Casanova soulève les draps pour contempler sa maîtresse. Eau-forte de Sylvain Sauvage (1888-1948) pour les Mémoires de Giacomo Casanova (détail)
Comment ai-je pu, dans ma chronique sur la Venise à double tour de JPK oublier Casanova !
Ce matin je répare ce fâcheux oubli en me référant à « Casanova, la passion de la liberté » une exposition à la Grande Galerie BNF, site François Mitterrand (Paris XIIIe) février 2011 :
Notre époque devrait éviter de se comparer à d’autres car l’exercice se révèle très souvent à son désavantage. Ainsi, certains voient en Dominique Strauss-Kahn le Casanova de 2011. Allons bon ! S’ils visitaient la belle exposition que la Bibliothèque nationale de France consacre au grand écrivain du XVIIIe siècle, les exégètes des « transports collectifs » de l’ancien patron du FMI ne se seraient pas lancés dans un parallèle aussi hasardeux. Entre l’ex-leader socialiste et le Vénitien de génie, il y a autant de rapports qu’entre les Grecs et la rigueur budgétaire, le Kop de Boulogne et l’esprit de Coubertin, Eva Joly et la tendresse.
Casanova, Histoire de ma vie
Si la vie de Giacomo Casanova fut un galop d’enfer, elle était assise sur une pensée profonde et magnifiée par un style éblouissant. Joueur, jouisseur, philosophe, espion, franc-maçon, cet « artiste de la vie », comme le surnomme Philippe Sollers, a fait de son existence son grand œuvre. Alors que le XXIe siècle, à la fois puritain et pornographe, en a fait un Rocco Siffredi en perruque. Sous le regard de Pietro Longhi et d’autres peintres de l’époque, la BNF donne à voir le fameux manuscrit d’Histoire de ma vie, le texte mythique que Casanova a écrit en français au soir de sa vie.
L’institution présidée par Bruno Racine l’a acquis en 2010 grâce à un mécène - anonyme -, qui a versé la bagatelle de 7,5 millions d’euros. Casanova, quelle aventure ! On ne parle pas ici du restaurant - boîte de nuit parisienne fréquentée par DSK et ses « amis lillois ». Mais de cette chevauchée fantastique qui a conduit le chevalier à travers toute l’Europe. Son carnet d’adresses avait une sacrée tenue. Bernis, c’est tout de même autre chose que « Dodo la Saumure ». Et la Pompadour n’est pas « Béa » la Lilloise. Enfin, si le nom Murano apparaît dans les souvenirs de Casanova, il ne désigne pas l’hôtel parisien qualifié par L’Express d’ « épicentre des plaisirs parisiens de DSK », mais la petite île au nord de Venise où le libertin allait tourmenter la religieuse M.M. Il se tenait bien, paraît-il.
Sébastien Le Fol
Les nonnes de Murano
La plus célèbre aventure de Casanova n’a pas eu lieu à Venise, mais sur l’île de Murano. Qui était la nonne MM que Casanova allait y retrouver et dont il déclarait « C’est une vestale, je vais goûter d’un fruit défendu, je vais empiéter sur les droits d’un époux tout-puissant, m’emparant dans son divin sérail de la plus belle de toutes ses sultanes ! » ?
Passées les boutiques de souffleurs de verre et les vitrines de bibelots, le quartier Venier est situé à l’extrême nord de l’île. Entourée de champs, d’une usine et de modestes maisonnettes, la zone était autrefois couverte par le couvent Santa Maria degli angeli, aujourd’hui disparu. Face au canal, on trouve encore son église : un imposant bâtiment de brique, témoin d’une ancienne splendeur, lorsque le couvent accueillait les filles des plus nobles familles vénitiennes.
Les religieuses vénitiennes
« Les religieuses vénitiennes, à l’époque, sont un vivier célèbre de galanterie. Un grand nombre de filles, pas religieuses du tout, sont là « en attente », Surveillées, elles peuvent sortir la nuit en douce, si elles ont de l’argent et des relations. Le masque est nécessaire. Il faut rentrer très tôt le matin, avec des complicités. Les gondoliers savent cela, les Inquisiteurs d’État aussi. Il s’agit de moduler les écarts, pas de scandales, pas de vagues. Quand le nonce du pape arrive à Venise, par exemple, trois couvents sont en compétition pour lui fournir une maîtresse. Il y a du renseignement dans l’air, cela crée de l’émulation. On prend une religieuse comme on prend une courtisane de haut vol, une geisha de luxe. Les diplomates sont intéressés, et c’est le cas de l’amant de M. M., puisqu’il s’agit de l’ambassadeur de France, l’abbé de Bernis. »
Ph. Sollers Casanova l’admirable, Folio p. 123
Avant d’accéder à l’église, on passe sous un portique où trône un bas-relief : c’est un ange qui annonce la bonne nouvelle à la vierge Marie. On imagine la tête de Casanova, lorsque, levant les yeux au ciel, il s’arrêtait sur l’image pieuse.
