Dans la vie que l’on vit, la curiosité est le dernier rempart levé contre l’uniformité, les idées reçues, l’approximatif, et rien ne vaut pour la cultiver de fréquenter assidûment les allées bordées de livres et de revues des librairies indépendantes.
Ainsi, en feuilletant une revue à la couverture aguichante, Reliefs, Fleuves n°9 j’ai découvert, sous la rubrique : Altitude/Longitude une Petite Histoire du blé signée par Éric Birlouez ingénieur agronome et sociologue de l’alimentation.
Pierre Fahys est fondateur et directeur de la publication de la revue Reliefs. C'est une magnifique revue de géographie dédiée aux grands voyageurs, aux aventuriers d'hier et de demain, et à la nature. Publication semestrielle née en 2016, le dernier et neuvième numéro est consacré aux fleuves.
Le but de cet objet c'était aussi de faire passer un savoir. (...) Les rédacteurs ont la spécificité d'être souvent des chercheurs et de scientifiques, ce sont des spécialistes vraiment du sujet, dans leurs domaines, et c'est ça aussi qui différencie Reliefs d'autres magazines. C'est un travail de vulgarisation scientifique.
Éric Birlouez je le suis :
Sur les pistes de l'or blanc (le sucre)
Revue Reliefs n°7, 2018
Céréales et civilisations ICI
Extraits :
- Voyage au temps des premiers paysans - Il y a 11 500 ans, sur le site de Jerf el-Ahmar, au nord de l’actuelle Syrie, des hommes cultivaient les terres situées à proximité du fleuve Euphrate. En semant des graines de céréales, cette communauté villageoise a été une des toutes premières à pratiquer l’agriculture. Jusqu’alors, ... les hommes prélevaient leurs aliments directement sur la nature : ils se « contentaient » de les cueillir, de les ramasser, de les déterrer, de les pêcher ou de les chasser. Au Proche-Orient, la collecte de céréales sauvages - engrain (petit épeautre), blé amidonnier, orge - devenues localement abondantes après la dernière glaciation contribuait ainsi à la ration alimentaire des chasseurs-cueilleurs qui peuplaient la région. Cette « économie de prédation » a duré jusqu’au milieu du X° millénaire avant notre ère, date à laquelle certains groupes humains décidèrent de cultiver les céréales sauvages.
Une découverte récente - publiée en 2015 dans la revue scientifique PLOS One[1]- a remis en question cette chronologie. Elle a fait faire un spectaculaire bond en arrière de près de 12 000 ans par rapport à la date généralement retenue par les archéologues pour situer l’apparition de l’agriculture. Le site d’Ohalo II, sur les rives du lac de Tibériade en Israël, a livré des milliers de vestiges végétaux vieux de 23 000 ans, entre autres des grains carbonisés d’orge, d’avoine et de blé amidonnier. En les étudiant, les chercheurs ont découvert avec stupéfaction que ces céréales avaient été… cultivées.
Peut-on parler pour autant d’une véritable naissance de l’agriculture il y a 23 000 ans ? Selon Georges Willcox, archéobotaniste au CNRS, ce qui a été mis en évidence à Ohalo, ce sont les toutes premières tentatives de culture de céréales par des communautés humaines. Mais la vraie « révolution » agricole, c’est-à-dire la culture permanente et à grande échelle de plantes destinées à l’alimentation n’est réellement intervenue que 11 500 ans plus tard. Un événement fondateur extrêmement récent à l’échelle de l’histoire humaine. En effet, si on « concentrait » cette dernière sur une année-étalon de 365 jours (l’entrée en scène du genre Homo, il y a 2,5 millions d’années, correspondant au 1er janvier), l’agriculture ne serait apparue que le 30 décembre en fin de matinée !
Contrairement à une croyance encore répandue dans le grand public, la sédentarisation, au Proche-Orient, de groupes de nomades n’a pas été la conséquence de la décision de ces derniers de devenir paysans. Certes, la culture et le stockage des récoltes sont incompatibles avec la vie itinérante. Mais l’agriculture n’a fait en réalité que conforter la sédentarisation. Cette dernière avait en effet précédé de plusieurs siècles la mise en culture des sols et l’élevage des animaux. Dans le Croissant fertile, l’agriculture est donc née dans des villages constitués depuis longtemps, et qui présentaient (déjà) une structure sociale complexe et hiérarchisée. Ces habitats permanents avaient été créés dans des sites suffisamment riches en ressources alimentaires pour que leurs fondateurs, tout en demeurant chasseurs-cueilleurs, puissent s’affranchir des rudesses et contraintes de la vie itinérante. Ces nomades devenus sédentaires avaient su inventer des techniques de stockage et de conservation de leurs aliments sauvages (réserves de poissons, fosses à glands ou à châtaignes, silos à grains) qui leur permettaient de passer l’hiver sans souffrir de la faim.
Reste une question… Pourquoi ces chasseurs-cueilleurs sédentarisés ont-ils décidé, vers le milieu du X° millénaire avant notre ère, de cultiver des céréales de façon permanente et à grande échelle ?
4. Les céréales dans l’histoire de l’alimentation des Français
4.1 Le pain, aliment central du Moyen Âge
Dès le tout début de l’ère chrétienne, le territoire de la Gaule est décrit par les géographes grecs et romains comme « fertile en blés et en fourrage » (Pomponius Mela) et produisant « une grande quantité de froment et de millet » (Strabon). Le pain gaulois, loué pour sa blancheur et sa légèreté, jouit (déjà) d’une réputation d’excellence. Mais à partir des « invasions barbares » de l’Antiquité tardive (V° siècle), le peuple doit souvent se contenter de céréales dites secondaires - orge, seigle, avoine, millet - moins prestigieuses mais plus robustes et productives que le froment (blé tendre).
