paru en mars en folio Gallimard, Artana ! Artana !
À quelques jours des municipales, le réel d'abord : Didier Daeninckx ouvre son "Tract" Gallimard sur son déménagement, il quitte la Seine-Saint-Denis (93) pour s’installer dans le Val de Marne (94).
Porteur de la mémoire de ces espaces (« J’ai toujours vécu dans l’espace prolétaire qu’arpentait le bagnard et le réprouvé. »), il revient sur les bénéfices que les mairies et les associations communistes ont apportés à Aubervilliers, Saint-Denis, et plus généralement dans toutes les banlieues rouges. Ces municipalités ouvrières virent en effet en quelques années le nombre d’écoles, de rénovations urbaines, d’offices de sport et de culture, de cantines, puis de théâtres, de salles de cinéma ou de salles de spectacle s’accroître fortement.
Des avancées qui sont à remettre dans le contexte des Trente Glorieuses, mais qui témoignent d’un volontarisme, d’un engagement des politiques locales et partisanes tournées principalement vers l’amélioration de "la situation matérielle et morale des classes ouvrières".
Une date très importante pour moi est 1968, pas le mois de mai mais le mois d’août, quand le socialisme de la liberté a été écrasé par les chars soviétiques. Pour moi, c’était la fin de l’Histoire, tout ce que j’avais porté jusqu’à mes 20 ans se délitait.
Didier Daeninckx
Selon lui, en Seine-Saint-Denis, le politique ne joue plus à l’échelle locale son rôle de structure. Les taux d’inscriptions sur les listes électorales sont tellement faibles et l’abstention tellement importante que, pour 90 000 habitants à Aubervilliers, environ 5 000 personnes iront voter, et la victoire ne se jouera qu’à quelques centaines de voix près.
En 2014, j’ai vu arriver la catastrophe [à Aubervilliers] : quand un pouvoir qui ne représente pratiquement plus rien s’adresse à des communautés de voyous ou à des communautés spirituelles pour acheter des voix.
Didier Daeninckx
On comprend alors aisément l’importance d’une pratique clientéliste de la politique locale et municipale, promettant à chacun ce qu’ils désirent, fragmentant davantage au lieu de réunir derrière un projet commun. Un système qui conduit à placer dans des mairies des personnes qui n’ont pas les compétences politiques nécessaires et à créer des liens de dépendances pervers entre des caïds et des élus.
À côté, d’autres villes où des élus prennent en compte la misère sociale […] comme Montreuil ou Fontenay sous-bois, des villes ouvrières où règne cette conscience que faire peuple, ce n’est pas transformer les gens en clients mais en citoyens exigeants.
Didier Daeninckx
De même, Didier Daeninckx s’inspire de la réalité, créant une frontière fine entre fiction et réel. Il place au centre de ses polars les perdants et les oubliés de l’histoire, se sert de l’écriture pour lutter contre l’oubli. L’écriture est, de fait, un acte politique, engagé. Il y a dans son travail cette idée de mémoire, il s’agit de revisiter un événement historique à travers le prisme d’un individu oublié pour décentrer nos points de vue formatés par l’Histoire officielle.
J'essaye de chercher les gens qui font le lien entre Spartacus et Mandela. Entre ces deux personnalités, il y a un million d’individus qui méritent qu’on regarde leur parcours.