L’homme est alors âgé de 28 ans et il fait du couvent son lieu d’élection, tombant successivement amoureux de la sœur CC puis de la soeur MM. Casanova fait ses visites depuis Venise, en gondole. Il vient d’abord le dimanche, pour la messe, puis pour échanger quelques mots au parloir. Aujourd’hui l’église est à l’abandon, ses vitres sont brisées, et de vieux objets s’entassent dans la nef. On ne la visite plus. Il faut aussi imaginer la petite porte du jardin par laquelle Casanova attend les sœurs, de nuit. Les nonnes, riches filles d’aristocrates, y passent sans trop de difficultés, en corrompant leurs surveillantes. MM, « rare beauté » de 23 ans, n’est autre que Marina Morosini, héritière d’une famille de Doges.
Non loin de l’ancien jardin, sur la rive nord de Murano, une gondole conduisait Marina et Giacomo dans un casino (garçonnière) de la fondamenta Santi, le grand canal de l’île. D’après les Mémoires, ce lieu de débauche, dont on ignore l’emplacement exact, est des plus raffinés. MM y affiche grand style - bijoux, parfums - et fait servir à Casanova mets exquis et vins de luxe. Dans la chambre, un oeuilleton permet au propriétaire du casino [2] d’observer leurs ébats : il s’agit de Monsieur de Bernis, ambassadeur de France, futur ministre de Louis XV, et lui aussi amant de MM. Après quelques rendez-vous, cette dernière convie d’ailleurs CC, la première nonne conquise par Casanova : « enivrés tous les trois par la volupté, et transportés par de continuelles fureurs, nous fîmes dégât de tout ce que la nature nous avait donné de visible et de palpable ».
Crédit : David Bornstein, Libération, « Venise dans les pas de Casanova », 28 sept. 2009.
C. C. (Philippe Sollers Casanova l’admirable, extrait)
Elle a quatorze ans, nous savons aujourd’hui qu’elle s’appelait Cattarina Capretta. Elle passe en voiture sur une route près de Casa, la voiture verse, il se précipite, la relève dans sa culbute, et aperçoit un instant sous ses jupes « toutes ses merveilles secrètes » (phrase, on s’en souvient, censurée par le professeur Laforgue).
C’est la fameuse C. C. qui va, avec la non moins fameuse M. M. (Marina Maria Morosini), être une des vedettes de ce grand opéra qu’est l’Histoire. [...]
C. C. a un frère très douteux, P.C., qui voit tout de suite le parti qu’il peut tirer d’un amateur de merveilles secrètes (Giacomo a vingt-huit ans, il est en âge de se marier). Il veut donc vendre sa sœur à ce prétendant. Assez niaisement, il essaie de la pousser, par l’exemple, à la débauche. Casa, pris pour un débutant, est furieux et réagit en défenseur de l’innocence. Son amour commençant pour C. C. devient alors « invincible »
Il emmène sa charmante petite amie dans le jardin d’une île à l’est de la Giudecca. Ils courent ensemble dans l’herbe, ils font une compétition de vitesse avec gages de petites caresses, rien de grave, c’est une enfant :
« Plus je la découvrais innocente, moins je pouvais me déterminer à m’emparer d’elle. »
Se marier ? Après tout, pourquoi pas ? Mais marions-nous alors devant Dieu, ce voyeur insatiable. Ce sera le piment de la scène. Ils reviennent donc dans une auberge de l’île, nous sommes le lundi de la Pentecôte. Au lit :
« Extasié par une admiration qui m’excédait, je dévorais par des baisers de feu tout ce que je voyais, courant d’un endroit à l’autre et ne pouvant m’arrêter nulle part, possédé comme j’étais par la cupidité d’être partout, me plaignant que ma bouche devait aller moins rapidement que mes yeux. »
Giacomo, ici, nous jette dix clichés à la figure, mais des clichés très étudiés puisqu’ils doivent le décrire comme un animal vorace et un prédateur (et on voit à quel point la thèse classique d’un Casanova simple « jouet » du désir féminin est fausse, quoique très intéressée à se maintenir).
