Né dans un pays de bocage où l’on vivait depuis des siècles d’une forme d’agriculture vivrière de subsistance en pratiquant, sur des petites borderies en métayage ou en faire-valoir direct, polyculture-élevage, avec un bout de vignes, où l’on commençait tout juste à s’ouvrir à la vente d’une part de plus en plus importante de la production, à s’accoutumer au maniement de la monnaie, le blé, céréale reine, était l’étalon-or de la prospérité.
Mon père, Arsène, entrepreneur de travaux agricoles, avec sa batteuse allait de ferme en ferme pour transformer les gerbes de blé en bons grains pour la boulange.
Alors, vous comprendrez aisément que je fus fort surpris en prenant mes quartiers rue de Varenne, plus précisément rue Barbet de Jouy, de constater que les gens de la vigne prenaient d’assez haut les péquenots et les bouseux.
Ils étaient l’aristocratie eux, vins fins et vins communs réunis, culture pérenne enracinée dans un terroir millénaire, nectar des Dieux, ivresse et plaisir de la fête mais aussi des piliers de bistrots.
Sans remonter à la Cène, où le pain et le vin sont transmutés, je me disais : pourquoi produire du blé pour faire du pain serait-il moins important, moins gratifiant, que produire du vin ?
La question est toujours d’actualité même si le blé sert de moins en moins à faire du pain mais entre dans la ration des animaux et sert comme arme de guerre des grandes puissances USA-Chine-UE-Brésil-Russie : les débats à l’OMC sont là pour le prouver, la ritournelle du lobby céréalier « nous produisons de façon compétitive pour nourris le monde » est un attrape-nigaud relayé par la presse économique.
J’ai vécu au première loge la première réforme de la PAC qui impactait le mode de paiement des céréales en substituant le soutien au produit par des aides compensatoires à l’hectare afin de soutenir la guerre commerciale avec les USA et les pays dit de Cairns. Tout le débat actuel sur une agriculture plus respectueuse de son environnement est biaisé par cette approche, le poids des céréaliers à la FNSEA allié aux productions animales intensives clientes des céréaliers empêche tout vrai débat pour en revenir à des pratiques, qui ne sont pas celles de mon grand-père, mais tenant compte de pistes qui n’ont rien de régressives.
Je m’en tiens là.
Le bon pain revient, le métier de boulanger retrouve ses lettres de noblesse et j’en suis très heureux.
Revenons aux origines.
Il y a comme cela, des époques étonnantes dans notre histoire. Des époques majeures, véritables concentrations de forces sous l’effet desquelles s’opèrent comme dans un creuset des transformations radicales de nos cadres de vie, de nos manières de penser. Brusquement, tout est remis en question, matériellement et spirituellement, car des évènements capitaux, dont on ne mesurera les conséquences synchronisées qu’avec du recul, donnent une poussée à nos civilisations à, bout de souffle. Alors, le vaisseau à bord duquel est embarquée l’humanité change de vitesse et de cap. Ces concours e circonstances scandent curieusement l’histoire, depuis qu’elle est connue, et que l’on peut attester de ses cycles, de demi-millénaire en demi-millénaire ;. Il n’est que de consulter une chronologie pour en être émerveillé.
VIe ou Ve siècle avant Jésus-Christ. Le jour se lève justement sur certains événements, qui, bien que tout à fait locaux, n’en sont pas moins considérables… Oui, c’est extraordinaire. Comme quatre lumières s’allumant aux quatre coins du monde alors connu, apparaissent des gens dont la pensée va modeler pour longtemps notre façon d’être car ne nous sommes surtout qu’en fonction de ce que nous pensons. L’homme était intelligent depuis belle lurette. Il va réfléchir désormais pour le plaisir de réfléchir. K’ong Fou-tseu (Confucius) en Chine, Gautama (Bouddha) en Inde, Zaroastre (Zarathoustra) en Perse, Pythagore en Grèce. Quatre gigantesques. Mais quatre hommes modestes, dont on sait qu’ils furent aussi de mœurs frugales puisque la sagesse est l’ennemie de toute passion, de tout excès.
La nourriture, pour eux qui ne la méprisent point, est un double don divin. Celui du savoir-faire concédé aux hommes et appliqué aux « fruits » offerts par la nature.
