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14 mai 2019 2 14 /05 /mai /2019 06:00
Suite à la demande de suspension de l'arrêté ordonnant la destruction du vin de Sébastien David devant le tribunal administratif d’Orléans petit cours de droit : LA DUALITÉ DES ORDRES DE JURIDICTION en France

« Le Tribunal administratif d'Orléans rejette la demande de suspension de l'arrêté ordonnant la destruction du vin de Sébastien David.

MAIS dans le même temps ce même Tribunal ordonne que le fond de l'affaire soit examiné à une très prochaine audience. Le combat continue! »

Signé Me Morain

 

Tribunal administratif d'Orléans : le viticulteur d'Indre-et-Loire saura lundi s'il doit détruire ses bouteilles

 

Sur les réseaux sociaux, à propos de cette affaire, beaucoup d’intervenants, comme la plupart des citoyens de notre beau pays, se sentaient un peu perdu face à la complexité de l’organisation de la justice en France.

 

Afin d’éclairer leur lanterne, je propose aux plus courageux de se reporter à l’intervention de Jean-Marc Sauvé à l'Ecole nationale de la magistrature le 21 juillet 2017

 

C’est un peu long mais ça fait le tour de la question.

 

La présidence du Conseil d'État est confiée au Vice-président. Cette appellation est le lointain souvenir de l'époque où le Conseil d'État était effectivement présidé par le chef de l'État ou par une autorité politique.

 

Traditionnellement, le Vice-président du Conseil d'État se trouve placé, dans l'ordre protocolaire, au premier rang des autorités civiles et militaires de l’État, après les membres du Gouvernement, les présidents des assemblées parlementaires et le président du Conseil constitutionnel.

 

Il préside l'Assemblée générale qui donne des avis au Gouvernement sur les projets de texte et sur les questions les plus importantes et qui adopte le rapport et les études du Conseil d’État. L’Assemblée générale examine également les propositions de loi émanant des membres du Parlement. En théorie, elle peut être présidée par le Premier ministre, et en son absence, par le garde des Sceaux, ministre de la justice. Mais cela ne se produit que de façon très exceptionnelle et pour une séance à caractère protocolaire.

 

Le Vice-président préside également l'Assemblée du contentieux, la formation contentieuse la plus solennelle du Conseil d'État, qui rend des arrêts sur les litiges les plus importants.

 

Par ailleurs, il est, de droit, président du conseil d'administration de l'E.N.A. et du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel.

 

Il donne son avis sur les nominations de maîtres des requêtes ou de conseillers d'État décidées par le Gouvernement ; le sens de cet avis est publié au Journal officiel.

 

Mercredi 16 mai 2018, Bruno Lasserre, actuel président de la section de l’intérieur, a été nommé vice-président du Conseil d'État. Il succède  à Jean-Marc Sauvé. ICI 

 

21 juillet 2017

 

Dialogue entre les deux ordres de juridiction

Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État

 

En France, la justice est rendue par deux ordres de juridiction distincts et aussi par un troisième ordre, le dernier né, mais le premier juridiquement et protocolairement : le Conseil constitutionnel. Les deux ordres juridictionnels historiques sont l’ordre judiciaire, dans lequel vous êtes entrés, à la tête duquel se trouve la Cour de cassation, et l’ordre administratif, composé des juridictions administratives de droit commun – les 42 tribunaux administratifs, dont 31 en métropole, et les 8 cours administratives d’appel –  et des juridictions spécialisées – en particulier la Cour des comptes, la Cour de discipline budgétaire et financière, la Cour nationale du droit d’asile ou les juridictions disciplinaires nationales des ordres professionnels. Cet ordre, qui est régulé par le Conseil d’Etat, juridiction administrative suprême selon les termes mêmes de l’article L. 111-1 du code de justice administrative, reçoit et juge environ 300 000 recours par an, soit 10 fois plus qu’il y a 40 ans. Le dualisme juridictionnel, qui est souvent questionné et parfois contesté, est un élément essentiel de l’organisation et de la compréhension du service public de la justice dans notre pays. Mais si notre histoire, nos missions et nos compétences nous séparent, il nous revient conjointement de répondre aux attentes croissantes, et parfois pressantes, des justiciables et de dispenser un service de la justice de qualité : tels sont les objectifs partagés, pour ne pas dire communs, des juridictions aussi bien judiciaires qu’administratives.

