Le 31 octobre 1937, le gouvernement du docteur Juan Negrin a quitté Valence pour Barcelone Il veut raffermir les liaisons entre les trois grandes cités qu'il contrôle encore: Barcelone, Madrid et Valence.
« Dans cette ville étrange, on peut tout obtenir avec de l’argent, pendant que d’autres sont dans la misère et que des enfants mendient devant les restaurants et les hôtels les plus chers. Magnus adore la cuisine espagnole et découvre constamment de nouveaux plats. Il change de l’argent et invite Joe Mercer à déjeuner de l’autre côté du fleuve, à proximité du port, où il a déniché un petit restaurant tenu par un homme, sa femme et leur fille unijambiste. Le patron s’appelle Juan Carlos, a un fils pêcheur qui lui procure du poisson, un neveu agriculteur qui lui procure des légumes et du riz et un oncle, employé dans l’administration de la ville, qui s’arrange pour que son neveu ne soit pas inquiété.
Il n’y a qu’une dizaine de tables sans nappe, les couverts sont en fer-blanc et les plats sont cuisinés dans de grandes poêles noires, sur un gril ouvert chauffé au bois, mais ce qu’on y mange est divin. On leur sert d’abord une copieuse salade, puis un plat énorme que les gens du cru appellent paella. Le riz jauni par le safran est garni de coquillages et de poisson. Magnus estime que de toute sa vie, il n’a jamais rien mangé d’aussi bon ? Il est heureux comme un gamin d’avoir trouvé ce restaurant et de voir Mercer partager le même plaisir à déguster ce repas. On leur sert aussi du pain frais, si difficile à trouver, mais la patronne le fait elle-même. Ils arrosent le tout d’un vin blanc doré au goût fruité.
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« C’est fantastique, dit Joe Mercer, on peut aller déjeuner dans les restaurants les plus chics de Chicago ou de Paris, se faire servir par des maîtres d’hôtels snobs sur des nappes damassées empesées, disposer d’un bataillon de couverts en argent, mais quand on a vraiment faim, personne n’est capable de cuisiner un repas meilleur que celui-ci, si simple en réalité.
- On se croirait loin de la guerre.
- Elle n’est jamais loin, dans ce pays.
- Pourquoi es-tu revenu ?
- C’est mon job.
- C’est facile à dire.
- La guerre est comme la cocaïne, ou les femmes, ou l’alcool, quand on en a goûté, on devient dépendant.
- Tu es donc un drogué de la guerre.
- Tu le deviendras toi aussi. À la guerre, on se sent formidablement en vie.
- Tant qu’on reste en vie.
Magnus Meyer est danois, Joe Mercer est étasunien, ils sont officiellement journalistes en zone républicaine.