J’exhume ce matin un vieux texte romanesque du 18 janvier 2009 qui permettra à l’ami PAX de rattraper son retard dans l’acquisition du miel de mes chroniques tirées d’un puits sans fond.
Le XO de Hennessy déliait enfin la langue de William Winslow. Sans se préoccuper le moins du monde du babillage de nos compagnes – qui dépiautaient toujours la vie agitée de Margaret (ndlr la princesse) : elles en étaient à l’île Moustique dont un de ses riches chevaliers servants, l’écossais Tennant, lui avait offert un « morceau » : un caillou sans eau, ni gaz et électricité, même pas une piste d’atterrissage – il m’entreprenait sur l’idéologie marxiste qui, d’après lui, gangrenait la France et ses élites.
Même de Gaulle qui en quittant l’Otan faisait le jeu des rouges ! Par bonheur, martelait-il – même si la notion même de bonheur ne me semblait pas consubstantielle aux citoyens de la perfide Albion –, la Grande-Bretagne, en refusant d’entrer dans le Marché Commun, se préservait du cancer communiste. Comme je souriais en affichant un air narquois son teint de rouquin s’empourprait :
« Vous en êtes ! » éructait-il entre ses dents jaunies par la nicotine.
Sans même réfléchir, du tac au tac, je lâchais avec un grand sourire, en français :
- Désolé je ne suis pas de la jaquette qui flotte…
Ses gros yeux injectés de sang me contemplaient, intrigués et il balbutiait : « jacket, jacket… ». J’enfonçais le clou, en piochant dans mon maigre stock de slang : « queer… une pédale… un pédé quoi…» Son dentier fut à deux doigts de choir sur la nappe blanche. À nos côtés, les récents déboires de Margaret avec Antony Armstrong-Jones, un photographe qu’elle avait épousé en mai 60, semblaient occuper tout l’espace de Chloé et d’Alexandra car elles ne prêtaient aucune attention à notre passe d’armes.
Piqué au vif, William Winslow qui, je n’en doutais pas, lui en était, amorçait un virage à 180° en embrayant sur les vertus du Cognac qu’il sirotait en prenant des mines extatiques. Sa compagne officielle gloussait en confiant, à une Chloé plus vraie que nature en petite dinde du Berry, que Margaret ne carburait qu’au Famous Grouse, ajoutant, en français, que la pauvre chérie, dotée bien sûr d’un humour en béton, affirmait, en tirant sur l’une de ses 60 cigarettes quotidiennes, que c’était le seul gibier qu’elle supportait.
Le recours au français m’allait bien, j’en profitais pour lancer une contre-offensive éclair totalement improvisée : « Vous êtes un ancien du MI 16, cher William ! » affirmais-je sur un ton ne souffrant pas la contestation. Le dit William manquait de s’étouffer en régurgitant la lampée de XO et, cette fois-ci, Alexandra sursautait. Chloé, oie blanche parfaite, ne cillait pas et, alors que William tentait dignement de remonter la pente, elle entreprenait de se poudrer le nez.
Sans médire sur nos amis anglais, force est de constater qu’ils sont prévisibles. Plutôt que de le convaincre de la véracité de mon propos je le laissais patauger dans des explications aussi compréhensibles que les règles du cricket. Mon silence l’usait. C’est Alexandra qui dénouait la situation en confiant à Chloé « Votre frère me semble être, comme vous dites en France, un fin psychologue alors que ce cher William sonne aussi creux qu’un tambour du régiment écossais de la Reine. Donnez-lui votre carte de visite, je crois que ce jeune homme fait lui aussi parti de votre corporation de « fouilleurs de cul de basse fosse » Elle le disait, à mon grand étonnement, dans un français impeccable.
Comme toujours le hasard s’avérait mon meilleur allié et cette vieille raclure de William Winslow, accessoirement, et surtout la charmante et subtile Alexandra, une ancienne du 10 Downing Street, francophile et folle de Paris, me permettraient bien plus tard de sortir au mieux d’une mauvaise passe. De retour dans notre T2, Chloé et moi, pelotonnés dans le sac à viande sur l’étroite couchette du bas, nous mesurions l’inanité de ce que nous étions en train de faire. Le no man’s land que nous disions occuper existait-il vraiment ou n’étais-ce qu’une invention de pure justification ? Nulle part où aller alors nous fuyions en nous réfugiant, chacun à notre manière, dans les interstices qui s’offraient à nous.
En Italie, les historiens parleront des années de plomb, grises et sales, éclaboussées d’un sang innocent, que bien des années plus tard les Battesti&Cie, idéologues aux mains souillées, n’auront même pas le courage d’assumer. Les fascistes de la Loge P2, tout aussi maculés de sang qu’eux, auront le dos large pour donner appui au verbiage auto-justificateur des idéologues « repentis ». Nous ne voulions pas en être mais nous ne pouvions pas non plus couler des jours paisibles avec les repus d’en face. Pas le choix entre les établis en usine comme Pierrot Overney, les délirants de la GP, les vieilles badernes du PC et la nouvelle bourgeoisie triomphante du président Pompe et de ses alliés naturels, toutes les issues étaient verrouillées.
Que ça étonne les jeunes générations qui affublent si facilement les soixante-huitards de toutes les tares de la jouissance égoïste, les années 70 furent des années de grande désespérance. Sur le quai de la Gare Saint-Charles, François Franchet d’Espéruche, flanqué de la capiteuse Angéline Labrousse, nous attendaient tout sourire. Ce cher Contrucci voulait nous tenir sous contrôle, ça nous motivait à nouveau.