 

Dans cet esprit, je souhaite évoquer devant vous les origines et les compétences de la juridiction administrative (I) ainsi que l’intérêt et l’utilité du dualisme juridictionnel (II). Au-delà de ce qui nous sépare et de ce qui fait notre spécificité, j’insisterai aussi sur ce que nous avons en commun : le fait d’être des juges et de concourir ensemble à la résolution des conflits au service des justiciables et de notre pays (III).

 

I. Le dualisme juridictionnel est le fruit d’une longue histoire nationale, mais il garde aujourd’hui sa pertinence pour des raisons autres que celles qui l’ont vu naître.

 

A- Il résulte, en premier lieu, d’une certaine conception de la séparation des pouvoirs dans notre pays.

 

1. Pour bien comprendre la « conception française de la séparation des pouvoirs »[2], je crois utile de revenir rapidement sur les théories qui sont au fondement de notre développement institutionnel.

 

Notre pays a inscrit la séparation des pouvoirs au frontispice de sa Constitution à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui proclame que « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». La séparation des pouvoirs est un principe fondateur et fondamental de l’organisation des pouvoirs publics de notre pays, comme de tout Etat de droit. Elle est à juste titre invoquée pour justifier l’indépendance et les pouvoirs propres des juges ; à l’inverse, dans les régimes autoritaires et les démocraties dites « illibérales », comme la Hongrie ou la Pologne, qui s’affranchissent des principes fondateurs inscrits à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne, le pouvoir s’emploie de différentes manières, grossières ou subtiles, à « mettre au pas » la justice. Le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de juger que l’article 16 de la Déclaration de 1789 « implique le respect du caractère spécifique des fonctions juridictionnelles, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le Gouvernement »[3]. Il en résulte que les décisions de justice ont force exécutoire et que leur exécution forcée ne saurait être subordonnée à une diligence administrative[4]. De même, les principes d’impartialité et l’indépendance des juridictions sont le corollaire de la séparation des pouvoirs affirmée à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[5].

 

