Raymond Aron, un penseur qui revient à la mode, fut le premier à écrire qu’une « révolution silencieuse » était en marche dans les campagnes, une révolution qui pourrait bien finir par transformer la France.
Peu d’observateurs du monde agricole, de politiques, de syndicalistes paysan prirent cette observation au sérieux.
Et pourtant, à l’aube des années 60 des signes évidents montraient qu’Aron avait vu juste « les révolutions si silencieuses sont de celles qui ne se découvrent qu’après coup »
Le Commissariat général au Plan constitua la matrice de ce grand chambardement, en effet la formulation des objectifs à moyen et long terme de l’économie nationale mirent en relation les besoins de l’agriculture avec ceux de l’Industrie, du commerce et du travail.
« … cela amena les représentants agricoles à comprendre les vertus d’une plus grande productivité et d’une expansion continue et les dangereuses limites des vues malthusiennes étroitement défensives qui avaient dominé l’agriculture française par le passé. »
Ainsi, les élites agricoles et politiques défendirent qu’on puisse affronter sans appréhensions réelles le Marché Commun car l’expérience promettait plus de profits que de risques.
Le choc politique de 1958, un grand dégagisme oublié, y aida dans la mesure que ce nouveau climat favorisa des idées nouvelles, des attitudes nouvelles, des hommes nouveaux.
Il était clair qu’en France coexistaient deux agricultures mais, face à cet état de fait, on persistait à appliquer une politique unique conçue par les chefs d’exploitations modernisées, grandes cultures, et leurs alliés politiques, avec pour conséquence le départ vers des emplois industriels urbains des bras inutiles des exploitations de polyculture, l’exode rural ne datait pas de l’après-guerre.
Les jeunes turcs du CNJA, dont Marcel Bruel et Michel Debatisse issus de petites exploitations de l’Aveyron pour le premier et du Puy de Dôme pour le second, se trouvèrent plus proches des « techniciens », pas encore baptisés « technocrates », de l’entourage de de Gaulle et de Debré premier Ministre.
Le mythe de l’unité paysanne commençait à se lézarder.
La mise au pas par de Gaulle du Parlement pour en finir avec la République des partis, fit passer le centre des décisions en direction des cabinets ministériels dans lesquels de petites équipes de techniciens et de fonctionnaires jouissaient d’une liberté sans précédent pour lancer des plans et des réformes dans tous les domaines.
Le principal conseiller sur les problèmes agricoles du Premier Ministre Debré, Antoine Dupont-Fauville, est un bon exemple de cette nouvelle élite technocratique ; né en 1927, il est Inspecteur des Finances et a travaillé au Commissariat au Plan.
Autre personnage, qui fut nommé par Michel Rocard Président de l’INAO, Jean Pinchon, Agro, normand, ayant fait ses premières armes à la FNSEA de Blondelle, est alors conseiller agricole du Ministre des Finances Wilfrid Baumgartner inspecteur des finances. Pinchon sera directeur de cabinet d’Edgar Faure avant de rejoindre la compagnie Louis Dreyfus.
La genèse de la fameuse loi d’orientation agricole de 1960, qui n’était qu’un cadre ou une déclaration d’intentions, est marqué par un affrontement violent en mai 1961, « la jacquerie la plus étendue et la plus violente que la France moderne ait connue.
Elle commence en Bretagne du sud avec à sa tête un ancien jaciste de 24 ans Alexis Gourvennec épaulé par Léon. C’est violent « les voies ferrées et les routes furent barrées, les villes envahies par des manifestants en tracteurs, les lignes téléphoniques sabotées, le Premier Ministre pendu à plusieurs reprises en effigie. »
Le Massif central, le Midi et la vallée du Rhône prirent le relais pendant presque 6 semaines, seule la région de grandes exploitations du Nord-Est resta en retrait.
Conséquence, de Gaulle et Debré virèrent Henri Rochereau du Ministère de l’Agriculture, un notable vendéen, pour le remplacer par Edgard Pisani, ancien préfet des friches de l’Est, plus politique et en capacité de renouer les fils avec les jeunes turcs du CNJA.
Le fruit de ce travail fut une loi dites complémentaire destinée à renforcer la loi d’orientation de 1960 qui fut présenté au Parlement au début de 1962. Elle reprenait pratiquement toutes les propositions du programme du CNJA, dont les fameuses SAFER avec leur droit de préemption pour lutter contre les « cumulards » c’est-à-dire souvent des marchands de bestiaux rachetant des fermes pour les faire exploiter à leur compte. Mais aussi le Fonds d’action sociale destiné à accélérer le départ des paysans âgés.