Soyons sérieux : il s’agit de dépucelage, question qui choque beaucoup les mères (même féministes) et rend les hommes hésitants, voire convulsivement jaloux :
« C. C. devint ma femme en héroïne, comme toute fille amoureuse doit le devenir, car le plaisir et l’accomplissement du désir rendent délicieuse jusqu’à la douleur. J’ai passé deux heures entières sans me séparer d’elle. Ses continuelles pâmoisons me rendaient immortel. »
Nous avons bien lu : pas de « petite mort », mais bel et bien une sensation d’immortalité. Décidément, Dieu est de la partie. Un dieu grec, sans doute, ce ne serait pas étonnant. Au même moment, à Venise, a lieu la cérémonie solennelle où le doge, sur le Bucentaure, s’en va au large épouser la mer (exercice périlleux, il ne faut pas que le temps se gâte).
Cependant, plus tard : « Étant restés comme morts, nous nous endormîmes. »
Et le lendemain...
M. M. (par Philippe Sollers Casanova l’admirable, extrait)
À lui d’être dragué, maintenant, et carrément.
À la sortie de la messe du couvent, par lettre, une religieuse lui propose un rendez-vous. Soit il vient la voir au parloir, soit dans un « casino » de Murano. Elle peut aussi se rendre le soir à Venise.
M.M., encore anonymement, vient d’entrer en scène. Bien entendu, c’est « la plus jolie des religieuses », celle qui apprend le français à C. C. Celle-ci a-t-elle été indiscrète ? Giacomo ne veut pas le croire, et c’est son aveuglement possible qui va faire, à partir de là, l’intérêt du récit.
Il répond à la lettre, il choisit le parloir par peur de « l’attrape » : « Je suis vénitien, et libre dans toute la signification de ce mot. »
Casa a été élu sur sa seule apparence physique (du moins si C. C. n’a pas parlé : ce qui nous apparaît, à nous lecteurs, fort douteux). On ne l’étonne pas facilement, mais quand même : « J’étais très surpris de la grande liberté de ces saintes vierges qui pouvaient violer si facilement leur clôture. » Si elles peuvent mentir à ce point, on ne voit pas pourquoi elles ne lui mentiraient pas à lui, selon la loi inébranlable de la guerre des sexes. On imagine très bien M. M. confessant la petite C. C., surtout après l’épisode des linges sanglants. Tout cela sur fond d’apprentissage de la langue française. La suite du roman conforte cette hypothèse.
M. M. se montre au parloir. Elle est belle, plutôt grande, « blanche pliant au pâle », « l’air noble, décidé, en même temps réservé et timide », « physionomie douce et riante », etc. On ne voit pas ses cheveux pour l’instant (ils sont châtains). Elle a de grands yeux bleus (C. C., elle, est blonde aux yeux noirs).
Ses mains, surtout, sont frappantes, et ses avant-bras, « où on ne voyait pas de veines et, au lieu des muscles, que des fossettes ».
Elle a vingt-deux ans. Elle est potelée.
Il revient, elle ne vient pas. Il est humilié, ferré. Il décide de renoncer :
« La figure de M. M. m’avait laissé une impression qui ne pouvait être effacée que par le plus grand et le plus puissant des êtres abstraits. Par le temps. »
Allons, allons, la correspondance clandestine reprend, tout s’arrange. Ici apparaît, dans le discours, le personnage dont nous connaîtrons bientôt l’identité : l’amant de M. M. Elle a donc déjà un amant ?
« Oui, riche. Il sera charmé de me voir tendre et heureuse avec un amant comme vous. C’est dans son caractère. »
Loin d’être découragé, Giacomo s’enflamme de plus belle : « Il me semblait n’avoir jamais été plus heureux en amour . » Pauvre petite C. C. ! Avoir un « mari » si volage ! Mais attendons, elle va revenir quand l’opéra en cours le voudra.