En 1789, l’application par l’Assemblée constituante de ce principe de séparation des pouvoirs a résulté d’une lecture radicale et orientée de l’œuvre des auteurs qui ont inspiré la philosophie des Lumières et, en particulier, Locke et Montesquieu. John Locke, dans son Traité du gouvernement civil, s’intéresse principalement aux pouvoirs législatif et exécutif et à leur articulation. Dans L’esprit des lois, Montesquieu distingue, quant à lui, « trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil »[6].Tous deux posent le principe d’une séparation ordonnée des pouvoirs comme fondement de la liberté civile et politique. Montesquieu affirmait notamment que  « lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté […] Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice »[7]. Dans le droit-fil de ces théories, le constituant de 1789, soucieux de mettre fin à la confusion des pouvoirs qui caractérisait l’Ancien régime et de protéger les citoyens contre l’absolutisme et les risques de tyrannie que peut comporter toute forme de souveraineté, s’est attaché à promouvoir une organisation des pouvoirs publics dans laquelle chacun d’entre eux est entièrement séparé de l’autre[8]. C’est une conception rigide de la séparation des pouvoirs qui s’est ainsi exprimée, car la lecture de L’esprit des lois permettait d’y déceler une théorie de la balance et de l’équilibre des pouvoirs bien plus que celle de leur stricte séparation[9]. Pourtant, outre que le pouvoir législatif, en ce qu’il exprime la volonté souveraine du peuple, ne saurait être totalement ramené au même niveau que les deux autres pouvoirs, le constituant révolutionnaire était convaincu de la nécessité d’assurer une séparation étanche entre les différents pouvoirs[10]. Si certaines mesures ont alors été prises pour prévenir les empiètements du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire – je pense en particulier au décret des 15 et 20 octobre 1789 qui interdit les évocations, c’est-à-dire la possibilité pour le Conseil du Roi de dessaisir les juges d’une affaire pour trancher directement un litige[11], et à la création en 1790 d’un tribunal de cassation[12] –, ce sont surtout les empiètements du pouvoir judiciaire sur les autres pouvoirs que redoutaient les révolutionnaires. En effet, l’opposition récurrente des Parlements de l’Ancien régime aux initiatives réformatrices du pouvoir royal demeuraient présentes dans les esprits. La Révolution a, par conséquent, été très soucieuse de prévenir l’immixtion des juges dans la conduite des affaires publiques. Les Parlements s’étaient en particulier arrogé le droit de refuser d’enregistrer les ordonnances royales, notamment lorsqu’il s’agissait de créations d’impôts, et d’adresser des remontrances au Roi [13]. A plusieurs reprises, le Roi avait dû les rappeler à l’ordre. En janvier 1632, Louis XIII avait mis le Parlement de Paris en garde en l’avertissant ainsi : « Je veux que vous sachiez que vous êtes les seuls qui entrepreniez contre l’autorité royale. Vous n’êtes établis que pour juger entre maître Pierre et maître Jean et je vous réduirai aux tenues de votre devoir » [14]. En 1641, l’édit de Saint-Germain-en-Laye a rappelé les limites des pouvoirs des cours de parlements qui « n’ont été établies que pour rendre la justice à nos sujets » et leur a fait interdiction de « prendre connaissance d’aucunes affaires qui peuvent concerner l’Etat, administration et gouvernement d’icelui ». Ces avertissements n’ont cependant pas suffi à mettre fin aux dérives constatées. Le 2 septembre 1715, au lendemain de la mort du roi Louis XIV, le Parlement de Paris a ainsi cassé plusieurs dispositions de son testament afin de reconnaître comme seul régent le duc d’Orléans, contrairement à la volonté exprimée par le défunt. Le Parlement de Paris s’est aussi opposé vivement et, finalement, avec succès[15] aux réformes du chancelier Maupeou qui, à la fin du règne de Louis XV, entendait abolir la vénalité des charges afin, notamment, de soumettre les parlements au pouvoir royal. La Révolution s’est donc attachée à limiter le pouvoir des tribunaux. Ce projet pouvait également se recommander des philosophes des Lumières qui, dans leurs écrits, ont tous rappelé le rang inférieur du pouvoir judiciaire par rapport aux autres puissances. N’est-ce pas Montesquieu lui-même qui disait que la puissance judiciaire doit être limitée à n’être qu’une puissance « invisible et nulle »[16], les juges devant n’être que « la bouche qui prononce les paroles de la loi ; des êtres inanimés »[17] ? Dans ce contexte, la fonction judiciaire n’est envisagée par le constituant de 1789 que comme une fonction d’application mécanique de la loi[18].

 

La loi des 16 et 24 août 1790 contient l’essentiel des mesures prises aux fins de subordonner l’exercice du pouvoir judiciaire aux autres pouvoirs. Elle interdit aux tribunaux de « prendre directement ou indirectement aucune part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du corps législatif, sanctionnés par le Roi, à peine de forfaiture »[19]. Les tribunaux doivent « transcrire purement et simplement » les lois qui leur seront envoyées[20]. Les arrêts de règlement leur sont interdits et les juges se voient même privés du pouvoir d’interpréter la loi avec l’institution de la procédure de référé législatif[21]. S’agissant des relations entre les juridictions et le pouvoir exécutif, l’article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 dispose que : « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions. » En raison de sa méconnaissance persistante, cette interdiction a été rappelée quelques années plus tard par le décret du 16 fructidor an III selon lequel : « Défenses itératives sont faites aux tribunaux de connaître des actes d’administration de quelque espèce qu’ils soient, aux peines de droit ».

