Tartine-de-pourri, qu’est-ce donc ?
Comme le sieur Dupont est mobilisé par son combat contre les prohibitionnistes masqués de Dry January j’ai demandé à Dubeu pi Débeu – Dupont et Dupond en arpitan bressan – d’enquêter sur le bresse pourri ou pourri bressan.
Tintin en arpitan bressan ICI
Le bresse pourri ou pourri bressan est une préparation fromagère de la famille des « fromages forts » qui existent dans toutes les provinces. La recette est toujours la même : il s’agit de conserver les vieux morceaux de fromage qu’on ne peut plus consommer tels quels, les invendus ou encore ceux qui ont un défaut, en les faisant refermenter avec du caillé frais, de l’alcool et des aromates.
Par kelly bone
Mais ce n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît d’où l’intervention de Dubeu pi Débeu.
Je vous livre leurs conclusions :
Tels qu’ils sont actuellement commercialisés, le fromage fort et le pourri sont deux préparations fromagères bien distinctes.
Les producteurs et les commerçants (crémiers et fromagers) insistent sur la différence qui paraît alors évidente. Les techniques de fabrication sont décrites comme bien différentes, ainsi que le résultat obtenu.
Le fromage fort, dont la recette comporte de multiples variantes, a l’aspect d’une crème épaisse, légèrement granuleuse, de couleur blanc cassé. Son odeur est un peu forte (certains commerçants conseillent aux clients novices d’entourer la barquette de fromage dans un film plastique et de l’enfermer dans une boîte hermétique). Ce produit est fabriqué par la plupart des crémiers de la région et certaines coopératives laitières.
Le pourri, formé de morceaux de caillé moins liés que dans le fromage fort, a une texture plus sèche et un aspect moins homogène. Sa couleur est elle aussi irrégulière ; elle varie du blanc cassé au jaune paille sur les morceaux les plus maturés, devenus légèrement gluants. Son goût bien différent est plutôt comparé par certains vendeurs à la cancoillotte.
Pourtant l’identification et la distinction entre ces deux productions fromagères ne sont pas toujours aussi évidentes. Le fromage fort est souvent indifféremment appelé pourri. A Saint-Etienne-du-Bois, nombre de personnes, surtout parmi les plus âgées mais pas uniquement, emploient spontanément le terme de pourri pour désigner ce que les commerçants appellent fromage fort : « ‘c’est la même chose. Fromage fort ou fromage pourri, c’est tout la même chose ’» expliquent-elles. Certaines ont le souvenir que leurs parents utilisaient l’un ou l’autre mais constatent un basculement en terme d’occurrence respective : « ‘ça se disait les deux. Ça se disait encore bien le fromage pourri. Mieux que maintenant. Alors que maintenant ça ne s’emploie plus trop le fromage pourri ’».
Les documents écrits confirment l’assimilation de ces deux termes : « ‘on l’accompagnait de tartines ou rôties de fromage fort (Note de l’auteur : fromage fermenté obtenu avec du fromage blanc, sec. Appelé encore fromage pourri.)’ »
La description qu’en fait Tortillet correspond à celle qui a été donnée pour le fromage fort : « ‘le fromage fort ou pourri est un mélange de fromage sec de vache et de fromage de gruyère que l’on râpe et qu’on fait fermenter en y ajoutant un levain. On y ajoute généralement un peu de vin blanc’ ». Quant à l’ouvrage C’était hier, plus récent, il relate le même rapprochement : « ‘le fromage frais de l’été était remplacé par du fromage fort (fromage pourri). Ce terme irrévérencieux s’applique à du fromage de chèvre sec râpé auquel on ajoutait du bouillon de poireau et du vin blanc sec. L’ensemble subissait une légère fermentation’ ». Quant aux fabrications, à Saint-Etienne-du-Bois, l’une ou l’autre était autrefois élaborée, en fonction des familles.
D’ailleurs la frontière entre les deux types de préparation fromagère, lorsqu’elles étaient de fabrication domestique, n’était probablement pas si nette.
Lorsque les particuliers élaboraient leur fromage fort uniquement avec des productions familiales, à savoir du fromage de chèvre ou du fromage de vache, sans l’apport de fromages du commerce (comté, bleu, etc.), le résultat était sans doute assez proche du pourri. Comme par ailleurs les recettes devaient diverger d’une maisonnée à une autre, il ne devait pas y avoir plus de différence entre le fromage fort et le pourri qu’entre les différents fromages forts propres à chaque famille.
