En ce temps de gilets jaunes dont les leaders autoproclamés brament sur les réseaux sociaux et les médias que la France est un pays de violence sociale, je me permets, sans contester que certains de nos concitoyens subissent une violence sociale, voir le couloir de la misère, de faire un rapide retour vers un passé récent : c’était au temps de Chirac Premier Ministre de Giscard.
« Une fin de semaine, après la mort de Joseph, une autre femme victime est entrée « Chez Madeleine ».
Elle avait entendu de vilaines choses dans son dos. Elle est allée au juke-box, l’a débranché brutalement, a jeté la prise par terre. Et puis elle s’est figée au milieu de la salle.
J’étais là, ma mère et Sylwia aussi, ce jour de février.
- Vous voulez savoir ? elle a dit.
Elle brandissait une feuille comme le garde champêtre son avis à la population...
- C’est sa dernière fiche de paye. Elle est datée du 10 janvier !
Elle a lu le document à voix haute, en tremblant. Après chaque ligne, elle regardait le silence d’en face. Des femmes, des hommes de la fosse 3, des enfants.
Elle criait presque.
Des garçons jouaient au billard. Elle a pris la boule blanche, l’a claquée sur le tapis vert.
- Écoutez-moi quand je vous parle !
Sur son salaire de décembre 1974, les Houillères avaient enlevée trois jours à son homme.
- Trois jours ! Et vous savez pourquoi ? Parce qu’il est mort au fond le 27. Voilà pourquoi. « Absence non garantie », c’est écrit là ! Pas justifiée, ça veut dire. Il lui a manqué trois jours pour finir le mois. Il était mort, merde ! C’est pas justifié ça ?
Sa sœur est entrée dans le café, un foulard sur la tête et un châle dans les mains. Elle la cherchait dans la rue. Elle l’a enveloppée d’un geste ample. Lui a parlé doucement. Lui a parlé doucement.
- Viens Louise on s’en va.
L’autre l’a repoussée du coude.
- Et vous savez aussi ce
Elle a regardé les enfants, les femmes, les hommes. Tous étaient silencieux. Mais elle n’a pas pu. Elle n’avait plus de mots. Son papier dans les mains, comme un mouchoir froissé, elle s’est mise à pleurer. Et s’est laissé emmener par sa sœur sous la pluie du dimanche.
Au bas de la fiche de salaire, en plus des trois jours dérobés, la direction avait retenu le prix du bleu de travail et des bottes que l’ouvrier mort avait endommagé.
Sorj Chalandon Le jour d’avant c’est un roman. ICI
La réalité :
« Françoise Obert avait 28 ans et trois enfants de 3 à 10 ans. Elle s’apprêtait à sortir, vers 8 heures. «Ma voisine m’a dit de ne pas partir, qu’il y avait eu une catastrophe. Je me suis d’abord dit que c’était n’importe quoi. Puis je suis allée voir, on habitait à 500 mètres de la fosse. Il y avait déjà un attroupement. J’ai fait des allers retours toute la journée sans nouvelles. Et puis le soir, on m’a dit : "Repartez, il va remonter." Je suis rentrée faire du café. Je me disais qu’il remonterait vivant. Dans ces cas-là, on est égoïste, on pense qu’à nous. Et un garde des mines est arrivé pour me dire la nouvelle.» Les gardes des mines étaient ce service d’ordre, sorte de police interne, qui surveillait les mineurs et mettait des contraventions aux épouses qui ne nettoyaient pas le «ruisseau» devant chez elles.
Françoise Obert reçoit ensuite la paie amputée de trois jours, pour «absence sans garantie» de son mari, Henri. C’est-à-dire absence non justifiée, dans les jours qui ont terminé le mois. «C’est traumatisant. Vous vous dites : "Il est dans son cercueil, comment pouvait-il aller travailler ?"» Certaines veuves ont «même eu les bleus de travail et les outils de leur mari facturés».
«Devenir fou».
Jean Latosi est électromécanicien. Il vient de fabriquer une maquette de la fosse 9, qui a laissé place au Louvre-Lens. Ce jour-là, il prenait son poste un peu plus tard dans la matinée. Il a passé la journée à transporter des corps. «Leurs cheveux avaient frisé, leurs bleus de travail s’étaient consumés, les corps étaient recouverts d’une sorte de croûte noire, ce qui fait qu’on pouvait passer plusieurs fois devant sans les voir. Je l’ai fait parce qu’il fallait le faire. J’ai mis deux ans à m’en remettre. A l’époque, il n’y avait pas de cellule de soutien psychologique.»
Je signale aux petites louves et loups que les Charbonnages de France étaient une société nationale.
« Venge-nous de la mine », Liévin 1974
Je viens de terminer la lecture du dernier livre de Sorj Chalandon, Le jour d’avant
Il y rend hommage aux 42 mineurs morts à la fosse 3 bis, dite Saint-Amé, de la Compagnie des mines de Lens, le 27 décembre 1974.
A l’époque jeune journaliste de Libération, il avait couvert l’affaire, comme il couvrira la grève des mineurs anglais au début des années 80. « J’ai vécu avec ces gueules noires, on allait bouffer des potages le soir. Dans ce livre, je veux rendre hommage à l’armée des gens simples. »
Il explique :
La catastrophe de Liévin est ma première confrontation avec l’injustice. On a su tout de suite que la sécurité n’avait pas été respectée, que le mot «fatalité» qu’on entendait à la radio et à la télévision était un mensonge. J’aurais rêvé d’être envoyé sur place, mais j’étais un petit monteur en page. J’ai vécu cette catastrophe par procuration et j’étais en colère. Cette colère-là, elle est intacte. Elle a été mon socle.
Ce roman, il est dédié à ces 42 hommes qui m’ont hanté, leurs noms y sont tous écrits. Pour moi, ce qui s’est noué là était un drame national mais il est resté à l’échelle locale car dans l’imaginaire collectif en France, la mine était déjà finie. Et quand bien même, les Français estimaient que la mort était un risque normal pour un mineur, faisant partie du contrat. Le mineur travaille et il meurt, au fond dans un accident ou au jour dans son lit, de la silicose… Encore cette fatalité qui me révolte.
À lire absolument ICI
LE 27 DÉCEMBRE 1974, LA CATASTROPHE (ÉVITABLE) DE LIÉVIN
Il y 42 ans, la catastrophe minière de Liévin : les images de l'époque ICI