 

2. Ces dispositions ont été interprétées comme excluant la compétence des tribunaux judiciaires pour connaître des litiges nés de l’action de l’administration. Ce n’était peut-être pas leur sens profond ou leur développement inéluctable[22]. L’article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 exprime une stricte conception de la séparation des pouvoirs au sens où l’ensemble des théories politiques l’entendent, c'est-à-dire l’impossibilité pour un pouvoir, fût-il le pouvoir législatif, exécutif ou judiciaire, de se substituer à l’un des autres pouvoirs. En vertu de cet article 13, les juges ne peuvent pas faire acte d’administrateur, ni se substituer à l’administration dans l’exercice de ses prérogatives. En cela, ces dispositions sont bien conformes au principe de séparation des pouvoirs. Mais l’application qui a été faite de cet article et les conséquences qui en ont été tirées ne se déduisaient pas clairement de ce principe[23]. La séparation des pouvoirs impliquait sans nul doute que les juges ne puissent se substituer à l’administration. En revanche, elle ne supposait pas nécessairement que les juges ne puissent, en usant des outils qui sont propres et spécifiques à leurs fonctions, trancher les litiges nés de l’action administrative. C’est pourtant la tournure que prit la séparation des pouvoirs en France sous la Révolution. Dès l’origine, la « conception française de la séparation des pouvoirs »[24] et la défiance à l’égard des juges ont conduit à écarter la compétence des tribunaux judiciaires pour connaître du contentieux administratif[25]. Alors que la séparation des pouvoirs commandait qu’une puissance ne puisse à la fois être exécutive et juridictionnelle, la pensée révolutionnaire a soustrait au contrôle du juge toute l’action de l’administration. C’est de ce paradoxe qu’est née la juridiction administrative : de la rigidité d’un dogme poussé à l’extrême au point de se contredire. Ce cadre fixé, il fallait bien résoudre la question du traitement des litiges nés de l’action de l’administration. L’option consistant à les confier à des tribunaux judiciaires spécialisés a été envisagée[26], mais la spécificité de ce contentieux et la volonté d’éviter de créer à nouveau des juridictions particulières, qui avaient été décriées sous l’Ancien régime, ont conduit à l’écarter[27]. Il ne restait dès lors que deux options : priver les litiges administratifs de tout juge ou confier leur traitement à une autorité qui n’est pas un juge, mais qui ferait office de juge[28]. C’est cette dernière solution qui a été retenue avec la décision de confier à l’administration le soin de se juger elle-même ce qui, au regard des théories philosophiques des Lumières sur la séparation des pouvoirs, apparaît comme un contresens.

 