Au Moyen Âge, toutes les céréales sont désignées par le terme générique de bleds. Les types de sols et les climats locaux déterminent la nature de celles qui sont cultivées, et donc consommées, dans une région donnée. Ainsi, dans de nombreux terroirs (Limousin, Périgord, Auvergne, Forez), le seigle est davantage cultivé que le froment. Pourtant, ce dernier est davantage apprécié mais, comparé au seigle, il est plus fragile, son rendement est plus aléatoire et, de surcroît, il épuise plus rapidement la terre. En revanche, le seigle craint la chaleur : c’est pourquoi les cultivateurs des régions méridionales lui préfèrent l'orge comme substitut au froment.
Dans la région de Toulouse, en Gascogne, dans le Béarn et la Bigorre, en Languedoc et dans le Bordelais, le millet est très présent : cette céréale mûrit rapidement, elle résiste à la sécheresse et on peut conserver ses grains longtemps (jusqu’à vingt ans !). Ces derniers sont certes tout petits mais ils sont très nombreux (le terme millet dérive du latin millium, qui signifie « mille »). Les populations de ces régions se nourrissent de « pains de millet », lesquels sont en réalité des galettes plates (dépourvu de gluten, le millet n’est pas panifiable). Avec le millet, on réalise aussi des bouillies et des millasses (ou milhas). A la fin du XVI° siècle, cette céréale typique du sud-ouest sera remplacée par une autre céréale originaire d’Amérique, le maïs.
Dans certaines provinces aux sols pauvres et acides comme la Bretagne, le Limousin et l’Auvergne, un nouveau venu – le sarrasin - apparaît à la fin de la période médiévale. Originaire de Sibérie, ce « blé noir » se révèle peu exigeant. Cette appellation est trompeuse car le sarrasin, d’un point de vue botanique, n’a rien à voir avec le blé et les autres céréales qui appartiennent à la famille des Poacées (graminées). Son statut de céréale vient du caractère nutritif de ses grains, consommés exclusivement sous forme de bouillies ou de galettes.
La couleur du pain, un marqueur social
Tout au long du Moyen Âge, le pain que mangent les paysans français est le plus souvent un pain « gris », à la mie compacte. Il est élaboré à partir d'un mélange de céréales (ou méteil) dans lequel le froment est souvent minoritaire. Ce dernier est en effet la céréale « noble » : sa production sert en priorité à payer l’impôt en nature dû au seigneur et aux autorités ecclésiastiques. De ce froment, on tire une farine de couleur claire (plus ou moins blanche, en fonction du degré de blutage c’est-à-dire de raffinage de la farine). Cette « blancheur » est très appréciée en raison de sa signification symbolique : elle est associée à la pureté et à la lumière divine. C'est ce type de pain, le plus cher, que consomment les nobles. Comme le gibier, les grands volatiles sauvages (cygnes, hérons, paons, grues, cigognes, faisans) ou encore les épices exotiques, le pain blanc de froment représente, pour les élites médiévales, un aliment de distinction sociale, un signe extérieur de richesse et de supériorité.
Les paysans et travailleurs urbains du Moyen Âge ingèrent chaque jour des quantités considérables de pain. En période normale, un homme adulte en consomme entre un kilo et un kilo et demi (un document daté de 1373 indique que chaque pêcheur des étangs d’Argilly, en Bourgogne, en reçoit trois kilos par jour). Tous les autres aliments constituent le companage, étymologiquement « ce qui est mangé avec le pain ». Le terme atteste de l’importance de ce dernier : à elles seules, les céréales apportent entre 80 % et 90 % des calories fournies par la ration quotidienne. A la campagne, cette dernière comporte également des légumes, des légumes secs (lentilles, pois chiches, fèves), des fruits frais et secs, des herbes sauvages… A ce régime alimentaire essentiellement végétal s’ajoutent un peu de viande, de lait et de fromage, de poisson et d’œufs.
Le pain des pauvres est découpé en tranches épaisses qui sont déposées dans l’écuelle et sur lesquelles on verse un bouillon de légumes (plus rarement de viande) ou du vin. Ces tranches de pain portent le nom de « soupes » (plus tard, ce terme désignera le liquide fumant, odorant et roboratif). Elles sont à l’origine d’expressions comme « tremper la soupe » (se mettre à manger) ou « être trempé comme une soupe ».
Dans les campagnes, on ne cuit pas le pain tous les jours, ni même toutes les semaines : cela serait bien trop coûteux en temps et en combustible. C’est pourquoi les paysans fabriquent de grosses pièces de pain (jusqu’à sept kilos), qu’ils mangent le plus souvent rassis. A partir du XI° siècle, les céréales récoltées doivent obligatoirement être portées au moulin banal. La cuisson doit, elle aussi, être réalisée dans le four banal. Comme le pressoir, ce moulin et ce four d’usage collectif sont la propriété du seigneur local (dont le pouvoir est symbolisé par sa… bannière). L’utilisation contrainte de ces « monopoles technologiques » s’accompagne du versement de banalités, c’est-à-dire de redevances en nature (une partie de la farine de froment obtenue après mouture, une partie des miches de pain qui ont été cuites).
Les nobles et les riches bourgeois ont le privilège d’avoir toujours du pain blanc et frais à leur table. Sur celle-ci sont également disposés des « tranchoirs » : ces tranches de pain bis à la mie bien serrée font office d’assiettes (lesquelles n’apparaîtront qu’à la Renaissance). Après le repas, ces tranchoirs tout imbibés des sauces et graisses des aliments qu’ils ont accueillis sont jetés aux chiens… ou distribués aux pauvres.