L’apparition des quatre sages à l’orée d’un nouveau cycle événementiel n’est pas un effet du hasard, mais elle est, par sa simultanéité, ou presque, la révélation exprimée, sous quatre horizons différents, de a meilleure pensée cachée au fond de l’homme. Et, voyez comme les choses sont bien faites, ces quatre sages furent à ce point universels que chacun peut trouver en leurs enseignements l’eau la plus vive et la plus pure à apporter à son propre moulin. Ici, nous en prendrons ce qui convient à nos préoccupations alimentaires, point si futiles que cela, puisque derrière l’aliment marche le monde.
Tout le long, pénible et patient travail assumé par les gens du Néolithique pour domestiquer plantes et bétail a permis de disposer de richesses que l’on va, à présent, savourer. Les Âges du bronze et du fer sont là. À la satisfaction physique de la faim assouvie s’ajoutera le plaisir intellectuel de la gourmandise, point encore – et heureusement ! – dénoncée comme péché mortel. Plaisir qui, hélas !, deviendra vice lorsqu’on ne saura plus le contrôler, lui aussi.
Mais avant cette découverte de la cuisine si bien définie par Jean-François Revel, une nourriture sauvage, appréhendée au hasard des besoins, mais une alimentation pensée et organisée en fonction de ces besoins.
Comme l’art plastique est une des expressions de l’habileté et de la sensibilité des civilisations, l’art culinaire, cette gastronomie à la fois savoir-faire et savoir apprécier, « ce perfectionnement de la cuisine elle-même », commence à se faire jour en Grèce ; c’est, de génération en génération, l’élaboration de produits simples et savoureux, les premiers produits alimentaires manufacturés : le pain, l’huile et le vin.
Les seigneurs grecs de L’Iliade, héritiers des chefs de ces pasteurs aryens poussés jusqu’en Grèce par la famine, ne sont tout bonnement que des fermiers. Importants peut-être mais vivant sans folies des humbles ressources d’un terroir dont la principale bénédiction vient du soleil. Et les duels homériques, comme celui d’Eurymarque et d’Ulysse consiste souvent à tracer le sillon le plus droit.
Au pain et au vin, « ces deux colonnes de la consommation occidentale », comme le dit encore Jean-François Revel, s’ajoute l’huile qui en est la lumière. La révélation de cette trinité fondamentale pour la santé des gens et la prospérité des État, est attribuée à des divinités bienveillantes et pacifiques qui ne sont pas les plus redoutées mais restent en tout cas les plus chéries : Déméter, Dionysos et Athéna.
Naturellement, pain, vin et huile existaient avant les Grecs, mais nul avant eux n’a su aussi bien en parler. Pour pouvoir en parler davantage, s’attacher à les fabriquer du mieux possible, ils ont toujours eu de la discussion à revendre .Un autre de leurs dieux aimés n’est-il pas Hermès le Beau parleur mais aussi l’Habile ? Et lorsque l’on saura que Dionysos, dieu de la Vigne et du Vin, aura eu la vie sauve grâce à Hermès, on comprendra beaucoup de choses…
Et comment ne pas bien parler, lorsqu’on a commencé sa journée, à la façon des Grecs du Ve siècle av. J.C. : en trempant du pain dans du vin (acratodzomai, d’acratos : pur comme le vin), exceptionnellement pris ainsi pour les petits déjeuners tout comme il l’est pour les libations propitiatioires, la meilleure prière qui soit avant tout repas. Pourquoi le vin du petit déjeuner, dit pour cela acratos, doit-il être pur ? Parce qu’en lui consistent les prémices de la journée dont rien ne dit qu’elle sera pas, à un titre ou à un autre, la plus importante de notre vie. En tout cas, elle devra êter profitable comme le pain, stimulante comme le vin, douce comme l’huile.
« Qu'est-ce que l’abondance ? Un mot et rien de plus, la nécessité suffit au sage », dit un Grec, Euripide.
Qui y-a-t-il de plus nécessaire que le pain, l’huile et le vin ?
Maguelonne Toussaint-Samat Histoire Naturelle&Morale de la Nourriture.
Chronique à suivre…