C’est donc d’un vide, d’une absence de juge, qu’est progressivement née la juridiction administrative. Sous la Révolution, le Gouvernement a instauré un mécanisme de recours hiérarchique, dit du « ministre-juge » : l’administration instruisait et jugeait elle-même les plaintes dirigées contre elle. Les ministres étaient alors « juges de droit commun » pour connaître en premier ressort des litiges s’élevant entre l’administration et les usagers. C’est sous le Consulat qu’a commencé à se produire la rupture qui, par étapes successives, a permis la construction d’une véritable juridiction administrative. L’article 52 de la Constitution de l’an VIII créa en effet un Conseil d’Etat « chargé de rédiger les projets de loi et les règlements d’administration publique et de résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière administrative ». Là réside l’acte fondateur de la juridiction administrative. Quelques mois plus tard, la loi du 28 pluviôse an VIII créa les conseils de préfecture, présidés par le préfet, qui étaient chargés de trancher certains litiges en matière administrative : ces conseils départementaux[29], puis interdépartementaux[30] furent transformés, par le décret du 30 septembre 1953[31], en tribunaux administratifs devenus juges de droit commun du contentieux administratif. Initialement, la mission contentieuse du Conseil d’Etat et des conseils de préfecture était limitée. Elle s’est affirmée au long du XIXème siècle. Conformément à la théorie du « ministre-juge », le Conseil d’Etat ne disposait initialement que d’une compétence d’attribution dans les seules matières où les textes avaient prévu la possibilité de former un recours contre la décision du ministre devant le chef de l’Etat. Mais par un décret du 11 juin 1806, l’Empereur Napoléon Ier créa au sein du Conseil d’Etat une commission du contentieux, préfigurant l’actuelle section du contentieux. Une ordonnance du 12 mars 1831 institua la publicité des audiences, ainsi que les commissaires du Roi, devenus ensuite commissaires du gouvernement – et, depuis le décret du 7 janvier 2009[32], rapporteurs publics. A cette époque, la jurisprudence a aussi créé le recours pour excès de pouvoir[33]. En 1849[34], sous la Seconde République, fut institué un concours destiné à recruter sur la base du mérite les plus jeunes membres du Conseil d’Etat, les auditeurs dont le grade avait été créé en 1803. Si, les procédures se « juridictionnalisaient » petit à petit, elles se développaient néanmoins dans le cadre du système dit de la « justice retenue » : la décision préparée par le Conseil d’Etat incombait au final au chef de l’Etat. Celui-ci suivait certes presque toujours les avis du Conseil  : Napoléon Ier disait ainsi : « On me fait signer aveuglément des décisions délibérées dans le Conseil d’Etat sur des matières contentieuses ; je ne suis pour cela qu’une griffe »[35]. Mais le Conseil d’Etat ne tranchait pas à proprement parler les litiges. Ce n’est qu’après la chute du Second Empire que la loi du 24 mai 1872 a consacré l’abandon de ce système et le passage de la « justice retenue » à ce que l’on a nommé « la justice déléguée », rendue par le Conseil d’Etat « au nom du peuple français ». Cette mesure très symbolique a été suivie de l’abandon de la théorie du ministre-juge par l’arrêt Cadot du 13 décembre 1889[36]. Cet arrêt, qui a reconnu au Conseil d’Etat une compétence générale pour connaître du contentieux administratif, même sans intervention préalable d’un ministre, a parachevé l’affirmation du Conseil d’Etat comme juridiction souveraine. Il existe depuis lors, en France, un ordre juridictionnel judiciaire, chargé de régler les différends en matière civile et pénale, et un ordre juridictionnel administratif, juge de la légalité des actes administratifs et de la responsabilité de la puissance publique, qui est chargé d’assurer une « tutelle contentieuse »[37] sur les activités de l’ensemble des autorités administratives. L’existence de la juridiction administrative a été ultérieurement dotée d’une assise constitutionnelle par le Conseil constitutionnel par deux décisions majeures, celle du 22 juillet 1980, qui affirme l’indépendance du juge administratif[38], et celle du 23 janvier 1987[39], qui détermine l’existence d’un noyau dur de compétence au profit du juge administratif. Le dualisme juridictionnel est même désormais implicitement, mais très clairement, inscrit dans notre Constitution, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a créé l’article 61-1 relatif à la question prioritaire de constitutionnalité[40].

 

B - La justice dans notre pays s’appuie donc sur deux ordres de juridiction qui rendent la justice selon une répartition des compétences clarifiée au besoin par le Tribunal des conflits.

 

1. Le dualisme juridictionnel est construit sur deux blocs complémentaires de compétences exclusives et, pour partie, constitutionnellement protégées. Tel est l’objet, par exemple, de l’article 66 de la Constitution qui prohibe la détention arbitraire et qui, à cette fin, érige l’autorité judiciaire en gardienne de la liberté individuelle. La répartition des compétences entre ordres de juridiction est parfois présentée comme inutilement complexe. Elle est pourtant stable et elle suit en son cœur des lignes directrices simples et claires. S’appuyant sur la loi du 24 mai 1872, le Conseil constitutionnel a consacré l’indépendance de la juridiction administrative[41], au titre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, avant d’affirmer son existence constitutionnelle en reconnaissant le cœur de sa compétence : le contentieux de la légalité des actes administratifs. Ainsi, selon sa décision Conseil de la concurrence du 23 janvier 1987, « (…) relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l'annulation ou la réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle (…) »[42]. Cette décision prévoit, dès ses premières lignes, l’hypothèse des « matières réservées par nature à l’autorité judiciaire » au nombre desquelles peuvent être rangés la liberté individuelle[43], la privation de la propriété immobilière, l’état et la capacité des personnes et le fonctionnement des juridictions judiciaires. Hors de ces cas, la compétence du juge administratif est garantie par la Constitution, dès lors que sont identifiés un critère matériel, l’exercice de prérogatives de puissance publique, et un critère organique, l’action d’une personne morale de droit public, agissant directement ou par le truchement d’un organisme placé sous son autorité ou son contrôle.

