En lisant l’Atlas des Terres sauvages d’Aude de Tocqueville j’avais été stupéfié par la découverte des souterrains de New-York.
« Comment imaginer que les entrailles de New York, la ville la plus énergique et l’une des plus célèbres au monde, cachent près de trente mille hommes, femmes et enfants qui, pour la plupart ne voient jamais la lumière du jour ? »
Je m’étais promis de chroniquer sur ces entrailles.
Nous rats des villes, à Paris, nous vivons sur du gruyère, catacombes, égouts, anciennes carrières, tunnel du métro.
Mon XIVe en est truffé ICI
Mais le métro, la ligne 6, est aérien au bas de chez moi de Saint-Jacques à la Place d’Italie. La ligne 6 suit un parcours semi-circulaire au sud de la ville sur les anciens boulevards extérieurs, entre les stations Charles de Gaulle - Étoile à l'ouest et Nation à l'est. Elle est longue de 13,6 km, dont 6,1 km en aérien soit 45 % de son parcours, et équipée de matériel sur pneumatiques depuis 1974.
Avec la grève la ligne 6, est fermée.
Grand silence !
Comme je fais du vélo la grève du métro n’est pas un problème pour moi, elle l’est pour beaucoup de ceux qui travaillent à Paris qui marchent, attendent pendant un temps interminable des bus bondés, prennent d’assaut les rares rames des lignes de métro en service, font du vélo, de la trottinette, prennent leur bagnoles. Double peine pour ceux, nombreux, qui viennent en train de banlieue.
La chaussée parisienne aux heures de pointe est dangereuse, le chacun pour soi règne, la maréchaussée se planque, un vaste foutoir où le cycliste que je suis qui se faufile planque ses abatis.
Si je fais du vélo c’est que je n’aime pas le métro mais paradoxalement c’est le silence de la ligne 6 qui m’a remis en mémoire les taupes humaines dans les entrailles de New-York.
DANS LE VENTRE DE NEW YORK
Mercredi, 27 Février, 2002
Plongée dans les entrailles de New York, où apparaît une cité tentaculaire dans laquelle se terrent des milliers de SDF.
Une vraie ville souterraine vibre sous les gigantesques stalagmites de béton. Mais dans la métropole de l'excès, il ne fait pas bon dire que certains vivent en bas, terrés parmi les rats. Alors, tout le monde se tait. Rencontre avec les « hommes taupes » de New York City.
L'homme en fauteuil roulant se déplace à grande vitesse dans le parc mal entretenu. Soudainement, dans un crissement, il interrompt sa course folle devant un espace vide le long d'un parterre de fleurs agonisantes et de frondaisons en fouillis. De son doigt, il désigne, sur le goudron, quatre bases métalliques autrefois soudées aux pieds d'un banc. D'un regard d'acier, il fixe l'horizon puis, haussant les épaules, demande tout à coup : « Ils ont enlevé les bancs publics pour qu'on ne dorme pas dessus. Où voulez-vous qu'ils dorment, les sans-abri, s’ils ne descendent pas dans les tunnels ? »
Eddy, lui, ne peut plus " descendre " et rejoindre les myriades de pauvres hères qui ont trouvé asile dans les étages inférieurs de la cité ou dans les boyaux du métro et du système ferroviaire new-yorkais. Amputé d'une jambe après avoir été poussé sous le métro lorsqu'il vivait dans les entrailles de New York, il a, en signe de rébellion silencieuse, installé son matelas poisseux sur l'un des espaces autrefois réservés aux bancs dans le parc de Tompkins Square, dans le Bowery. Ancien phalanstère de la misère, le quartier du Bowery est actuellement en phase de " gentrification ", comme la majorité des quartiers de Manhattan. « Je l'ai mis là temporairement, jusqu'à ce que les flics l'enlèvent, marmonne-t-il en grimaçant un sourire édenté. Pas question d'aller dans les centres, qui sont trop dangereux. » Et, comme des milliers de SDF new-yorkais, il dit chérir cette liberté au goût amer : « Ces centres imposent des couvre-feux insensés et demandent aux sans-abri d'être totalement clean ! »
Pendant l'âge d'or du Bowery, c'est-à-dire avant la Seconde Guerre mondiale, environ 75 000 indigents trouvaient refuge dans cette cour des miracles, souvent dans les petits hôtels et garnis. De nos jours, seulement une poignée d'asiles nocturnes subsistent. Plus que jamais menacés de fermeture, ils hébergent environ un millier de résidents. Ultime étape de ces sinistrés de la fortune, qui ont perdu foi dans le " monde d'en haut " et à qui il ne reste souvent que la drogue : le tunnel. Il procure aux " hommes taupes " un refuge loin des regards indiscrets et de la répression policière. En effet, le " système nerveux de New York ", avec son vaste réseau de tunnels de toutes sortes, celui du métro mais aussi les conduits des câbles, les voies hydrauliques, les égouts qui plonge sur sept étages, en s'entrecroisant, s'enchevêtrant, procure d'innombrables niches et cavités qui peuvent rendre invisibles les SDF new-yorkais.