En fait, il s’agit d’une catégorie alimentaire qui autorise une grande liberté dans la fabrication et qui permet de multiples variantes. Ce que retiennent les consommateurs, c’est le fait qu’il s’agisse d’un produit mis à maturer, à refermenter, d’où l’emploi du terme de pourri qui souligne, comme le signale Claude Lévi-Strauss dans son Triangle culinaire, une élaboration naturelle : « ‘c’est un fromage qu’on laisse pourrir, s’abîmer’ » ; « ‘on disait du fromage pourri parce qu’on le laissait fermenter. Donc, ça faisait un fromage pourri, ben c’était du fromage fort ’»; « ‘on le laissait fermenter quelques jours avant de le manger. On le laissait faire, disons. C’est pour ça qu’on y appelait le pourri !’ ».
Tous les Bressans insistent sur le temps nécessaire à sa transformation, c’est-à-dire sur l’action de la nature sur un produit de la culture. Mais ils soulignent également le fait que le temps n’arrivait jamais à bout de cet aliment ; celui-ci était intarissable puisque le pot de grès était indéfiniment rechargé : « ‘ils rajoutaient quand on faisait les poires, le marc, à l’automne, et puis après à mesure que le pot diminuait, on râpait des fromages de chèvre, on en remettait dedans. On remettait du bouillon de poireau, on le changeait un peu disons, on finissait jamais la préparation du début ’». En effet, la maîtresse de maison « ‘en faisait toujours, avant qu’il soit fini, il fallait toujours qu’il y ait un levain. Mais il fallait quelques jours pour qu’il se fasse quoi’ ». En raison de ce levain, on a véritablement affaire à l’image d’une production vivante dont la caractéristique principale est la fermentation.
Dans la région Rhône-Alpes, le fromage fort faisait l’objet d’un même arrangement. L’inventaire du patrimoine culinaire de la France reprend Le Littré de la Grand’Côte (1895), dans lequel il est cité « ‘une famille à Fleurieu-sur-Saône, où le fromage fort est conservé depuis 1744 ’». En somme, le fromage fort et le pourri représentaient une même catégorie classificatoire et ne correspondaient pas à deux productions clairement identifiables. Ils étaient assimilés à un aliment aux frontières complexes, mouvantes, instables. Il semble que ce soit leur commercialisation qui ait imposé une classification plus précise, instaurant une distinction claire entre fromage fort et fromage pourri (ou vieux).
Autrefois, en hiver, le fromage fort ou le pourri était présent sur toutes les tables bressanes et sa consommation était quasiment quotidienne en cette période. Elle a depuis considérablement diminué. En effet, non seulement ces préparations fromagères ne sont plus du tout consommées dans certaines familles, mais dans les autres, bien que restant très appréciées, elles ne représentent plus qu’une nourriture occasionnelle. Ces aliments, nourrissants et qui plus est se tartinent impérativement sur du pain, sont souvent évités pour des raisons diététiques : « ‘on en mange qu’une fois dans l’hiver, parce que ça fait manger beaucoup de pain. Ça fait grossir quoi !’ ».
D’après les forains, qui se rendent sur les divers marchés de la région, le fromage fort a plus de succès en Bresse burgienne, entre autres sur le marché de Bourg-en-Bresse, alors que le pourri est surtout apprécié dans le nord du département et plus encore en Bresse louhannaise, où il est d’ailleurs plus connu. A Bourg-en-Bresse, ce dernier est peu consommé.
Mais si la consommation de fromage fort en guise de fromage, à la fin du repas, s’est raréfiée, les occasions d’en manger se sont modifiées et diversifiées, entraînant une revitalisation de cet aliment. Autrefois, obtenu par la réutilisation des restes domestiques, il n’était pas digne d’être partagé avec des personnes extérieures à la famille et relevait exclusivement de l’alimentation domestique et intime. Il correspondait à un aliment peu coûteux qui nourrissait les membres de la famille. Depuis quelque temps, de nouvelles pratiques s’instaurent, faisant pénétrer cette denrée dans la catégorie des aliments publics. Actuellement, certains Bressans offrent à leurs invités du fromage fort sous la forme de tartines apéritives. Celles-ci sont servies grillées, avant le repas ce qui permet de proposer « un apéritif un peu copieux ». Notons que de toute évidence, la pratique même de l’apéritif est elle aussi relativement récente.
D’autres hôtes, plus innovants encore, organisent des « soirées fromage fort » : « ‘pendant l’hiver, avec les voisins, on fait une soirée. Au lieu de faire une soirée raclette, c’est une soirée fromage fort ’». Les tartines de fromage fort sont alors servies en guise de plat principal, éventuellement accompagnées d’une charcuterie et/ou d’une salade verte. Autrefois réservé à l’intimité, associée à un fromage de pauvreté, le fromage fort devient synonyme de convivialité et accède à l’espace public.