 

Une fois affirmé ce principe constitutionnel, la détermination de la compétence de la juridiction administrative se fait plus fine, sans être dépourvue de rationalité et de logique. Le Conseil constitutionnel a apporté une première nuance au principe précédemment énoncé en reconnaissant la possibilité pour le législateur de modifier les frontières de cette répartition dans « l’intérêt d’une bonne administration de la justice », lorsque « l’application d’une législation ou d’une réglementation spécifique pourrait engendrer des contestations contentieuses diverses qui se répartiraient, selon les règles habituelles de compétence, entre la juridiction administrative et la juridiction judiciaire »[44]. Cette exigence de bonne administration de la justice, qui est au nombre des objectifs de valeur constitutionnelle reconnus par le Conseil constitutionnel[45], vise notamment à « supprimer ou éviter des divergences de jurisprudence » entre les diverses juridictions susceptibles d’être saisies[46]. L’intérêt souvent avancé est aussi de réduire les délais de jugement autant que l’incertitude qui peut naître de procédures contentieuses multiples. Le législateur n’avait d’ailleurs pas attendu que le Conseil constitutionnel l’autorise à créer des blocs de compétence, puisque dès 1937, puis en 1957, il avait reconnu la compétence du juge judiciaire pour traiter, respectivement, de la responsabilité des enseignants[47] et des litiges résultant d’accidents causés par des véhicules, quels qu’ils soient et quelle que soit la qualité du conducteur et de la victime[48]. Par la loi du 9 janvier 1986, le législateur a aussi attribué au juge administratif la compétence pour connaître des actions tendant à la réparation des dommages causés par les attroupements et rassemblements[49]. Il a ultérieurement fait usage de la possibilité ouverte par la jurisprudence constitutionnelle de 1987 à plusieurs reprises : soit au profit du juge judiciaire, s’agissant, par exemple, des décisions d’homologation de la rupture conventionnelle du contrat de travail[50], des sanctions prononcées par la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (HADOPI) – dès lors que ces décisions punissent des atteintes à la propriété intellectuelle, ce qui risquait de multiplier les questions préjudicielles[51] –, ou des décisions d’hospitalisation d’office[52], dont la légalité externe relevait auparavant de la juridiction administrative, ce qui était générateur de complexité et allongeait de manière injustifiée les délais de jugement ; soit au profit du juge administratif, en ce qui concerne la passation et l’exécution des marchés passés en application du code des marchés publics[53] ou le contentieux des plans de sauvegarde de l’emploi[54].

 

La détermination constitutionnelle et législative des règles de compétence ne fait pas obstacle à ce que d’autres critères, d’origine jurisprudentielle, précisent la répartition des matières entre les deux ordres de juridiction. Au juge administratif, il revient d’appliquer les règles du droit public aux litiges nés de l’action de l’administration, dont la finalité et la légitimité reposent sur la poursuite de l’intérêt général. La notion de service public ou l’exercice de prérogatives de puissance publique[55], qui traduisent la spécificité des objectifs et des moyens de l’administration, déterminent à la fois l’application d’un régime de droit public et la compétence du juge administratif. Mais, dès que l’administration agit dans les mêmes conditions qu’une personne privée et cesse donc de faire valoir la particularité de son action, elle doit se voir appliquer les règles du droit privé par le juge judiciaire[56]. Ainsi, les litiges susceptibles de naître de l’activité d’un service public relèvent de la compétence du juge administratif, si ce service est administratif, mais de la compétence du juge judiciaire, s’il est de nature industrielle ou commerciale[57]. Il en va de même des litiges relatifs aux agents employés dans ces services publics[58]. Relèvent aussi du juge administratif les actes de gestion du domaine public d’une personne publique, mais du juge judiciaire ceux qui concernent son domaine privé[59].