En 1993, un ouvrage écrit par Jennifer Toth et intitulé " les Taupes " (The Mole People), a provoqué une onde de choc dans la société bien-pensante new-yorkaise. Toth y décrivait les diverses communautés de déshérités qui résidaient sous la métropole. Selon elle, le nombre de " taupes " s'élevait à plusieurs milliers. Pour la première fois, les habitants d'en haut prenaient conscience de l'existence de ceux d'en bas : ces témoins à charge de l'absence de pacte social, tapis silencieusement dans un New York méphitique, ténébreux et profondément menaçant. Selon les travailleurs souterrains, ces salariés (réparateurs, électriciens, etc.) qui travaillent en sous-sol, c'est aujourd'hui une véritable " cité " qui vibre sous les gigantesques stalagmites de béton : un New York de bivouacs et d'épaves humaines. « Avec toutes les habitations du bas, on a une vraie cité. Mais vous pensez que dans une ville où certains gagnent un million de dollars par an, il ne fait pas bon dire que d'autres végètent en bas terrés comme des animaux », explique un employé du métro.
Personne ne sait exactement combien de taupes peuplent les entrailles new-yorkaises car ces chiffres, particulièrement controversés, pourraient affoler les passagers du métro. En outre, rares sont ceux qui osent s'aventurer dans les tunnels crasseux, ténébreux et réputés particulièrement dangereux. Selon une étude réalisée par le ministère de la Santé de New York, 6 031 SDF vivaient sous les seules gares de Grand Central et de Penn en 1991. Les autorités new-yorkaises affirment que ce chiffre a largement baissé après la mise en œuvre d'un programme de " nettoyage " par Amtrak sous la gare de Grand Central en 1995 et suite au bouclage de ses entrées. Mais selon les SDF et les organisations charitables, la nébuleuse des réseaux de tunnels demeure fréquentée par des milliers d'indésirables laissés sur le pavé.
Les centres pour sans-abri accueillent environ 27 000 SDF par nuit à New York. Un chiffre bien inférieur au nombre total des sans-abri de la ville, évalués annuellement à environ 75 000 par l'association Coalition for the Homeless (100 000 à 200 000 selon Partnership for the Homeless). En 1996, dans le cadre d'un programme visant à endiguer le flot montant des sans-abri et intitulé " Priority Home " (1), l'administration Clinton a estimé qu'entre 5 et 9,32 millions d'Américains ont été sans-abri durant la seconde moitié des années quatre-vingt. Le bureau de recensement de la population a refusé de rendre publics les chiffres concernant les SDF en l'an 2000.
Âgé de quarante-trois ans, James " habite " dans le tunnel du métro du Bowery depuis sept ans pour des raisons de sécurité. Contrairement à certains résidents du tunnel qui passent des périodes prolongées sans voir la lumière diurne, James sort fréquemment pour faire la manche. Et dans une société qui criminalise de plus en plus la pauvreté et compte dans son vocable l'expression " démolir du clochard " (bum bashing), le choix de James prend tout son sens. « Je vis en bas pour ne pas me mêler au reste de la société mais aussi parce que je m'y sens plus en sécurité. Une fois, je me suis fait tabasser par une douzaine d'adolescents pendant que je dormais, puis ils ont mis le feu à mes vêtements », explique-t-il d'un ton amer en se trémoussant comme s'il avait la bougeotte. Brooklyn, une séduisante jeune femme de quarante ans, vit depuis dix ans avec ses " babies " (ses chats) dans le tunnel ferroviaire situé au-dessous du parc huppé de Riverside. « Depuis la mort de mes parents et l'incendie de notre maison, c'est mon refuge contre la méchanceté humaine. Je dormais sur des bancs publics puis, un jour, j'ai suivi les chats du parc. Ils m'ont montré ma nouvelle maison ", explique-t-elle assise sur son lit, entourée de ses dix chats dont un chat noir et blanc qu'elle a baptisé Donald Trump. » Parce qu'on dirait qu'il porte un smoking ", déclare-t-elle en guise d'explication.