Casa raisonne froidement : l’être humain, en tant qu’il est animal, a trois passions essentielles, qui sont la nourriture, l’appétence au coït assurant, avec prime de plaisir, la reproduction de l’espèce, et la haine poussant à détruire l’ennemi. L’animal est profondément conservateur :
Une fois doué de raison, il peut se permettre des variations. Il devient friand, voluptueux, et plus déterminé à la cruauté :
« Nous souffrons la faim pour mieux savourer les ragoûts, nous différons la jouissance de l’amour pour la rendre plus vive, et nous suspendons une vengeance pour la rendre plus meurtrière. »
Notre aventurier est en train de parfaire son éducation.
Les religieuses vénitiennes, à l’époque sont un vivier célèbre de la galanterie [voir encart ci-dessus] [...]. Les diplomates sont intéressés, et c’est le cas de l’amant de M. M., puisqu’il s’agit de l’ambassadeur de France, l’abbé de Bernis.
Bernis est un libertin lettré (il apparaît dans la Juliette de Sade) [...]
Voltaire (Mémoires) :
« C’était alors le privilège de la poésie de gouverner des États. Il y avait un autre poète à Paris, homme de condition, fort pauvre mais très aimable, en un mot l’abbé de Bernis, depuis cardinal. Il avait débuté par faire des vers contre moi, et était ensuite devenu mon ami, ce qui ne lui servait à rien, mais il était devenu celui de Mme de Pompadour, et cela lui fut plus utile. »
Tel est l’amant de M. M., qui ne sera pas fâché si elle prend Casanova pour amant. Bernis va être bientôt célèbre dans toute l’Europe par le traité qu’il va signer avec l’Autriche, lequel vise directement Frédéric de Prusse. C’est une forme de vengeance, puisque Frédéric, comme le rappelle méchamment Voltaire, avait écrit ce vers :
« Évitez de Bernis la stérile abondance. »
Mme de Pompadour, on le sait, interviendra directement dans la signature du traité. Son ombre est donc là, quelque part « là-haut », à Venise. On comprend que Casanova soit échauffé par un tel plafond.
M. invite donc Casa à dîner dans le casino-studio aménagé par Bernis à Murano. Cette première fois, ils ne font que flirter :
« Je n’ai pu qu’avaler continuellement sa salive mêlée à la mienne. »
La fois suivante sera beaucoup plus pénétrante. Giacomo est quand même un peu étonné de voir que l’endroit est rempli de livres antireligieux et érotiques. La belle religieuse ardente est d’ailleurs philosophe :
« Je n’ai commencé à aimer Dieu que depuis que je me suis désabusée de l’idée que la religion m’en avait donnée. »
Ce disque étant désormais usé, on se demande quelle pourrait être aujourd’hui la déclaration d’un tempérament vraiment libertin. Peut-être celle-ci : « Je n’ai commencé à aimer ma jouissance que lorsque je me suis désabusé de l’idée que la marchandise sentimentale ou pornographique m’en avait donnée. Il n’est pas facile d’échapper à ce nouvel opium. Le vice positif demande beaucoup de discrétion, de raffinement, de goût. Venez demain soir et nous nous moquerons de la laideur générale, de la mafia, du fric, du cinéma, des médias, de la prétendue sexualité, de l’insémination artificielle, du clonage, de l’euthanasie, de Clinton, de Monica [4], du Viagra, des intégristes, barbus ou non, des sectes et des pseudo-philosophes. »
Chaque moment historique a ses transgressions. Une religieuse libertine n’est guère envisageable de nos jours (mais sait-on jamais). Au milieu du XVIIIe siècle, en revanche. moment de gloire du catholicisme, donc des Lumières (tout est dans la compréhension de ce donc), cette contradiction apparente peut se donner libre cours. M. M. propose bientôt à Casanova de se laisser voir en action avec elle par son prélat ambassadeur dissimulé dans un cabinet invisible. Il doit jouer son rôle naturel. Tous deux sont d’excellents acteurs. À tel point qu’à un moment donné Giacomo saigne. On apprend plus tard que le futur cardinal de Bernis a été très content d’avoir eu, pour lui seul, sa projection privée de cinéma porno live.
La suite du programme ne se fait pas attendre. ICI
imprime article1229 : Partie fine à la BnF et Les nonnes de Murano
Si la vie de Giacomo Casanova fut un galop d'enfer, elle était assise sur une pensée profonde et magnifiée par un style éblouissant. Joueur, jouisseur, philosophe, espion, franc-maçon, cet " a...
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