La loi Pisani fut attaqué par la droite et le PC, les conservateurs virent un glissement vers le socialisme et les communistes un « tortueux projet capitaliste destiné à faire passer la terre des mains des petits paysans à celles d’aspirants koulaks. » Le PC au 16e Congrès, en 1961, porte Waldeck Rochet au poste de secrétaire-général adjoint, et héritier présomptif de Maurice Thorez. Il est issu du monde paysan.
La proportion des paysans dans la population active est de 20%, le plus élevé d’Europe occidentale, 80% des exploitations ont moins de 20 ha et plus de la moitié moins de 10 ha.
À partir de ce socle qui promeut à la foi l’exploitation familiale à 2 UTH et une modernisation basée sur un modèle d’intégration à l’économie de marché, le modèle agricole français va s’installer, conforté par le deal franco-allemand fondateur de la PAC, opposé au modèle batave.
Les OCM, les organisations communes de marché seront l’œuvre des technocrates français, avec des degrés de protection décroissant : les grandes cultures surprotégées en position de rente, la production laitière choyée avec un prix du lait garanti, les productions animales peu protégées, les fruits et légumes aussi et le vin encore dominé par la production de masse.
Ce bel édifice permettra :
- L’émergence de productions hors-sol sur les exploitations trop petites de l'Ouest : volailles-porc nourris à grands coups d’importation : PSC, soja car les céréales françaises sont trop chères.
- Le confort de la production laitière, prix garantis, qui débouchera sur l’instauration des quotas qui permettra de mettre à la retraite la moitié des producteurs.
- La consolidation de la rente des exploitations de grandes cultures qui débouchera lors de la première réforme de la PAC sur les fameuses aides compensatoires.
- La fameuse vocation exportatrice de la France à coup de restitutions communautaires permettant de maintenir l’URSS sous perfusion et d’inonder les pays en voie de développement, essentiellement céréales, poudre de lait, matières grasses.
- Après le lancement de l’Uruguay Round, dernier cycle du GATT, la grande bataille avec les USA et les pays du groupe de Cairns sur les subventions aboutira via l’OMC au démantèlement de la PAC protectrice, la fameuse préférence communautaire.
- Les agriculteurs français, tout particulièrement les producteurs de lait vont découvrir la notion de minerai, les commodities du marché international, amplifié par les pratiques de la GD.
- Contrairement à l’image que donne la grande vitrine du salon de l’agriculture notre agriculture et notre élevage sont majoritairement en voie de paupérisation : comment sur de petites et moyennes structures gagner sa vie avec un modèle intensif ? L’Allemagne réunifiée et la Pologne nous taillent des croupières.
- C’est l’impasse, même l’accélération du modèle bio versus « industriel » ne permettra pas de sortir du corner.
Que faire alors me direz-vous ?
En tout premier lieu prendre en compte la complexité de la situation dans laquelle notre agriculture, nos productions agricoles, notre élevage, nos élevages, se trouvent.
Il n’y a sur la table aucune solution miracle permettant de sortir de l’ornière dans laquelle nous sommes. Rêver du retour d’une agriculture paysanne ou parier sur le triomphe de l’agro-business est le meilleur moyen de pratiquer notre sport favori : l’immobilisme.
En revanche, le seul mérite qu’a, à mes yeux, le jeu de rôle sur la disparition du glyphosate, c’est qu’il permet d’éroder la bonne conscience des consommateurs adeptes « du moins cher du moins cher, cher à notre GD.
La réponse de Philippe Mauguin président d’un INRA qui se réveille est pour moi significative.
LE FIGARO. - Pourquoi le glyphosate est-il si rapidement devenu indispensable aux agriculteurs?
Philippe MAUGUIN. - Cette molécule développée dans les années 1970-1980 s'est très vite répandue dans l'agriculture mondiale car elle est très efficace contre les mauvaises herbes. C'est ce qu'on appelle un herbicide total, son application est simple et son coût relativement limité. Parmi les herbicides, le glyphosate est sans aucun doute le plus performant et il est potentiellement moins toxique que ses prédécesseurs.
Si nous voulons, comme le proclame le Président de la République, que nos produits agricoles montent en gamme, il nous faudra introduire dans leur prix de la valeur autre que marketing, du sens, du savoir-faire.
Le discours du PDG de Danone E. Faber au salon sur l’agriculture régénérative à propos de sa marque pour enfant Blédina, tout comme celui du groupe coopératif laitier Sodiaal qui redécouvre que ses adhérents ne sont pas que des fournisseurs de lait pour sa marque Candia sont les symptômes visibles d’un mouvement de fond.