James et Brooklyn se font l'écho de nombreux SDF et d'organisations charitables, qui se plaignent d'une augmentation des attaques brutales contre les sans-abri aux États-Unis. Pour enrayer ce phénomène, la National Coalition for the Homeless a demandé au Congrès de mettre en chantier une législation prévoyant des sanctions spécifiques pour ce type de " crimes haineux ".
En dépit du sentiment de sécurité des " taupes ", il est évidemment impossible de minimiser les dangers d'une existence passée le long de rails électrifiés à 600 volts, comme l'attestent les nombreux décès par électrocution dans les tunnels. En 1999, un couple en train de faire l'amour sur un matelas a, par inadvertance et dans la passion du moment, été électrocuté. Mâchoires métalliques impitoyables, les rails mobiles piègent les pieds des explorateurs non-initiés et la vitesse des trains conjuguée à l'effet désorientant de leurs phares représentent d'autres menaces importantes. Les rats, les excréments et déchets humains ainsi que l'amiante constituent également des sources de maladies. « L'amiante recouvre les conduits et si tu restes plus d'une semaine sous terre, quand tu te mouches, il y a un machin noir qui sort de ton nez », explique James.
En hiver, la température est plus élevée de quelques degrés dans les tunnels grâce aux conduits de vapeur qui relient l'État du New Jersey aux générateurs électriques de Manhattan. Les bouches d'incendie offrent un accès à l'eau de ville. Les " bunkers ", espaces cimentés conçus spécialement pour abriter les travailleurs souterrains durant leurs pauses, servent de " chambres " aux " taupes " qui y apportent souvent les résidus de la rue : matelas, chaises, tables. Certaines " chambres " comprennent même des postes de télévision reliés aux générateurs d'électricité de la ville. Espèce gigantesque et quasi domestique, les rats sont baptisés " lapins de voie ferrée " (track rabbits) par les résidents des tunnels. « Ils te fichent la paix si tu leur fiches la paix, mais faut pas laisser traîner de bouffe quand tu dors », explique Richard, qui réside dans le tunnel depuis dix ans mais " remonte " fréquemment pour faire la manche, ou pour " travailler ", c'est à dire ramasser des canettes consignées et prendre des douches au centre. À l'instar de Richard, James dit suivre une hygiène rigoureuse difficile à concilier avec son environnement : « J'utilise les bouches d'incendies. Il y a plein d'eau disponible en bas. Je me lave des pieds à la tête. L'hygiène personnelle, c'est très important pour conserver ta dignité. Sinon tu deviens fou. »
Les organisations charitables qui s'occupent de la réinsertion sociale de ces SDF sont unanimes : après avoir passé plusieurs années en bas, les " taupes " éprouvent les plus grandes difficultés à refaire surface, car, victimes d'une illusion de sécurité, elles se détachent graduellement de la réalité. Outre cette illusion, le sentiment d'appartenance est peut-être le facteur qui explique le mieux l'étrange attirance et l'emprise indéniable des tunnels sur les sans-abri. « En haut, c'est chacun pour soi. Le tunnel, c'est une grande famille : tous s'entraident », explique Puggy, trente-sept ans, ex-habitant du tunnel ferroviaire situé sous le parc de Riverside, dans l'Upper West Side new-yorkais. Ancien trafiquant de drogue, Puggy se targue d'avoir vendu la " meilleure dope d'Harlem " avant de " prendre sa retraite " après le décès de son frère en 1992 et de passer quatre ans dans le tunnel entre 1992 et 1996. Actuellement en liberté conditionnelle, Puggy travaille sur des chantiers de construction et s'occupe de ses six enfants. « Nous étions heureux dans le tunnel. C'est pour ça que je reviens encore aujourd'hui voir mes potes Bertram et Tony », explique-t-il, un éclat dans les yeux. Puggy se fait l'écho d'Harry, ancien trafiquant de drogue haïtien, qui a vécu neuf ans, de 1987 à 1996, dans le tunnel du métro du Bowery, avant de suivre un programme de réinsertion sociale mis en place par la Mission du Bowery. « Je n'arrive pas à oublier le tunnel. Je ne l'oublierai jamais. Pour moi, c'était comme un havre de sécurité », affirme-t-il. Depuis notre entretien, il a " replongé " dans la drogue et réintégré le monde insalubre des " taupes ". Les paroles qu'il prononçait, il y quelques semaines seulement, prennent maintenant une terrible dimension ironique : « J'ai descendu la pente pendant trop longtemps, maintenant j'ai décidé de la remonter. »
À l'exception de Puggy, tous les habitants du tunnel interviewés disent avoir été " piégés " par la drogue. Selon Patrick Markey, analyste à l'association Coalition for the Homeless, 60 % des SDF souffrent d'un désordre mental et, parce que ce désordre n'est pas traité médicalement, la majorité d'entre eux se tourne vers l'alcool ou les stupéfiants.