Didier Daeninckx
Ainsi, Le roman noir de l'Histoire évoque ces oubliés de la grande Histoire. Par la fiction documentée, il retrace plus d’un siècle et demi d’histoire contemporaine française en se centrant, non pas sur les personnages que les manuels ont retenus, mais sur le autres : « Manifestant mulhousien de 1912, déserteur de 1917, sportif de 1936, contrebandier espagnol de 1938, boxeur juif de 1941, Gitan belge en exode, môme analphabète indigène, Kanak rejeté, prostituée aveuglée, sidérurgiste bafoué, prolote amnésique, vendeuse de roses meurtrière, réfugié calaisien, ils ne sont rien. Et comme dit la chanson, ils sont tout. »
MUNICIPALES ; BANLIEUE NAUFRAGÉE
Didier Daeninckx
Gallimard Tracts N° 13 13 février 2020
« Mon ombre sur les murs se superpose à toutes celles, amies, dont le soleil a projeté l'histoire. Et pourtant je pars sans regarder derrière moi, non pas soulagé mais comme désentravé. Je ne déserte pas ce territoire, où pendant quarante années j'ai écrit la totalité des dix mille pages publiées, parce que j'ai fini par comprendre que c'était lui qui m'avait quitté, abandonné. » Didier Daeninckx. Il ne fait plus bon vivre dans certains territoires de la République, où le clientélisme, la corruption et le communautarisme semblent tenir lieu de politique municipale sur un tissu social atteint jusqu'à la trame. À l'échelon de la plus grande proximité supposée entre l'élu et le citoyen ne restent que des valeurs bafouées, des mots qui masquent l'inadmissible, le mépris pour tout destin collectif. Didier Daeninckx, qui naquit et vécut en ces lieux avant de se résoudre aujourd'hui à les quitter, ferme ici une porte sur la plus grande partie de sa vie, non sans avoir donné l'alerte sur la dérive en cours et le sursaut de justice qu'elle appelle.
Le Roman noir de l’Histoire Collection jaune
Préface de Patrick Boucheron
832 p.
Écrites au cours des quarante dernières années, les 76 nouvelles qui composent Le Roman noir de l’Histoire retracent, par la fiction documentée, les soubresauts de plus d’un siècle et demi d’histoire contemporaine française.
Classées selon l’ordre chronologique de l’action, de 1855 à 2030, elles décrivent une trajectoire surprenante prenant naissance sur l’île anglo-normande d’exil d’un poète, pour s’achever sur une orbite interstellaire encombrée des déchets de la conquête spatiale.
Les onze chapitres qui rythment le recueil épousent les grands mouvements du temps, les utopies de la Commune, le fracas de la chute des empires, les refus d’obéir, les solidarités, la soif de justice, l’espoir toujours recommencé mais aussi les enfermements, les trahisons, les rêves foudroyés, les mots qui ne parviennent plus à dire ce qui est…
Les personnages qui peuplent cette histoire ne sont pas ceux dont les manuels ont retenu le nom, ceux dont les statues attirent les pigeons sur nos places.
Manifestant mulhousien de 1912, déserteur de 1917, sportif de 1936, contrebandier espagnol de 1938, boxeur juif de 1941, Gitan belge en exode, môme analphabète indigène, Kanak rejeté, prostituée aveuglée, sidérurgiste bafoué, prolote amnésique, vendeuse de roses meurtrière, réfugié calaisien, ils ne sont rien.
Et comme dit la chanson, ils sont tout.
Artana Artana
Erik Ketezer est vétérinaire en Normandie, mais il a passé sa jeunesse à Courvilliers, un ancien fief communiste de la périphérie parisienne. De retour dans sa cité natale pour enquêter sur le décès du frère d’une de ses amies, il découvre l’état de déliquescence de la ville. L’économie est dominée par le trafic de drogue, qui s’organise au sein même de l’équipe municipale : on a découvert des centaines de kilos de cannabis dans le centre technique de la mairie, dirigé par un délinquant notoire. Une impunité inexplicable règne, couvrant les actes de népotisme, les faux emplois, les pots-de-vin, les abus de biens sociaux en tout genre. Pendant ce temps, la ville part à vau-l’eau, les équipements municipaux sont détériorés, les ascenseurs ne fonctionnent pas plus que le ramassage des poubelles, les rats pullulent, le maire a été élu grâce au travail efficace des dealers et des islamistes qui ont labouré le terrain en distribuant menaces et récompenses…
Ce nouveau roman de Didier Daeninckx est mené tambour battant. Son écriture efficace, directe, est mise au service d’un tableau accablant des territoires oubliés de la République.