Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
11 décembre 2018 2 11 /12 /décembre /2018 06:00
Un témoignage de Simone Weil et son dialogue avec Auguste DETŒUF sur la condition ouvrière en 1937 « Elle était persuadée de l'ignorance des « bourgeois intelligents » sur la réalité de la condition ouvrière »

En 1934, trois ans après son agrégation de philosophie, la normalienne Simone Weil prend un congé de l’Éducation Nationale pour travailler à l’usine. Cette démarche reflète sa volonté de s’échapper « d’un monde d’abstractions et de [se] trouver parmi des hommes réels», celle-là même qui la conduira peu après à s’engager auprès des anarchistes espagnols. Simone Weil était parvenue à la conviction qu'elle ne pouvait continuer à militer en faveur d'une révolution sociale sans avoir vécu la vie des ouvriers. Ne pouvant se satisfaire des solutions totalitaires de type soviétique que revendiquait la majorité syndicale, elle voulait connaître la réalité de la condition ouvrière.

 

De cette année comme ouvrière, il nous reste des lettres et un «journal d’usine», où la jeune femme consigne le détail de ses tâches ainsi que ses souffrances et humiliations quotidiennes.

 

Elle se fit recommander par Boris Souvarine à Auguste Detœuf (X 1902) qui accepta de l'embaucher à Alsthom. Elle avait postulé pour un emploi d'ouvrière, qu'elle exerça d'abord à Alsthom, puis dans d'autres entreprises et finalement chez Renault où elle travailla jusqu'aux grèves de 1936.

 

C’est donc dans l’une des usines de gros matériel de la Société Alsthom dont Auguste Detœuf fut l’initiateur et l’animateur que, d’accord avec lui, elle fit ses débuts dans la condition ouvrière. L’expérience les intéressait, lui, comme elle. N’avaient-ils pas en commun, comme il le lui écrit plus loin, une tendance naturelle « à enseigner aux hommes à se mesurer à leur juste valeur »

 

 

De santé fragile, Simone Weil souffre terriblement de la dureté des conditions de travail : températures extrêmes, flammes qui «lèchent les mains et les bras», blessures, cadences d’autant plus rapides que les ouvriers sont payés à la pièce – à certains postes, le rythme de production a doublé en quatre ans ! De plus, la « manœuvre sur la machine » a beaucoup de mal à réussir les tâches d’usinage qu’on lui confie, d’autant que les machines sont souvent mal réglées. Elle y met pourtant toute sa bonne volonté – on trouve dans son journal une «liste des bêtises commises à éviter dorénavant (relire cette liste 2 fois par jour)»…

 

En partageant le quotidien des ouvriers, la philosophe découvre aussi leur misère tragique, leur faim et leur désespoir. «Je ne vois pas comment ceux qui ne sont pas costauds peuvent éviter de tomber dans une forme quelconque de désespoir – soûlerie ou vagabondage, ou crime ou débauche, ou simplement, et bien plus souvent, abrutissement – (et la religion ?).» Plus loin, elle rapporte ces propos entendus chez les ouvrières qu’elle côtoie. «Vous avez des gosses ? – Non, heureusement. C’est-à-dire, j’en avais un, mais il est mort.» Et Simone Weil de commenter : «C’est beau les sentiments, mais la vie est trop dure…». Rappelons qu’en ces années trente, la crise économique a diminué les salaires et aggravé la précarité.

 

Cette immersion dans le monde ouvrier est aussi une expérience intime de l’inhumanité du taylorisme. Comme on le voit dans l’extrait, la jeune femme juge cette organisation du travail profondément contraire à toute dignité humaine. «(…) Le tragique de cette situation, c’est que le travail est trop machinal pour offrir matière à la pensée, et que néanmoins il interdit toute autre pensée. Penser, c’est aller moins vite (…).» Et, plus loin : «On est comme les chevaux qui se blessent eux-mêmes dès qu’ils tirent sur le mors – et on se courbe. On perd même conscience de cette situation, on la subit, c’est tout. Tout réveil de la pensée est alors douloureux». Le travail à la chaîne aboutit en même temps à l’abêtissement des ouvriers : «L’ouvrier ignore l’usage de chaque pièce. (…) Le rapport des causes et des effets dans le travail même n’est pas saisi».

 

Quel sens donnait-elle à cet engagement ?

 

Peu de temps après sa première embauche, elle écrit à Boris Souvarine : « Vous devez vous demander ce qui me permet de résister à la tentation de m'évader, puisque aucune nécessité ne me soumet à ces souffrances... C'est que même aux moments où véritablement je n'en peux plus, je n'éprouve à peu près pas de pareille tentation. Car ces souffrances, je ne les ressens pas comme miennes, je les ressens en tant que souffrances des ouvriers, et que moi personnellement, je les subisse ou non, cela m'apparaît comme un détail presque indifférent. Ainsi le désir de connaître et de comprendre n'a pas de peine à l'emporter. »

 

En 1937 elle fait une conférence devant un auditoire d'ouvriers pour leur expliquer qui est Taylor et comment il a conçu les systèmes d'organisation du travail auxquels ils sont soumis. « L'ouvrier ne souffre pas seulement de l'insuffisance de la paie. Il souffre parce qu'il est relégué par la société actuelle à un rang inférieur, parce qu'il est réduit à une espèce de servitude... C'est le véritable problème, le problème le plus grave qui se pose à la classe ouvrière : trouver une méthode d'organisation du travail qui soit acceptable pour la production, pour le travail et pour la consommation. »