James, façonné par une histoire tranchante, fustige cette société qui s'échine à le déposséder de toute dignité : « J'ai purgé dix-sept années de prison pour un cambriolage à main armée. J'ai fait toutes les prisons de New York. Avant, on pouvait étudier et passer des diplômes en prison. Maintenant ce n'est plus possible. Je voulais vraiment m'en sortir. J'ai fait une demande de logement social mais c'est interdit aux SDF qui ont un casier judiciaire. C'est là que j'ai compris que la société ferait tout pour m'enfoncer. »
Si les " taupes " se sentent plus en sécurité sous terre, enveloppées dans l'obscurité ambiante, les New-Yorkais sont littéralement pétrifiés par ce monde souterrain qu'ils perçoivent comme un univers irrationnel et maléfique, peuplé de fous furieux qui se nourrissent de rats. Pas question, donc, de descendre désarmé. « Les travailleurs souterrains sont tous munis d'une arme. On appelle ça un "égalisateur" », explique un employé du métro new-yorkais qui descend fréquemment dans ses entrailles. Car les tunnels représentent plus qu'une existence aux confins de la société. Ils forment un autre monde directement en opposition à celui d'en haut. Ce monde, qui glace d'effroi les New-Yorkais, rappelle étrangement l'univers obscur que Victor Hugo opposait à celui des nantis de la planète. « Parfois, je ne sortais pas du tunnel pendant un mois entier. Je demandais à des amis de m'apporter ce dont j'avais besoin. Je ne voulais pas affronter le monde extérieur. En haut, c'était la guerre, j'étais en danger. Le quai du métro était un territoire neutre et, en bas, j'étais en sécurité », explique Harry qui ajoute que la majorité des habitants du tunnel adoptent cette logique.
Pour Puggy, le tunnel représente plus encore : c'est un sanctuaire, un havre spirituel. « Lorsque j'y étais, j'avais une impression de liberté, de spiritualité. C'est pour ça que j'y reviens toujours et que je communique avec Dieu. » Ses propos trouvent un écho dans ceux de Bertram, qui vit sous terre depuis quinze ans et déclare y avoir " trouvé la paix ". La grandeur du tunnel ferroviaire, indéniable, permet de comprendre pourquoi ses habitants l'appellent le " tunnel de la liberté " : certaines arches soutenant le parc de Riverside atteignent 24 mètres de haut et, en quelques endroits, la voûte est plus étendue qu'un terrain de football. Une lumière tamisée filtre à travers les grilles des ouvertures pour révéler les nombreuses fresques peintes par les taggers, ce qui n'est pas sans rappeler la sensation apaisante ressentie dans une cathédrale. Certaines ouvres démontrent en outre une rare maîtrise et habileté, comme cet immense graffiti d'un " artiste " qui a adopté comme signature... Freedom.
Natasha Saulnier
(1) The federal plan to break the cycle of homelessness.
Quelques 30 000 âmes vivent sous la ville, à la marge de la vie et de la lumière. ICI
A chaque ville, sa partie immergée, cachée, qui fonctionne comme un négatif, une ombre et qui alimente toutes les légendes. Ces mondes ignorés fascinent parce qu'ils incarnent l'Inconnu et l'Autre, ce que l'on ne voit pas et qui existe indépendamment du rythme habituel d'une cité. Si les catacombes font vibrer tant de gens à Paris, c'est certainement parce que ces carrières souterraines incarnent l'illégal et le secret - notions qui galvanisent les passionnés. On a souvent parlé d'un La Havane parallèle, une ville qui existerait sous la capitale cubaine et qui aurait été construite pour permettre à ses habitants de survivre en cas de conflit.
Difficile de savoir s'il s'agit d'une légende, mais l'idée même qu'il puisse exister une ville souterraine n'est pas un pur fantasme. Et pour en avoir la preuve, il faut aller voir du côté de New York. Car la Grosse Pomme cache, près du Riverside Park, des galeries sous ses trottoirs, des égouts, des anciennes stations de métro, des carrières, des espaces qui sont habités. Et pas simplement par quelques marginaux qui auraient trouvé un refuge mais par plus de 30 000 personnes qui, selon certaines estimations, peupleraient ces lieux sombres sur plus de 30 étages sous-terre.