Dans sa chronique : La critique littéraire, 18/04/2018 Aurélien Bellanger, écrit :
J’avais lu, à sa sortie et avec beaucoup d’intérêt, le gros recueil des critiques littéraires qu’Albert Thibaudet avait publiées dans la NRF entre 1912 et 1936.
Toutes les notices biographiques de Thibaudet s’entendaient sur trois points. Il était bourguignon, c’était le plus grand critique littéraire de son temps et il était gourmand.
J’avais lu aussi son Flaubert et j’avais eu l’impression, une vague ressemblance, le Normand et le Bourguignon, l’homme du nord et l’homme du sud, se répondaient d’un bout à l’autre de Paris. Leur coprésence, sur la même carte littéraire de la France, avait quelque chose d’une idéalité géométrique, c’était la structure même de notre champ littéraire et j’avais fini par m’agacer un peu de ces clichés culinaires incessants dont on adorait alourdir la figure du célèbre critique au liant bienveillant et au goût délicat. Cela m’agace, de même, quand on finit par préférer les bons mots de Faubert à ses romans ou par trouver ses joues couperosées plus sexy que Salammbô.
Né le 1er avril 1874 à Tournus (Bourgogne) d'une famille de notable et d'édiles. Elevé par les jésuites, il bénéficie d'une solide éducation. Il entre au lycée Louis-Le-Grand en 1888 comme pensionnaire et obtient le Prix d'honneur en philosophie en 1891, après un passage à Henri IV où il rencontre et se lie avec Bergson. A cette époque, il découvre les œuvres de Mallarmé, de Gide, de Bergson et de Barrès, qui resteront sa vie durant de fortes inspirations. Esprit déjà encyclopédiste (« il connaissait spécialement tout » dit de lui Bergson) il s'ouvre aussi bien à l'histoire, la littérature, la philosophie et la politique, se forgeant un savoir d'honnête homme d'une rare qualité : ce cumul de qualités et de visions se lit d'ailleurs dans sa conception de la fonction de critique littéraire, qui n'est pas uniquement littéraire, et qui est très critique (au sens premier du terme, de développer).
Jusqu'à sa mort en 1936, il continuera de cumuler les fonctions de régulier de revues et de professeur. Marqué à droite (il collabore aux revues proches de l'Action française, la Revue critique des idées et des livres de 1920 à 1924 et surtout l'hebdomadaire culturel Candide de 1925 à 1935), sa prolixité servira également le Journal de Genève (de 1925 à sa mort, pas moins de 103 articles !) et Les Nouvelles littéraires (de 1927 à 1931). Il restera comme un grand amoureux de l'esprit qui s'incarne parfois dans la littérature.
Albert Thibaudet écrivait énormément, il a voué sa vie à cela : la littérature. Ne pouvant trouver en lui la force d'un créateur, et sans tomber dans l'amertume d'une passion contrariée, il s'est fait le plus bel amant respectueux : il cherche à mettre en valeur l'œuvre qu'on lui donne à lire sans chercher à montrer son ressentiment. Non pas lectures froides et analytiques comme il s'en fait (lisez Arnaud Rykner, vous ne rirez pas beaucoup…) mais perpétuel engagement dans le livre et dans le texte. Au fil des articles, une méthode se dégage, des tics d'auteurs se font écho, un écrivain apparaît : car reconnaître un critique à son style, c'est déjà lui en reconnaître un, et lire Albert Thibaudet est toujours un moment précieux que l'on s'offre.
Pour se permettre de critiquer, il faut donc connaître un minimum son sujet, connaissance qui participe à l’affinage du goût, qualité qui préside à la critique éclairée : c’est ce que vous pourrez répondre à votre belle-sœur la prochaine fois qu’elle se permettra de qualifier de « piquette imbuvable » la bouteille de Pommard 1er cru que vous avez sortie de la cave pour Noël, alors que vous savez qu’elle n’y connaît rien et boit du Vieux-Pape toute l’année (en lui rappelant au passage que « piquette imbuvable » est un pléonasme). Car en littérature le goût s’acquiert comme pour le vin. Thibaudet précise donc qu’il s’agit surtout pour le critique de chercher à comprendre son plaisir et essayant d’être le plus précis possible dans la description de son plaisir. Partis du plaisir, « nous en arrivons à la discipline, c'est-à-dire à l'effort ». C’est ce qui dissocie la simple lecture vagabonde du travail critique.
Léon Bopp, « Albert Thibaudet (Caractéristique générale de sa pensée) », NRF, 1er juillet 1936, p. 14, son exécuteur testamentaire avec Jean Paulhan, de donner la juste définition d’Albert Thibaudet en une équation schématique, laconique et non dépourvue d’humour, assez fidèle par l’esprit à la réserve manifestée par l’écrivain pour se livrer : « Thibaudet ou les trois B, c’est-à-dire la ou le Bourgogne + des Bibliothèques + Bergson. »
Paul Valéry :
Tout homme qui vaut est un système de contrastes heureusement assemblé. Chez Thibaudet, le rude accent, l’aspect bon vigneron et vieux soldat, l’amour des belles lettres et le sentiment des plus raffinées, Thucydide et les crus fameux, Mallarmé et notre personnel politique, l’Acropole, dont il a plus magnifiquement écrit que quiconque, et la gastronomie la plus délicate, se composaient à merveille en un vivant très délectable à connaître, très bon, très sûr, très simple.
Garçon, un cent d'huîtres ! Balzac et la table
Anka Muhlstein, Garçon, un cent d'huîtres ! Balzac et la table, Odile Jacob/Histoire, octobre 2010, 218 pages, 23,90 €
Balzac est le premier écrivain à prendre son temps pour décrire un restaurant, un souper car l'homme est dans son assiette, pourrait-on dire. Jamais avant lui aucun écrivain n'avait eu une telle préoccupation. La table permet d'établir le statut social du héros, son caractère, d'évaluer son ambition ; le fumet d'une soupe nous aide à sentir l'atmosphère qui règne dans une maison.
Mais quels rapports Balzac entretenait-il avec la nourriture ? Ceux qui, comme moi, connaissent surtout le bonhomme ventripotent, seront surpris d'apprendre que Balzac a souffert de la faim dans sa jeunesse lorsqu'il était au pensionnat. Cela expliquerait-il ses rapports ambigus avec la nourriture ? En effet, s'il pensait que la frugalité — et même la chasteté — était indispensable au travail de la création — et s'appliquait ce régime pendant toute l'écriture d'un roman —, il était capable de se livrer à des excès « énormes, choquants » quand il en avait terminé. « Le bon à tirer signé, il filait au restaurant, avalait une centaine d'huîtres en hors d'œuvre, arrosées par quatre bouteilles de vin blanc, puis commandait le reste du repas : douze côtelettes de pré-salé au naturel, un caneton aux navets, une paire de perdreaux rôtis, une sole normande, sans compter les fantaisies telles qu'entremets, fruits, poires de doyenné », nous décrit Anka Muhlstein. On découvre aussi un grand amateur de café, un drogué au café même. Il en buvait des quantités astronomiques, quitte à se faire sérieusement mal.
« Flaubert savait-il écrire ? ». La question, écrit Thibaudet, peut « être posée à bon droit »