Je suis né dans un pays de crédulité paysanne, ce texte venu du Limousin l’illustre :
Jeanine, sa mère et sa sœur, servirent une « flaugnarde » avec du cidre pétillant, brun, sucré comme le champagne, et l’on réussit à obtenir de la grand-mère qu’elle contât. Philippe avait lu des études sur les traditions du « lébérou » ou loup-garou, du "drac", des « eschantis » — âmes des enfants morts sans baptême — dont la crédulité paysanne peupla jadis les chemins creux, les bois, les prés, le bord des ruisseaux, la nuit ; mais il n’avait jamais entendu raconter ces histoires. La vieille parlait des esprits comme de choses indubitables. Elle évoquait « lou drac » : le diable, ou les « lébérous » — qui enfermés dans leur peau de bête, doivent, chaque nuit, pendant sept ans, courir sept paroisses pour y semer le malheur — exactement comme on cite l’orage ou la grêle. Dans cette rustique salle d’où le jour se retirait et où la voix caillouteuse de l’aïeule prenait une singulière force suggestive, la poésie de ces créatures mythiques qui répondaient aux besoins romanesques de l’âme populaire, étonna Philippe.
Paru en 1946, Le Vin des vendangeurs de Robert Margerit
Mais la crédulité n’est pas l’apanage des gens simples.
Même si je ne suis pas, et n’est jamais été, un as des mathématiques, je me souviens en géométrie de la relation de Chasles
Il s’appelait Michel Chasles. Il était mathématicien. Il était académicien. Et ce n’est pas rien.
Et pourtant il était crédule, si crédule, en matière d’histoire, d’écriture et de…. diplomatique.
Sorti de Polytechnique en 1812, membre de l’Institut de France, officier de la Légion d’honneur, Chasles s’était fait une réputation de savant de haut vol. Mais il est resté dans l’histoire comme l’exemple même du savant naïf, victime de son amour aveugle pour les autographes et pour l’histoire que, manifestement, il ne reconnaissait pas comme une science…
Entre 1861 et 1869, Chasles se laissa abuser par un « saute-ruisseau » nommé Denis Vrain-Lucas qui réussit à lui vendre environ 27000 lettres de personnages tous plus célèbres les uns que les autres (Galilée, Pascal, Charles Quint, mais aussi Pythagore, Alexandre le Grand, Judas Iscariote….), des « autographes » qu’il fabriquait au fur et à mesure, non sans une certaine habilité et une intelligence pratique que l’on peut saluer. Les forgeries (terme de diplomatique) étaient réellement grossières et, quelle que soit l’époque concernée, dans un même français vieillot. Extraits :
De Cléopâtre à César : « Mon très aimé, notre fils Césarion va bien. J’espère que bientôt il sera en état de supporter le voyage d’ici à Marseille où j’ai dessein de le faire instruire, tant à cause du bon air qu’on y respire que des belles choses qu’on y enseigne… »
De Charles Quint à Rabelais : « Vous qui avez l’esprit fin et subtil, me pourriez-vous satisfaire ? J’ai promis 1.000 écus à celui qui trouvera la quadrature du cercle, et nul mathématicien n’a pu résoudre ce problème… ».
La supercherie fut dévoilée par Chasles lui-même, non parce qu’il avait des doutes mais parce que, Vrain-Lucas tardant à lui livrer un lot de plusieurs milliers de lettres (l’officine de fabrication ne suivait pas le rythme des commandes !), il craignait que son fournisseur ne cherchât à le doubler avec d’autres clients qui paieraient davantage; il le fit surveiller une nuit et découvrit le pot aux roses !
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CRÉDULITÉ, subst. fém.
Tournure de l'esprit portant quelqu'un, par manque de jugement ou par naïveté, à croire facilement les affirmations d'autrui portant sur des faits ou des idées sans fondement sérieux ou sans vraisemblance
Le mensonge et la crédulité s'accouplent et engendrent l'Opinion.
Paul Valéry la Pléiade, 1957, chap. instants, p. 376
Chaque jour nous constatons encore que, dans le jeu ambigu et souvent criminel de la politique, auquel les peuples confient toujours avec crédulité leurs enfants et leur avenir, ce ne sont pas de hommes aux idées larges et morales, aux convictions inébranlables qui l’emportent, mais ces joueurs professionnels que nous appelons diplomates, - ces artistes aux mains prestes, aux mots vides et aux nerfs glacés
Fouché de Stefan Zweig - Stefan Zweig
Des chercheurs partent d’un constat récent, qui a été révélé ces dernières années par l’analyse de nos cerveaux: rejeter une information demande plus «d’efforts» que d'y croire. Notre cerveau doit en effet analyser —la fiabilité de la source d’information et le caractère plausible ou non de l’histoire— avant de la rejeter. En comparaison, si on choisit d’y croire, notre cerveau peut faire une sieste...
