Le premier énarque que j’ai croisé dans ma vie se nommait Bernard Auberger, même qu’il était Inspecteur des Finances, le premier nommé au Ministère de l’Agriculture par la grâce du déplumé de Chamalières dit Giscard d’Estaing. Le Ministre étant l’ancien conserveur de sardines Christian Bonnet, celui de la bibine du Languedoc.
Il me reçut dans son bureau du second étage de la rue Barbet de Jouy, siège de la direction la plus puissante du Ministère : la Direction de la production et des Échanges, celle qui pilotait toutes les semaines les négociations à Bruxelles. Je puis vous assurer qu’en ce temps-là ça se bousculait au portillon pour monter dans le TEE Paris-Bruxelles à la gare du Nord.
Sitôt débarqué de mon service national civil en Algérie, à Constantine, je postulais à un emploi de chargé de mission contractuel, nouvellement créé pour l’arrivée d’Auberger. J’étais dans mes petits souliers. Le nouveau directeur, tenait un cigare éteint dans sa main droite, amputée de la première phalange du pouce. Ça m’impressionna. On me dit par la suite que l’homme Ingénieur des Mines, un grand corps de l’État, même si les Mines étaient en voie de disparition, avait perdu ce bout de doigt lors de son stage aux Charbonnages.
L’homme était jovial, humour grinçant, je ne sais pourquoi il m’embaucha, peut-être par la grâce de mes chemises. En effet, par la suite il me questionna sur l’adresse de mon fournisseur. Je m’installai au même étage que lui dans un bureau placard donnant sur la cour. J’étais rattaché au bureau de je ne sais plus trop quoi, le chef de celui-ci, un certain Defaix, rentrait tous les soirs à Troyes. Il était le patron des Ingénieurs d’Agronomie, le corps du dessous des IGREF, et il passait le plus clair de son temps à défendre les intérêts de son corps.
Les chefs de bureau étaient tous des ronds de cuir issus de l’administration, tout particulièrement celle des colonies, aux céréales : gants beurre frais, très chic et hautain ; au secteur laitier un pépère dont j’ai oublié le nom qui ressemblait à un sacristain ; à la viande une grande gueule ; à l’aviculture le clou de l’étage, un certain Gagneux, entraîneur tennis des filles du TCP, qui passait son temps à calculer comment se faire du beurre avec ses indemnités de déplacement à Bruxelles.
Bref, le Bernard Auberger décida de donner un grand coup de balai pour, dit-il, apporter du sang neuf. Ainsi, arrivèrent les premiers énarques, jeunes, gris sur gris, sérieux comme des Papes, efficaces. Tous, sauf un, rigolard, sorti de l’agro, mère chercheuse à l’INRA, père dirigeant le leader français de l’œillet Barberet&Blanc, Jean-Louis Blanc. Un type brillant, sympa, nous sympathisâmes immédiatement.
C’est lui qui, un beau jour me proposa d’aller remplacer un énarque, secrétaire-général, Jacques Graindorge, au nouvel office du vin de table, dirigé par un énarque Pierre Murret-Labarthe, ex-conseiller du Premier Ministre Messmer, un bordelais détestant les bordelais et l’INAO dont le président était alors un bordelais. Mon directeur fit la gueule, je lui signalai que mes émoluments royaux justifiaient mon transfert.
Je dois beaucoup à Bernard Auberger, il m’envoya tâter le terrain de l’aviculture bretonne en pleine expansion : les poulets miséreux de Doux-Tilly-Bernard, il m’a fait goûter les délices du pouvoir en m’expédiant avec mon complice Claude Sauser, lors de la grande sécheresse de 1976, où au cabinet du Ministre nous ramenions notre fraise face à la palanquée des hauts fonctionnaires totalement à la ramasse sur l’indemnisation des sinistrés. Avec notre petit ordinateur Wang nous mettions sur la table des données que ces crânes d’œufs étaient incapables d’interpréter. Ce fut un dossier qui déboucha sur le fameux impôt sécheresse qui engraissa les céréaliers des grandes plaines.
Nous restèrent en très bons termes, c’était un passionné d’opéra, il fut le privatiseur de la CNCA, remplaçant Huchon, puis sitôt viré pour qu’Yves Barsalou le petit vigneron de Bizanet place son âme damnée Lucien Douroux, mais Huchon devenu directeur de cabinet du Premier Ministre Rocard, s’y opposa, l’État gardant ce pouvoir tant que le Crédit Agricole distribuait des prêts bonifiés aux agriculteurs. Ce fut donc un énarque, inspecteur des Finances, qui débarqua Philippe Jaffré, un dur, qui terminera sa carrière comme patron d’Elf avant que cette société contrôlée par l’État se fasse bouffer par Total.