Si ce mode de consommation n’est pas pratiqué par l’ensemble de la population, il tend à se diffuser au sein de toutes les générations. Ce Stéphanois, septuagénaire, veuf, vante ici les avantages de ce plat : « ‘quand je reçois des amis, quand je reçois la famille, on mange le fromage fort, le soir. C’est aussi sympa, voyez-vous que de manger de la raclette ou autre chose. Et c’est très digeste. L’autre jour, j’en ai mangé, ben, ça passe comme une lettre à la boîte. Ça passe mieux qu’une, allons, qu’une fondue de gruyère. C’est plus digeste. Après on met une petite tranche de jambon, une salade et ça y est. Ça fait un repas. Et puis c’est facile à faire. Moi, quand je reçois, je fais ça’ ». Consommé selon un mode inspiré de la raclette, du Mont-d’Or et de la fondue, le fromage fort, servi ainsi, jouit de l’engouement actuel pour les fromages fondus. En effet, les repas constitués d’un tel plat accompagné éventuellement de charcuterie, de salade et/ou de pommes de terre sont particulièrement appréciés par les commensaux et répondent à des critères contemporains de consommation.
Ils sont perçus comme facilement et rapidement préparés (les savoir-faire, limités, sont accessibles à tous ; les charcuteries elles-mêmes ne nécessitent pas d’opération culinaire ; la salade, très peu, voire aucune si elle est achetée déjà lavée) et conviviaux dans la mesure où les hôtes ne sont pas seuls à gérer le déroulement du repas mais que les invités participent plus ou moins à la préparation (chacun dispose son fromage, pique son pain, pèle ses pommes de terre, se sert à volonté, etc.). Grâce à ce nouveau mode de consommation, le fromage fort est remis à l’honneur. Il s’inscrit dans une pratique moderne de consommation et n’est pas associé à un produit du passé. Contrairement à la commensalité autour de gaudes ou de dinno, nulle commémoration du produit n’est lisible au travers de ces « soirées fromage fort ». D’ailleurs, l’annonce du « fromage fort » aux côtés du « véritable ramequin du Bugey » et du « fromage à raclette » sur un chevalet devant une épicerie de Bourg-en-Bresse laisse entendre que ces trois produits relèvent de la même catégorie d’aliments : ceux que l’on partage entre amis, pour une soirée simple et chaleureuse !
Enfin, le fromage fort est présent à l’occasion de nombreuses manifestations collectives. Il est vendu, en tartines grillées, par les buvettes des associations lors des fêtes publiques et proposé lors des regroupements associatifs et sportifs (lors des concours de belote par exemple) : « ‘mon mari fait partie d’une association de basket. Quand ils font leur loto, ils servent dans l’après-midi des tartines de fromage fort. Des grosses tartines, là, avec du bon pain de campagne... On aime bien’ ».
Ces consommations, hors du repas proprement dit, modifient considérablement le statut du fromage fort. Aliment nourrissant, servi en fin de repas pour remplir les estomacs à moindre coût, il devient un extra, un supplément au repas, qui est obtenu, lors des fêtes, par l’achat. Son image se voit fortement revalorisée. Il faut par ailleurs noter que s’il était autrefois fabriqué dans les fermes, rares sont les personnes qui en font encore. Obtenu dans les commerces, il est donc devenu une production essentiellement artisanale, élaborée, non pour écouler des restes, mais pour son résultat. Acheté autour des sept euros le kg, il n’a plus, non plus, le même statut que la préparation fromagère qui était obtenue « gratuitement » par la réutilisation des restes domestiques.
Des productions aux frontières complexes : le fromage fort et le pourri sur le site theses.univ-lyon2.
Jean Yves Péron
Râpez les vieux fromages grossièrement épluchés. Broyez ou passez à la moulinette les fromages mi-secs. Passez au tamis le gruyère râpé. Rassemblez le tout dans une terrine. Versez le bouillon de poireaux tiède, le beurre fondu, le vin blanc et le petit verre d'eau-de-vie de marc. Assaisonnez. Malaxez le tout avec soin pour obtenir un mélange homogène. Reversez le tout dans un pot à salaison muni d'un couvercle. Bouchez hermétiquement. Rangez un mois au moins dans la partie de la cave la moins fraîche. Si, au bout de ce temps, la saveur est trop violente, ajustez en ajoutant un peu de fromage blanc pressé.
Excellent en tartines ou en rôties au four, nappées ou non de beurre.
(Recette communiquée par Marcel Chevallier, professeur d'enseignement technique à Chambéry.)