Mais c’est plus compliqué que ça, écrivent le psychologue australien Stephan Lewandowsky et ses collègues. D’une part, si le sujet n’est pas déjà important pour vous, la fausse information risque de s’enraciner plus facilement dans votre esprit —et il sera par la suite très difficile de l’en déloger.
Or, même lorsque le sujet est important pour vous, et que vous prenez donc le temps d’analyser l’information, cela se fait si vite qu’il n’y a que quelques éléments auxquels vous portez attention:
- la source d’information est-elle crédible? Quelles sont les autres personnes de mon entourage qui y croient ?
- Est-ce que cette information est «compatible avec d’autres choses auxquelles je crois» ?
- Qu’ont en commun ces éléments auxquels vous portez attention?
Le groupe auquel vous vous identifiez, les idéologies auxquelles vous adhérez, bref, tout ce qui prédétermine déjà votre vision du monde, sera crucial dans votre choix de croire ou non à une information —et ce, qu'elle soit vraie ou fausse.
Ces conclusions n’étonnent pas quand on pense politique: l’électeur qui préfère le parti X sera davantage enclin à croire au chef du parti X. Mais quand on pense science, ces constats deviennent gênants: on peut pratiquement prévoir à l’avance quels groupes croiront spontanément que la vaccination cause l’autisme, que les OGM ne sont pas dangereux ou que le réchauffement climatique est un canular, pour reprendre trois des exemples cités par Lewandowsky et ses trois collègues américano-australiens.
Leur article a été mis en ligne le 18 septembre par la revue " Psychological Science in the Public Interest ".
Marché de l’information et crédulité
Un coup d’œil même très superficiel sur notre vie collective fait apparaître la persistance et même la vivacité de la crédulité collective. Pourquoi? Une piste d'analyse est la dérégulation massive du marché de l’information dans les sociétés occidentales contemporaines depuis l’apparition d’Internet.
Jeudi 26avril 2018 Gérald Bronner
Sa conclusion :
Je ne crois pas que l’on puisse dire qu’Internet rende les gens plus bêtes ou plus intelligents, mais son fonctionnement même savonne la pente de certaines dispositions de notre esprit et organise une présentation de l’information pas toujours favorable à la connaissance orthodoxe. En d’autres termes, la libre concurrence des idées ne favorise pas toujours la pensée la plus méthodique et la plus raisonnable.
La libre concurrence des idées ne favorise pas toujours la pensée la plus méthodique et la plus raisonnable.
D’autant que les médias conventionnels sont à présent prisonniers de cette concurrence effrénée sur le marché de l’information. Elle impulse un rythme de diffusion de l’information qui n’accompagne pas toujours celui de la connaissance car elle réduit le temps de vérification de l’information et provoque une mutualisation d’erreurs qui passeront pour du bon sens. C’est particulièrement évident dans le domaine de la perception des risques où l’on observe un peu partout la diffusion d’une idéologie de la peur dans le domaine sanitaire et environnementale qui n’est pas toujours fondée scientifiquement. En effet, une alerte sanitaire émise par une association animée des meilleures intentions, peut avoir des conséquences néfastes car il faudra à la science beaucoup plus de temps à défaire cette alerte (lorsqu’elle est infondée) qu’il n’en a fallu aux médias à la diffuser. C’est notamment le cas concernant la méfiance envers les vaccins qui se diffusent un peu partout alors que c’est probablement un des apports les plus remarquables de la médecine moderne à la santé publique. En d’autres termes, ces conditions vont organiser, sur certains sujets, un avantage viral à la crédulité. Sur ce marché de l’information devenu hyper-concurrentiel, ceux qui font profession d’en diffuser doivent leur survie à l’attention qu’ils sont capables de susciter. Dans ces conditions, il n’est pas incompréhensible d’observer une généralisation de la démagogie cognitive, c’est-à-dire une offre d’information qui s’indexe de plus en plus sur la nature de la demande. Pour autant, chacun a bien conscience de vivre dans une société post-vérité et cela contribue à une situation de méfiance généralisée : méfiance vis-à-vis des politiques, méfiance vis-à-vis des médias, méfiances vis-à-vis des experts, des scientifiques… La méfiance qu’inspire en particulier le pouvoir est consubstantielle à la démocratie comme le rappelle Rosanvallon (2006), mais dans le bras de fer qui s’engage entre la démocratie des crédules et celle de la connaissance, elle vient en renfort de la première, plutôt que de la seconde.
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La Démocratie des crédules, de Gérald Bronner
LA RÉVOLTE DU PUBLIC : INTERNET OU LA COLÈRE PERMANENTE
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La récolte de spaghettis 1957 de la BBC