Dans le fameux grand débat national le couple alimentation-modèle de production est absent, la bonne vieille cogestion 78 rue de Varenne-FNSEA est toujours à l’ordre du jour, tout est verrouillé avec un slogan très porteur dans les grands médias « cessons le bashing sur notre agriculture nourricière ». Il est vrai que les écolos politiques, comme le fait remarquer un expert en ce domaine Noël Mamère « En tant qu'entité politique, les écologistes n'ont pas été particulièrement brillants » ICI
En effet, ni la stigmatisation, ni le misérabilisme, ou la compassion pour nos agriculteurs (le suicide est et a toujours été un fléau dans nos campagnes), de la part d’urbains protégés, permettront de déverrouiller le non débat actuel.
Dans le numéro du 1 n°237 Glyphosate comment s’en passer ?
Christian Huyghe agronome déclare « Je suis optimiste : nous avons mis une génération à devenir dépendants aux pesticides, nous allons mettre une génération à en sortir. » ICI
M. Huyghe explique :
« Le glyphosate ne fait pas partie des pesticides les plus dangereux. Mais il est devenu un sujet sociétal. Pendant le repas de Noël, tout le monde a parlé du glyphosate au moins une fois. Pourtant c’est une molécule dont le principal défaut est d’être extrêmement efficace et peu chère, surtout depuis que le brevet est tombé dans le domaine public en 2000. Elle marche partout, dans toutes les conditions et est extrêmement facile à utiliser. C’est cela qui a expliqué sa généralisation. Et c’est parce qu’elle a été généralisée qu’elle a fini par être rejetée. Pourtant de toutes les molécules pesticides, elle est loin d’être la plus problématique. La question du glyphosate est très illustrative. On a dépassé le fait de nous demander si c’est dangereux ou pas; on est arrivé au point de nous dire qu’on n’en veut plus. Sortir du glyphosate va faire partie des grandes transitions, comme l’agriculture en a déjà connu.
Ce qui est nouveau dans ce paysage c’est qu’il faut manipuler avec beaucoup de précaution la logique de l’impact sur la santé. Parce qu’on manipule la peur. Et la peur est une très mauvaise conseillère, c’est bien connu. La recherche doit éclairer cette question mais on voit que cette question est éminemment politique et sociétale. »
Le glyphosate a fini par être rejeté pour une autre raison : il a été instrumentalisé par des forces politiques, économiques et sociales avec des objectifs divers mais convergents.
Il a aussi fini par être rejeté parce que des voix autorisées ne se sont pas élevées. Pire encore, elles ont contribué à accréditer l'idée qu'on pouvait s'en passer... quasiment d'un claquement de doigts, sauf dans quelques situations marginales.
Vous allez me dire que je n’ai pas fait avancer beaucoup le schmilblick.
J’en conviens mais n’attendez pas de moi que je vous ponde clé en mains un mode d’emploi car hors de ma portée et de ma volonté. Quand on est sur la touche mieux vaut éviter de se draper dans la posture du grand sage.
Ce que j’ai mis ce matin sur la table c’est qu’on ne fait jamais table rase du passé, et surtout on ne pourra générer de nouveaux modèles de production que si on cesse de se raconter des histoires : en dépit de la concentration des exploitations des 50 dernières années nous restons sur un modèle encore très ancré sur des structures moyennes qui, à mon sens, ne sont pas aptes à soutenir la concurrence de modèles hyper-intensifs. Rester le cul entre deux chaises ne fera qu’amplifier les dégâts que nous connaissons.
Gouverner c’est choisir, et choisir pour notre agriculture c’est sortir d’une ambiguïté mortifère, et malheureusement je ne vois pas dans le paysage politique actuel des signes avant-coureurs de ces décisions. Seuls des projets individuels naîtront et prospéreront car nous ne sommes plus au temps du Plan « ardente obligation des années 60 »
Je reste imprégné de la citation que nous avions placée en tête de Cap 2010 le défi des vins français :
« J’ai toujours voulu que l’avenir ne soit plus ce qui va arriver mais ce que nous allons faire. »
Henri BERGSON
Nous étions un peu en avance, non que nous lisions dans le marc de café mais nous nous étions contentés d’affronter les faits et de proposer que des choix soient faits.
Ils n’ont pas été faits, les maîtres ont étouffé le débat, mais, peu importe car comme chacun sait la vigne France se porte comme un charme, tout va très bien madame la marquise, sauf que dans le paysage d’éclopés les vignerons vont globalement moins mal que les autres.