 

Elle était persuadée de l'ignorance des « bourgeois intelligents » sur la réalité de la condition ouvrière, d'où ses contacts avec Auguste Detœuf auquel elle écrit : « Si mon projet doit se réaliser un jour - le projet de rentrer chez vous comme ouvrière, pour une durée indéterminée, afin de collaborer avec vous de cette place à des tentatives de réforme - il faudra qu'une pleine compréhension soit établie auparavant. » Elle lui recommande d'aller voir le film de Chaplin, Les temps modernes : « La machine à manger, voilà le plus beau et le plus vrai symbole de la situation des ouvriers dans l'usine. »

 

Auguste Detœuf entre dans le jeu et jusqu'à la guerre, il échange avec elle une correspondance régulière. Dans une lettre de 1937 où elle l'appelle « cher ami », elle critique sur un ton acerbe une conversation entendue dans le train entre deux patrons de PME qui s'insurgent contre la perspective d'un contrôle de l'embauche et de la débauche. Auguste Detœuf lui répond longuement en lui expliquant pourquoi ils pensent ainsi. « Ma chère amie, ajoute-t-il, s'il est relativement aisé de remplacer le dirigeant d'une grande entreprise par un fonctionnaire, le petit patron ne peut être remplacé que par un patron. Fonctionnarisée, son entreprise s'arrêterait très vite. », et il poursuit en soulignant la nécessité de législations qui soient compréhensibles pour les petits patrons. « Il faut accepter, conclut-il, qu'il y ait des hommes qui ne raisonnent pas toujours très juste, pour qu'au lieu de quelques chômeurs à peu près secourus, il n'y ait pas un peuple entier crevant de faim et exposé à toutes les aventures. »

 

Source ICI  

EXTRAIT

 

«Pour moi, personnellement, voici ce que ça a voulu dire, travailler en usine. Ça a voulu dire que toutes les raisons extérieures (je les avais crues intérieures, auparavant) sur lesquelles s’appuyaient pour moi le sentiment de ma dignité, le respect de moi-même ont été en deux ou trois semaines radicalement brisées sous le coup d’une contrainte brutale et quotidienne.

 

Et ne crois pas qu’il en soit résulté en moi des mouvements de révolte. Non, mais au contraire la chose au monde que j’attendais le moins de moi-même – la docilité.

 

Une docilité de bête de somme résignée. Il me semblait que j’étais née pour attendre, pour recevoir, pour exécuter des ordres – que je n’avais jamais fait que ça – que je ne ferais jamais que ça. Je ne suis pas fière d’avouer ça. C’est le genre de souffrances dont aucun ouvrier ne parle : ça fait trop mal même d’y penser. (…)

 

Il y a deux facteurs dans cet esclavage : la vitesse et  les ordres. La vitesse : pour “y arriver”, il faut répéter mouvement après mouvement une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour huit heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi, irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence. Et la joie de même. Les ordres : depuis qu’on pointe en entrant jusqu’à ce qu’on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n’importe quel ordre. Et toujours il faut se taire ou obéir.

 

L’ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; ou bien deux chefs donner des ordres contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier. »

 

 

Simone Weil, La Condition ouvrière, Gallimard, 1951, pages 58-59

 

 

 

2018-74. De Simone Weil ; du témoignage que lui a rendu Gustave Thibon ; et de son baptême in articulo mortis.

1943 – 24 août – 2018

75ème anniversaire de la mort  de Simone Weil ICI  

 

IDÉES & DÉBATS  Auguste Detœuf, patron atypique

MARC MOUSLI

01/07/2011

ALTERNATIVES ECONOMIQUES N°304 ICI 

Partager cet article
Repost0

commentaires

E
Merci Jacques de ta chronique de ce matin....
Répondre
E
Merci Jacques pour ta chronique de ce matin....
Répondre
P
Deuxième chronique légitimement dérangeante de ces derniers jours.Les temps sont durs il est vrai et s'y prêtent si l'on veux garder les yeux ouverts et ne pas gober les sornettes débitées à droite et à gauche se voulant commentaires éclairés des événements dont personnes n'est en mesure de nous dire ce qui va en sortir. Merci Taulier de nous remettre les idées en place aussi pénible cela soit il au petit déjeuner. La dureté des propos explique le succès d'un Cyril Hannouna dérivatif d'un quotidien difficile à vivre ou à considérer.Avant de passer à autre chose une seule et lancinante question,toujours la même comment l'église et sa fille ainée a pu et laisse accepter ces conditions de vie ?<br /> Evoquer Auguste Detoeuf pendant actif d'une Simone Weil mystique apporte un peu de légèreté à la gravité de cette chronique.On ne peut que recommander de lire et garder sous la main "Les propos O.L.Barenton,confiseur". Un régal tel celui ci qui correspond bien aux jours présents : "Consulter : Façon respectueuse de demander à quelqu'un d'être de votre avis.L'article d'Alternative Economiques précise qu'il est le créateur du Port Autonome de Strasbourg . C'est aujourd'hui le deuxième port fluviale français et le deuxième port rhénan après Duisbourg. Un bassin porte son nom.
Répondre

  • : Le blog de JACQUES BERTHOMEAU
  • : Espace d'échanges sur le monde de la vigne et du vin
  • Contact

www.berthomeau.com

 

Vin & Co ...  en bonne compagnie et en toute Liberté pour l'extension du domaine du vin ... 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 

 

 

 

Archives

Articles Récents