Rassurez-vous, je ne vais vous dévider comme des saucisses tous les énarques que j’ai croisés dans ma longue vie professionnelle. Et pourtant, j’ai tout pratiqué, les inspecteurs des finances, les membres du Conseil d’État et de la Cour des Comptes, des préfets, sous-préfets, les anciens des Mines et des Ponts, de Polytechnique, les IGREF, mais je n’ai jamais vu le bout du nez de Nathalie Kosuskio-Morizet pourtant inscrit sur nos tableaux d’avancement.
Contrairement aux idées reçues ils n’étaient pas tous bâtis sur le même modèle, loin de là, ce qui a vérolé l’ENA, créé par Michel Debré, pour démocratiser le recrutement des hauts-fonctionnaires (lire La suppression de l'ENA est une mesure "populiste" pour Jean-Louis Debré ICI ), c’est :
- L’accession aux mandats politiques des énarques via les cabinets ministériels ;
- L’arrivée de plus en plus massive de jeunes énarques, sans expérience de terrain, dans les cabinets ministériels, afin d’accélérer leur carrière.
Macron confirme la disparition de l’ENA et des grands corps
Au détour d’une question, jeudi, le président a maintenu qu’il voulait « repenser la formation » et modifier le recrutement des énarques.
Par Benoît Floc'h
« Je souhaite que nous mettions fin aux grands corps. » On attendait Emmanuel Macron sur la suppression de l’ENA, mais, jeudi, il a aussi évoqué une autre disparition : celle des grands corps. « Pour faire la réforme que j’évoquais, il faut supprimer entre autres l’ENA (…) pour bâtir quelque chose qui fonctionne mieux », a-t-il ainsi confirmé en réponse à une question.
La « réforme » en question, c’est celle de la haute fonction publique. Une administration dont le président de la République a assuré qu’elle ne pouvait « être tenue à l’écart d’une modernisation indispensable ». Il veut changer son recrutement, parce qu’« elle ne ressemble pas à la société que nous sommes » : trop d’enfants issus de la bourgeoisie, pas assez des familles les plus modestes. Il veut « repenser la formation », souvent considérée comme « un moule à pensée unique », a-t-il reconnu, alors qu’il avait rejeté cette critique en octobre 2018. Enfin, il veut s’attaquer à la carrière des hauts cadres, notamment, donc, en « mettant fin aux grands corps ».
« Trop de monde à Paris »
Les grands corps, c’est un millier de très hauts fonctionnaires répartis au sein de l’Inspection générale des finances, la Cour des comptes, le Conseil d’Etat, les Mines et les Ponts. Pour ces deux derniers corps, il s’agit essentiellement d’élèves issus de Polytechnique. On accède aux trois premiers en figurant dans les meilleures places du classement de sortie de l’ENA.
Ce que le président de la République a toujours dénoncé. « Aujourd’hui, quand on a réussi les bons concours, on est garanti d’un succès ou d’une protection à vie, a-t-il relevé jeudi. Est-ce totalement juste ? Est-ce totalement bénéfique ? Non. » Même s’il a lui-même emprunté ce chemin en passant par l’Inspection des finances, il y voit aujourd’hui une rente indue.
« Son idée, ce n’est pas de supprimer la Cour des comptes ou le Conseil d’Etat, décrypte l’un de ses proches. Mais de faire en sorte que l’on n’accède plus à ces grands corps directement en sortant de l’ENA. Les jeunes énarques doivent débuter leur carrière par le terrain, les responsabilités opérationnelles. »
Pour le détail, cependant, il faudra encore attendre. Le président de la République a annoncé avoir demandé à Frédéric Thiriez, énarque, avocat auprès du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes et ancien président de la Ligue de football professionnel, de faire des propositions. La réforme de la haute fonction publique s’inscrit dans un tout : jeudi soir, M. Macron a assuré qu’il entendait répondre au besoin de proximité exprimé par les Français. « L’Etat doit repenser son action sur le terrain », a-t-il dit. « Nous avons trop de monde à Paris qui prend des décisions ou décide des règles sans jamais voir les problèmes ou les gens », a-t-il déploré en annonçant : « Je veux que l’on remette plus de fonctionnaires sur le terrain qui apportent des solutions et qu’on supprime plus de postes en administration centrale. »
28 janvier 2018
Par 2 fois j’ai failli devenir énarque : qu’est-ce qui m’a sauvé de l’enfer des « hauts fonctionnaires? » ICI