 

2. Cette répartition des compétences entre les ordres de juridiction repose sur l’expertise et les compétences développées par chacun d’eux dans les domaines qui leur sont propres. La spécialisation des ordres juridictionnels évite que le juge ne se trouve « démuni sur un terrain qui n’est pas le sien »[60]. L’évolution des lignes de partage procède ainsi de l’idée selon laquelle chaque domaine du droit, privé ou public, obéit à des règles spécifiques et des logiques différentes. A la puissance publique et aux services publics administratifs, qui assument la finalité d’intérêt général de l’action administrative, correspondent les règles du droit public et la compétence du juge administratif. Mais ce fondement, à la fois principiel et technique, justifie en miroir que le contentieux des atteintes au droit de la propriété intellectuelle et artistique ressortisse traditionnellement à la compétence du juge judiciaire[61], y compris lorsqu’est en cause un contrat public[62]. Les théories jurisprudentielles de la voie de fait[63] et de l’emprise[64] illustrent également les lignes de force du partage des compétences : le juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle et de la privation de la propriété, est tout désigné, en cas d’empiètement manifeste et grave sur ces droits, pour faire cesser les effets de ces atteintes et en réparer les conséquences. A l’inverse, le contrôle de la légalité des actes administratifs est une compétence propre du juge administratif. Le contrôle, parmi ces actes, des mesures de police administrative prises pour prévenir les atteintes à l’ordre public ou les infractions et, le cas échéant, limiter les libertés relève également de la compétence du juge administratif. C’était le cas depuis les origines de la juridiction administrative ; c’est a fortiori le cas depuis que le Conseil constitutionnel a reconnu à la juridiction administrative une compétence exclusive pour connaître des décisions prises par l’autorité administrative dans l’exercice de prérogatives de puissance publique[65]. Dans ce cadre constitutionnel, la finalité d’une opération de police, selon qu’elle est préventive ou répressive, détermine le juge compétent. Les missions de la police judiciaire, qui visent à réprimer les infractions commises[66], relèvent naturellement du juge judiciaire. C’est cette clé de répartition, aussi ancienne que la République, qui justifie que le juge administratif soit compétent pour les mesures prises sur le fondement de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence – perquisitions administratives, assignations à résidence, fermetures de lieux de réunion… – qui n’ont pas vocation à réprimer des infractions déjà commises, mais à prévenir que de nouvelles soient perpétrées sur notre territoire. Ainsi, la loi sur l’état d’urgence n’a procédé à aucun transfert de compétence au profit du juge administratif ; la reconnaissance de la compétence du juge administratif pour connaître, notamment, des mesures d’assignation à résidence s’appuie sur une jurisprudence et des principes constitutionnels constants issus de la distinction entre les mesures « privatives » de liberté visées par l’article 66 de la Constitution et les mesures seulement « restrictives » de liberté[67], comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel[68]. Ce sont ces principes[69] qui ont aussi justifié que soit confié au Conseil d’Etat le contentieux né de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement[70] laquelle institue une procédure d’autorisation par le Premier ministre prise après avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, avant que ne soient déclenchées des procédures de collecte d’informations en vue, notamment, de prévenir des actions terroristes ou portant atteinte à la sécurité nationale.

 

Le dualisme juridictionnel et la répartition des compétences qui en procède s’inscrivent par conséquent dans l’histoire de nos institutions, marquée par la Révolution française et une conception radicale de la séparation des pouvoirs. En dépit des conditions de sa naissance, ce dualisme s’est inscrit dans la durée.

 

II. La longévité du dualisme juridictionnel tient à sa pertinence et son efficacité au service de notre Etat de droit.

 

  1. Les remises en cause de cette dualité ne sont pas nouvelles, mais elles sont largement injustifiées.

La suite ICI 

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